1. Je dirai d’abord que la guerre des Ukrainiens contre l’invasion russe est une guerre juste, au sens fort du terme. Je sais bien que cette catégorie est douteuse, et que sa longue histoire en Occident (de Saint Augustin à Michael Walzer) n’est exempte ni de manipulations ou d’hypocrisie ni d’illusions désastreuses, mais je n’en vois pas d’autre qui convienne et je la reprends en lui ajoutant les précisions suivantes : la guerre « juste », c’est une guerre dont il ne suffit pas de reconnaître la légitimité du côté de ceux qui se défendent contre une agression (critère du droit international), mais dans laquelle il faut s’engager à leurs côtés ; et c’est une guerre dans laquelle même ceux (dont je suis) pour qui toute guerre (ou toute guerre aujourd’hui, dans l’état du monde) est inacceptable ou désastreuse, n’ont pourtant pas le choix de rester passifs. Car la conséquence en serait encore pire. Je n’éprouve donc aucun enthousiasme, mais je choisis : contre Poutine.
2. Telle qu’elle se développe sous nos yeux, la guerre en Ukraine (et donc en Europe : l’Ukraine, la Russie sont des nations européennes) est à double face. Elle a deux caractéristiques. C’est, localement, une guerre « totale » contre un peuple que le danger d’anéantissement a mobilisé dans une unité patriotique qui efface ses divisions traditionnelles, une guerre de destruction et de terreur conduite par l’armée d’un pays voisin plus grand et plus puissant, que son gouvernement veut enrôler dans une aventure impérialiste sans possibilité de retour. Mais c’est aussi, plus largement, une guerre « hybride » dans laquelle ce même voisin, avec quelques alliés dispersés dans le monde, aux intérêts et aux principes très hétérogènes, affronte le reste de l’Europe (dont nous faisons partie), qui est aussi le détachement avancé de l’OTAN, c’est-à-dire d’une alliance militaire également impérialiste, survivante d’un autre âge mais actuellement incontournable. Cet affrontement se déroule sur le terrain des armements, des mobilisations de troupes, des communications et de l’information, mais surtout des pressions et des contre-pressions économiques, qui s’avèrent figurer au cœur de la guerre moderne. Plus elle va durer, plus, semble-t-il, ces deux aspects deviendront inextricables. Chacun imposera à l’autre sa « logique », sa « logistique » et sa durée propre.
3. On ne peut qu’être effroyablement pessimiste quant aux développements à venir (je le suis), ce qui veut dire que les chances d’éviter le désastre sont infimes. Pour trois raisons au moins. Premièrement l’escalade est probable, surtout si la résistance à l’invasion réussit à se prolonger, et elle peut ne pas s’arrêter aux armes « conventionnelles » (dont la frontière avec les « armes de destruction massive » est devenue très floue). Du côté de la guerre « totale » elle va achever de détruire sous nos yeux un pays, une civilisation. Du côté de la guerre « hybride », elle va avoir des coûts gigantesques dans le monde entier (par exemple en termes de ressources alimentaires pour les populations du Nord et surtout du Sud). Deuxièmement, si la guerre aboutit à un « résultat », celui-ci sera désastreux en tout état de cause : si Poutine arrive à ses fins, évidemment, par l’écrasement du peuple ukrainien et l’encouragement apporté à d’autres entreprises semblables ; s’il est contraint de s’arrêter ou de reculer, par le retour à la politique de blocs dans laquelle se figera le monde. Dans les deux hypothèses, par la flambée du nationalisme et de la haine dans laquelle on s’enfoncera pour longtemps. Troisièmement, enfin, parce que la guerre (et ses suites) retardent la mobilisation de la planète contre la catastrophe climatique et même contribuent à précipiter celle-ci, alors que trop de temps a déjà été perdu.
4. La guerre crée une situation politique totalement nouvelle en Europe et pour l’Europe, c’est-à-dire pour sa « constitution » et sa « construction ». L’aspect qu’on souligne le plus, c’est le renforcement par en haut de la cohésion étatique, en particulier à travers la militarisation de l’Union et la relance du débat sur sa « souveraineté ». S’y ajoutent des débats loin d’être clos sur l’intérêt ou non de procéder immédiatement à des « élargissements » dans une situation d’exception : s’agit-il ou non d’une garantie de sécurité, et pour qui ? d’une forme d’escalade ? Mais il y en a un autre, tout aussi déterminant à terme : celui qu’engendre l’afflux des réfugiés ukrainiens sur le territoire de l’UE, sans précédent depuis les déplacements de population au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit là, et sur une échelle encore élargie, de ce que j’avais appelé en 2015 (quand la chancelière Merkel prit, seule contre tous, la décision d’accueillir les réfugiés de Syrie) un « élargissement démographique » de l’UE. Le territoire ukrainien (et notamment les villes rasées par l’aviation) devenant inhabitable, ces millions de réfugiés ne retourneront pas « à la maison » de sitôt. Il faudra donc bien qu’ils soient aussi « chez eux » dans l’UE. Les mesures d’urgence actuelles sont un premier pas, mais il faudra qu’il y en ait d’autres. Ou, pour le dire selon un autre code : l’Ukraine est déjà entrée en Europe dans les faits, par une fraction de sa population « en exil ». La frontière s’est déplacée vers l’Ouest. Reste à trouver la formule institutionnelle de cette intégration…
5. Un danger majeur – peut-être le principal si on se situe sur le terrain de ce que Clausewitz appelait le « facteur moral » de la guerre – réside dans la tentation de mobiliser les opinions publiques qui, à juste titre, sympathisent avec les Ukrainiens, dans la forme d’une russophobie dont on voit ici ou là les symptômes, alimentés de demi-connaissances sur l’histoire russe et soviétique, et de confusion volontaire ou involontaire entre les sentiments du peuple russe et l’idéologie du régime « oligarchique » actuel. Appeler à sanctionner ou boycotter des artistes, des institutions culturelles et universitaires dont les liens avec le régime et ses dirigeants seraient avérés est une arme qui va de soi (même s’il y a lieu d’observer sans complaisance le grand écart qui se creuse entre les appels intransigeants au boycott culturel et la réalité des compromis qui continuent d’être passés sur le terrain des « sanctions économiques », en particulier pour ce qui concerne les achats de gaz et leur financement). Mais stigmatiser la culture russe comme telle est une aberration, s’il est vrai qu’une des rares chances d’échapper au désastre repose sur l’opinion russe elle-même. Et demander aux citoyens d’une dictature policière de « prendre position » s’ils veulent continuer d’être accueillis dans nos « démocraties » est une obscénité.
6. Toutes les complications « philosophiques » qu’on peut vouloir introduire (et il y en aurait d’autres), soit dans une perspective de court terme, soit en vue du long terme, ne peuvent cependant occulter l’urgence. Or l’urgence, l’impératif immédiat, c’est que la résistance des Ukrainiens tienne bon, et pour cela qu’elle soit et se sente soutenue réellement, par des actions et non de simples sentiments. Quelles actions ? Ici commence le débat tactique, le calcul de l’efficacité et des risques, de la « défensive » et de « l’offensive ». Toute forme d’engagement dans une guerre ou pour en influencer le cours n’est pas une tactique intelligente (encore une formule de Clausewitz qui nous revient : la direction de la guerre, c’est « l’intelligence de l’Etat personnifiée »…). Les exemples abondent de tactiques capables de précipiter la défaite. Ou pire. Mais l’intelligence n’est pas de voir venir. Wait and see n’est pas une option.
Etienne Balibar