Né au milieu de la deuxième guerre mondiale dans une France occupée par les nazis, sa jeunesse fut évidemment marquée par les crimes du fascisme, mais aussi par l’essor des luttes anticoloniales, les révolutions cubaine et algérienne, autant d’événements majeurs de la deuxième moitié du XXe siècle qui ont impulsé l’émergence d’une nouvelle génération de dizaines de milliers de jeunes qui, dans tous les continents, ont rejoint la lutte révolutionnaire. C’est durant ces années qu’Alain a commencé un cheminement politique qui, depuis la fin des années 50, l’aura mené de l’opposition de gauche dans le PCF à la Ligue communiste/LCR puis à la création du NPA. Ce chemin aura vite croisé la IVe Internationale.
Alain, comme beaucoup de militant·es d’après-guerre, a commencé son activité au sein du PCF. Militant communiste exemplaire, il se retrouva vite confronté et opposé à la position du PCF face à la guerre coloniale en Algérie. Partisan du soutien au FLN et à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, il s’engagea dès la fin des années 50 dans les réseaux de soutien au FLN, puis, militant de l’Union des étudiants communistes (UEC), anima le Front Uni Antifasciste à l’université de la Sorbonne à Paris. Ayant rejoint le PCI en 1961 (la section française de la IVe Internationale dans laquelle militaient déjà ses deux frères Jean-Michel et Hubert), il joua un rôle central dans la construction de l’opposition de gauche dans l’UEC qui amena à la rupture avec le PCF lors du soutien de ce dernier à la candidature de François Mitterrand en 1965 et à la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). Alain en fut un des principaux animateurs, tout en participant à la création du Comité Vietnam national (CVN) de solidarité avec la lutte du peuple vietnamien.
En février 68, avec le CVN, Alain et d’autres camarades comme Daniel Bensaïd participèrent à un rassemblement international contre l’intervention US au Vietnam organisé à Berlin par le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) avec Rudi Dutschke. Ce rassemblement sera l’occasion d’une manifestation de 20 000 personnes qui inspirera le CVN pour les méthodes de manifestation spectaculaires.
Il fut un des animateurs les plus en pointe du mouvement de Mai 68, la JCR y jouant un rôle prédominant dans la jeunesse étudiante, notamment en région parisienne. L’ensemble des organisations d’extrême gauche, y compris la JCR, ayant été dissoutes par le pouvoir gaulliste après la fin de la grève générale, Alain fut incarcéré avec d’autres camarades pendant l’été 68 puis enrôlé pour effectuer son service militaire. Parallèlement, les militant·es de la JCR jetaient les bases de ce qui allait devenir la Ligue communiste (LC) qui, rassemblant aussi les forces du PCI, devint, au printemps 1969, la section française de la IVe Internationale. Dès lors, la vie d’Alain allait se confondre avec celle de la Ligue communiste dont il devint le porte-drapeau, dès l’élection présidentielle de 1969 où il fut candidat pour la Ligue. Parallèlement, avec d’autres jeunes camarades de la Ligue, il s’investissait dans la direction de l’Internationale aux côtés des anciens, notamment Ernest Mandel, Livio Maitan et Pierre Frank.
Il devint alors pour 40 ans le principal référent politique des militant·e·s de la LC/LCR, pilier quotidien de la direction et du contact avec les villes. Principal porte-parole, le seul réellement connu à une échelle large jusqu’en 2002, il fut la voix de la LC/LCR, l’animateur infatigable des centaines de meetings pour les sections de la Ligue, grandes ou petites. Il était sûrement le dirigeant qui connaissait le mieux les sections et les camarades des villes, carte politique vivante de la LCR. Attaché au travail militant minutieux, il était tout autant attentif à l’activité politique quotidienne du parti qu’à saisir toutes les possibilités d’organiser des campagnes unitaires, d’entrer en contact et de collaborer avec d’autres courants militants.
Au niveau international, il manifestait la même énergie, voyageur infatigable, faisant bénéficier notre Internationale de l’écho reçu par une figure du Mai français, pour développer de nombreuses tournées de meetings, des initiatives comme celle de l’Europe rouge à Bruxelles ou de l’anniversaire de la Commune de Paris en 1971. Énergie aussi pour développer la solidarité avec le peuple palestinien, le FLNKS ou la résistance antibureaucratique de Solidarnosc, la solidarité avec la lutte antibureaucratique en Tchécoslovaquie de Petr Uhl et de ses camarades, dans les liens avec les camarades des pays soumis au néocolonialisme. Son bureau dans les locaux de l’imprimerie de Rotographie à Montreuil aura vu passer des centaines de camarades, représentants des organisations anti-impérialistes et révolutionnaires, et lui-même attacha autant d’énergie à se rendre dans de nombreux pays pour y défendre nos idées et rencontrer les mouvements révolutionnaires.
Dans les années 70 et 80, lecteur quotidien de l’Humanité, il était toujours attentif à ce qui se passait dans et autour du PCF et des autres PC, à la crise internationale du stalinisme. Aussi fut-il toujours attaché, en France, aux possibilités de travail unitaire avec des courants venant du PCF. Il avait le souci de dépasser les frontières de la LCR, d’avancer vers un regroupement politique capable de prendre, dans les classes populaires, la place du PCF. Parmi les premiers à saisir l’importance de mouvements comme ceux de 1995, des luttes des sans-papiers, ayant l’anticolonialisme chevillé au corps, il participa activement aux liens avec les camarades et les organisations d’Algérie, des Antilles, de Corse et de Kanaky. Après la révolution sandiniste au Nicaragua, il participa deux fois comme observateur aux élections en 1984 et 1990, se rendit aussi au Venezuela de la révolution bolivarienne. De même, au début des années 2000, il assura le contact avec les camarades qui voulaient fonder une organisation de la IVe Internationale en Russie.
Son élection comme député au Parlement européen, de 1999 à 2004, avec Roseline Vachetta, donna encore plus d’écho et de possibilités pour l’action internationaliste, surtout dans une période de développement du mouvement altermondialiste et des forums sociaux européens et mondiaux à Florence, Londres, Porto Alegre, Mumbai. Cette présence donna aussi plus d’écho au soutien d’Alain et de Roseline à de nombreuses luttes et permit aussi de développer un travail important d’activités communes de la Gauche anticapitaliste européenne (entre autres avec le SSP écossais, Rifundazione d’Italie, le SWP anglais, le Bloco portugais, l’Alliance rouge et verte du Danemark).
Alain fut un des principaux impulseurs de la campagne d’Olivier Besancenot en 2001 et un fervent partisan de la création du NPA à partir de 2009. Il y apporta jusqu’au bout ses qualités politiques et humaines.
En 2015, présent pour le 1er Mai à Kiev, il avait rejoint, par la suite, la conférence de la gauche ukrainienne débouchant sur le lancement du Mouvement social ukrainien (Socialny Rukh).
Copyright. Alain Krivine in Ukraine (2015)
Alain a beaucoup agi pour l’organisation de notre courant, l’action politique concrète pour faire avancer nos idées, les initiatives unitaires, le débat direct avec d’autres forces internationales, d’autres courants pour trouver les voies de l’action commune. Il fut un des artisans du renforcement et de l’ouverture de la IV qui a permis d’y accueillir des militants, des organisations venant d’autres traditions.
Son intelligence essayait de compenser le pessimisme des revers par l’optimisme de la volonté. Il nous aura enseigné un marxisme révolutionnaire sans arrogance, unitaire et cherchant en permanence la voie de l’action concrète. Nous essaierons d’y rester fidèles.
Léon Crémieux
16 mars 2022
• Quatrième Internationale. 17 mars 2022 :
https://fourth.international/fr/europe/429
De quoi Krivine est-il le nom ?
Fanny Monbeig
Alain Krivine fut, il est et il sera. Faire de lui une figure du passé, c’est le faire mourir encore une fois.
Les fins n’en finissent pas de finir.
L’histoire se rebiffe.
Son cadavre reprend des couleurs. Les fantômes s’agitent. Les revenants s’obstinent à troubler la quiétude de l’ordre ordinaire.
Daniel Bensaïd, Le sourire du spectre.
Je ne sais pas si mes vingt ans furent le plus bel âge de ma vie.
Pour les révolutionnaires de vingt ans, la question du bonheur personnel est secondaire. Pas inexistante, ça travaille bien un peu, mais franchement pas essentielle. Un peu méprisable. Limitée. Peu ambitieuse. C’est pourquoi il peut sembler opportun, à une révolutionnaire de vingt ans, d’aller vivre à Moscou. Parce que tout y est immense, intense. Malheureux, aussi, mais la démesure et la vodka font oublier le reste.
Respirer l’air du berceau de nos inspirations politiques. Marcher dans les pas des proscrits magnifiques, suivre le chemin tortueux et étroit de ces perdants pleins de panaches – les trotskystes.
Si je repense aujourd’hui à mon séjour moscovite, c’est en partie parce que mes amis d’alors sont, je le sais, menacés par le régime actuel car fidèles toujours à nos engagements d’hier. D’une guerre à l’autre, écrasant hier la Tchétchénie et aujourd’hui l’Ukraine, la mascarade victimaire poutinienne emploie d’autres tortueuses arguties pour justifier un même écrasement impérialiste. Et les révolutionnaires russes sont bien seuls face au pouvoir que nul Puissant n’ose affronter.
Si revient à ma mémoire le goût froid et salé de mes vingt ans à Moscou, et le nom des militants que j’y côtoyai, c’est aussi parce que nous partageâmes ensemble un de ces hiatus temporels qui marquent les consciences : je nous revois sur la place Rouge avec Alain Krivine. Ambassadeur de la IVe Internationale, il venait rencontrer les jeunes communistes critiques qui bataillaient, déjà, contre Poutine (et sa marionnette Medvedev). Pas d’internationalisme sans un chouia de tourisme ; ainsi nous voilà, conscients de l’ironie de la situation, palabrant sur la place Rouge, avec Alain Krivine. Fidèles à notre tradition politique, nous débattons sans fin avant chaque décision. La dernière question qui nous tracasse : est-ce que ça vaut le coup d’aller visiter le tombeau de Lénine ? Ou bien est-ce que c’est un attrape-touristes fétichiste ? Nous n’allâmes pas, et le tombeau de Lénine rejoignit la chapelle Sixtine dans la liste des monuments à faire devant lesquels je suis passée, et que j’ai dédaigneusement ignorés.
Krivine, c’était aussi ça : des déplacements à travers le monde, un rôle actif dans ce lent et laborieux travail de taupe, la (re) construction d’un réseau international de révolutionnaires, dans le respect de leur diversité. C’était aussi cette décision un peu absurde de ne pas aller faire cette visite obligée : le goût du débat contradictoire, même quand il est un peu gratuit, et le respect des décisions collectives, même quand elles sont prises par des snobs de vingt ans.
Alain était arrivé en retard à Moscou. Nous l’avions attendu à l’aéroport, voyant débarquer tout son avion. Mais lui, non. Les derniers passagers s’en allaient, et on commençait à s’inquiéter. Il finit par arriver, très longtemps après tout le monde. A sa sortie de l’avion, à peine un pied posé sur le territoire russe, il avait eu droit à un interrogatoire en règle. Lui seul. Une soixantaine d’années après l’assassinat de Léon Trotsky, la venue d’Alain Krivine à Moscou n’était toujours pas anodine. Nous, on a flippé. Lui, ça l’a fait marrer. Cet humour sans peur, ce rapport ironique à la répression et aux intimidations, on le retrouve autant chez le peuple juif que chez les trotskystes – double raison, pour Alain, de prendre tout ça à la rigolade. Nous on était jeunes, on prenait tout au sérieux, alors on était déjà passablement impressionnés. La capacité d’Alain à dédramatiser, à rire de presque tout, s’était confirmée au fil des jours. Et de débats politiques en dégustation de vodka, de réunions inconfortables en négociations en plusieurs langues, on s’est, pendant cette semaine à Moscou, bien marrés. Krivine, c’était aussi ça : cette simplicité et cette fraternité spontanée, ce sens de la bravade sans arrogance.
Pour autant, je ne vanterai pas le côté bonhomme ou débonnaire d’Alain, car ce serait rendre inoffensive une figure qui effraya la bourgeoisie. Pour de vrai. Il fut de toutes les canonnades et s’il y sourit, ce fut du sourire canaille de la classe ouvrière devant la peur des puissants – le sourire du spectre, déjà. Krivine, c’était surtout ça : le visage tantôt rigide tantôt rigolard d’une organisation politique qui a survécu à tout, aux fractions et aux tentations bureaucratiques, aux dissolutions et aux auto-dissolutions.
Quand j’apprends le décès d’Alain, je vais fouiller ma bibliothèque, et j’y retrouve son livre très cité ces derniers jours, Ça te passera avec l’âge. Et je suis émue de relire la dédicace : « Pour toi comme pour moi, ce titre est un faux »… Et je trouve bien optimiste la communauté ainsi affirmée : comment savait-il déjà que je ne trahirais pas ? Son intégrité, tant vantée à l’heure de sa mort, était déjà une certitude pour lui, une évidence toute simple. Mais la mienne ? Nous nous connaissions peu. Je n’ai qu’une hypothèse : sa confiance, réelle et sans ambage, en la sincérité d’engagement de ses camarades. De tous ses camarades. Contrairement à ce que pourraient laisser supposer certaines hagiographies, le parcours d’Alain Krivine, son attachement indéfectible aux valeurs communistes, sa participation à tous les combats et l’actualité de ses engagements, ne sont pas extra-ordinaires.
Faire de son intégrité une exception, c’est offenser l’esprit de notre camp. C’est oublier que cette sincérité et cette droite ligne sont une des caractéristiques de notre courant politique ; un courant qui défie l’autorité, fût-elle soviétique ; qui prône l’auto-organisation des luttes, la parole des subalternes, et refuse de hiérarchiser les combats.
Oui Alain fut un homme à part, non Krivine n’était pas le dernier des militants incorruptibles. Il était un parmi d’autres, et c’est bien ainsi qu’il s’est toujours considéré.
Élire une figure pour invisibiliser les autres, la tactique est connue, elle a fait long feu.
Nous ne devons donc pas oublier la simple équation : pour un traître à son camp, combien de fidèles combattants ? Pour un transfuge brillant sous les projecteurs médiatiques, combien d’anonymes militants ? Pour un Cohn-Bendit ou un Jospin, combien de révolutionnaires qui jamais ne trahissent, jamais ne se vendent, et jamais ne renoncent ? Combien de camarades morts sur scène, dont la lutte ne cesse qu’avec le souffle ? Combien de Krivine, mais aussi combien de Cathy, de Daniel, de Jourdan, d’Agnès, partant les uns après les autres mais passant le flambeau (la flamme, pas les cendres) à une nouvelle génération farouchement radicale, féministe, anti-raciste, écologiste ?
C’est aussi ça, Krivine, cette passation, cette attention portée à la jeunesse, sans jamais aucune condescendance pour l’inexpérience des jeunes gardes sans cesse renouvelées.
Alain Krivine fut, il est et il sera. Faire de lui une figure du passé, c’est le faire mourir encore une fois. Je me souviens de son intervention au congrès moscovite de Vpiriod : il évoqua l’essor du syndicat alternatif russe Zachita, le départ des camarades brésiliens du PT critiques de Lula, la création du PSOL, le dilemme des Italiens de Rifondazione et le processus « bolivarien » au Venezuela… Il incarnait et portait l’option internationaliste dans le bastion du « Socialisme dans un seul pays » (et puis bon finalement dans zéro pays). Permanence des révolutions, contre réification stalinienne des idéaux.
Puis confronté à nos questions curieuses il avait rechigné à parler de mai 68, de l’UEC et de la JCR historique. Il avait balayé nos nostalgies d’un revers de main : vous n’avez qu’à lire le bouquin, tout ça c’est du passé. Causez-moi plutôt de votre lutte contre le CPE.
Cette réticence était un refus courageux de l’idéalisation des combats – et des combattants – d’hier. Elle oppose la permanence des luttes collectives à la fragilité cristalline (et cristallisée) des leaders d’antan.
Il faut une grande force pour se refuser à l’admiration.
Mais il s’agissait aussi, je crois, d’une démarche plus profonde encore, à la fois plus existentielle et plus politique : contre la paresse de cœur et la mélancolie, se détourner des cortèges triomphaux du passé – de leurs vainqueurs mais aussi de leurs martyrs. Sans fatalisme ni historicisme, ne pas figer le passé, ne pas écraser aujourd’hui sous le poids de l’héritage d’hier. Pour léguer à demain le droit précieux de recommencer.
Alain est mort, vive Krivine !
Das Vidania, tavaritch
Fanny Monbeig
Enseignante, chercheuse en litterature comparée, Militante.
• BILLET DE BLOG 17 MARS 2022. MEDAPART :
https://blogs.mediapart.fr/fanny-monbeig/blog/170322/de-quoi-krivine-est-il-le-nom
GAUCHE(S) Mort d’Alain Krivine : des militants saluent la mémoire d’un homme sans vanité
Le dirigeant historique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) est décédé le 12 mars à 80 ans. Des militants de différentes tendances de gauche qui l’ont côtoyé saluent un homme fidèle à ses idées, modeste et qui leur a donné envie de s’engager politiquement.
Un choc émotionnel, et le passé qui revient par bouffées. Ancien·nes membres de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), compagnes et compagnons de route ou camarades lointains, toutes et tous sont submergé·es par la tristesse après le décès d’Alain Krivine, samedi 12 mars à 80 ans.
Le leader historique de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), devenue Ligue communiste en 1969, puis Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1974, a non seulement marqué l’histoire du courant communiste antistalinien en France, mais a aussi montré un exemple rare de chef « sans ego ».
C’est ainsi que le décrit la politologue Janette Habel, 83 ans, une des cofondatrices de la JCR. Elle l’a connu quand elle militait à l’Union des étudiants communistes (UEC), dans l’opposition de gauche au courant stalinien, comme lui.
« Ce qui a caractérisé Alain, c’est la constance de ses engagements politiques : il n’a jamais retourné sa veste, a toujours défendu ses convictions en dépit des contretemps. Et c’était quelqu’un d’un dévouement personnel très grand », relate-t-elle.
Alain Krivine, dont les parents, de gauche, votaient PCF, a été sensibilisé précocement à la critique de l’Union soviétique par son frère jumeau, Hubert Krivine, adhérent à la IVe Internationale, trotskiste.
Contacté par Mediapart, Hubert Krivine explique : « Je ne lui ai jamais dit que j’étais trotskiste, mais je l’ai travaillé au corps. À l’époque, on se méfiait terriblement les uns des autres : Alain avait des responsabilités dans les Jeunesses communistes, qui considéraient les trotskistes comme des hitlériens. Finalement, en militant dans un réseau de soutien au FLN, Jeune Résistance, pour aider les porteurs de valises, il a adhéré à la IVe Internationale sans savoir que j’y étais. »
« La blague entre nous, c’était que quand ils sont nés, Alain criait et Hubert chuchotait déjà ! », confie Gérard Filoche, qui a participé à la fondation de la JCR – pour dire à quel point Alain Krivine était prédestiné à jouer le rôle de porte-parole de l’organisation, et d’agitateur politique.
Modestie et sens politique
Exclu de l’UEC en 1966 avec le courant « trotsko-guévariste » qu’il dirigeait, le jeune militant fonde donc la JCR. Gérard Filoche est le dernier à claquer la porte de l’UEC : « En 1966, au congrès de l’UEC à Nanterre, j’étais un des derniers opposants à pouvoir entrer en tant que délégué. Je passais à travers le cordon des gros bras du service d’ordre du PC, mais quand j’en sortais le soir, j’allais salle des Horticulteurs, à Paris, pour fonder la JCR. J’ai passé dix ans dans les mêmes bureaux que Krivine. »
Pour les militant·es de cette génération, Mai-68 est un moment de bascule. « C’est ce qui a transformé toute notre vie », convient Gérard Filoche.
À la tête de la JCR, Alain Krivine soutient résolument le mouvement étudiant, quand d’autres organisations gauchistes, murées dans un ouvriérisme intransigeant, n’y voient qu’« aventurisme petit-bourgeois » et refusent de prendre part aux barricades.
Cette attitude vaut à la JCR de bénéficier d’une bonne image dans le milieu étudiant de tendance plutôt anarchisante. « Nous sommes nombreux à voir dans la JCR la plus vivante des organisations d’avant », écrit ainsi Pierre Peuchmaurd dans son journal des barricades, Plus vivants que jamais (Libertalia, 2018).
Dans ses mémoires, ironiquement intitulés Ça te passera avec l’âge (Flammarion, 2006), Alain Krivine est cependant modeste sur le rôle de son organisation en Mai-68 : « Le rôle de la JCR fut celui d’une petite organisation bien implantée en milieu étudiant, notamment à la Sorbonne, mais absente dans les autres secteurs de la population. […] Nous n’étions que neuf cents à la fin du mouvement : un chiffre à mettre en regard avec les trois cent mille étudiants et les dix millions de travailleurs en grève. »
Historienne spécialiste de Mai-68 et ancienne militante au NPA (qu’elle a quitté en 2013), Ludivine Bantigny souligne toutefois qu’à cette époque, « le rôle d’Alain Krivine a été très important sur la question stratégique : le 1er juin 1968, alors que le pouvoir reprend confiance, il contribue à un appel pour fédérer tous les comités de grève, de quartier, de base, en se rappelant les soviets en 1905 en Russie, dans l’espoir de créer une situation de double pouvoir ».
En vain, cette proposition essuyant un refus de Daniel Cohn-Bendit notamment. « Il avait un sens de l’initiative politique et de la construction d’une organisation politique, même si ce n’était pas un théoricien », observe aussi Janette Habel.
« Krivine la cravate »
Alain Krivine fait une nouvelle fois la démonstration de son sens politique en 1969, quand la Ligue communiste (qui remplace la JCR après sa dissolution en juin 1968) le désigne candidat à la présidentielle, alors qu’il fait son service militaire. Il conserva jusqu’à ces dernières années, sur la porte de son bureau dans le local du NPA, la une que l’hebdo Hara-kiri lui avait consacrée à l’époque, avec un dessin de Wolinski : « Bidasse for president ! ».
Il n’obtiendra que 1,1 % des voix. « On faisait pourtant des meetings avec 10 000 personnes ! Mais il faut dire qu’il n’avait pas mis tous les avantages de son côté, en publiant un livre qui s’appelait La Farce électorale », se souvient avec amusement Gérard Filoche, impressionné à l’époque par son « culot ».
Dans les spots télévisuels, sur les premières affiches électorales et en meeting, Krivine apparaît avec des lunettes et une cravate, dans une veste cintrée, les cheveux impeccablement coiffés, sérieux. « Le mec qui bouffait sa soupe à 8 heures du soir et me regardait devait se dire que j’étais fou. C’était typiquement gauchiste », confiait avec autodérision Alain Krivine à la revue Charles en 2017.
François Sabado, qui l’a connu cette année-là, alors qu’il n’avait que 16 ans, et qui sera plus tard membre du bureau politique de la LCR, se souvient de cette période : « Les maos l’appelaient “Krivine la cravate”, c’était le dirigeant du mouvement ouvrier classique, traditionnel, avec un aspect doctrinaire, un peu russe. Très vite ensuite il va se dérider et sa grande force a été de vulgariser notre politique, de la traduire en idées accessibles pour les militants syndicalistes et les mouvements sociaux. Il le disait lui-même : “Moi, je vulgarise notre programme.” »
La candidature d’Arlette Laguiller pour Lutte ouvrière (LO) en 1974, se présentant à la télévision comme « une femme, une travailleuse et une révolutionnaire », a été « une leçon de chose » pour la LCR : « On n’était pas les rois de la communication », convient Gérard Filoche.
Malgré ces candidatures (il le sera aussi en 1974) et le prestige d’avoir été un des acteurs de Mai-68, jamais Alain Krivine n’a cédé un pouce à la tentation de la gloriole. « C’était quelqu’un chez qui l’absence d’ego était totale. Il était toujours inquiet. Pour les présidentielles, il pensait ne pas être le plus indiqué pour se présenter. C’était un facteur d’équilibre dont on trouve peu d’exemples aujourd’hui. Il n’avait aucune vanité personnelle », témoigne Janette Habel.
Daniel Bensaïd, c’était la Ligue par les idées, Alain Krivine, c’était la Ligue par l’organisation.
François Sabado, ancien membre du comité central de la LCR
« Il n’y a jamais eu de culte de la personnalité à la Ligue, à la différence d’autres organisations trotskistes et maoïstes. Il n’y avait pas de chef au-dessus de tout », dit aussi François Sabado.
De fait, Alain Krivine a très vite fonctionné en collectif, et même en binôme avec le philosophe Daniel Bensaïd, l’intellectuel organique de la Ligue, coauteur avec Henri Weber de Mai-68 : une répétition générale, aux éditions Maspero. De manière tacite, l’un s’occupait du versant théorique du travail politique, quand l’autre était plus porté sur les tâches organisationnelles. « Daniel, c’était la Ligue par les idées, Alain c’était la Ligue par l’organisation. Ils étaient très complémentaires. Daniel ne prenait jamais de décision sans consulter d’Alain, et Alain avait une admiration sans borne pour l’apport intellectuel de Daniel », explique François Sabado.
Cette osmose intellectuelle explique l’orientation prise par la Ligue le 21 juin 1973, quand la décision est prise d’attaquer le meeting d’Ordre nouveau à la Mutualité, avec quelque 300 cocktails Molotov. « Bensaïd avait fait un texte, connu en interne comme le “BI30” [pour « bulletin intérieur » – ndlr], pour réintroduire la violence dans le mouvement ouvrier. J’ai résisté à cette idée, Krivine était pour. C’était un objet de dispute. Les débats, c’était notre façon de vivre », raconte Gérard Filoche.
Un héritage politique
L’accessibilité des dirigeants de l’organisation trotskiste impressionne les nouvelles générations. Pierre-François Grond, qui rejoint la LCR au début des années 1980, garde des souvenirs intacts de la « chaleur militante » insufflée par Alain Krivine. « Il avait une très grande capacité à être à la fois un dirigeant déterminé, avec une chaleur humaine, une proximité très forte. Après un meeting, non seulement il rangeait les tables et les chaises, mais il était capable de vous ramener en voiture et de discuter avec vous jusqu’à 3 heures du matin », témoigne Pierre-François Grond, qui a quitté le NPA en 2012, en désaccord sur l’orientation.
« Il avait un grand souci de pragmatisme, il ne jouait ni les vieux sages ni les grands chefs à expérience », confirme aussi Ludivine Bantigny, qui l’a connu au NPA.
Pour l’élection présidentielle de 2002, si Alain Krivine n’a pas souhaité se représenter, contre l’avis de la direction de la LCR, c’est en partie pour cette raison. François Sabado a mené la bataille avec lui : « On a convaincu la direction de transmettre le témoin à quelqu’un qui était en rupture avec l’histoire de la Ligue. » La première affiche électorale de 2002 indique en effet ces simples mots, sans référence au programme : « Olivier Besancenot, facteur, 27 ans ». « Il était plus en phase avec le début du mouvement altermondialiste, et Alain a été absolument sans hésitation pour ce choix », affirme Sabado.
« La Ligue n’était pas qu’un musée des idées révolutionnaires du XXe siècle, et Alain était au cœur de cette histoire vivante », résume joliment Pierre-François Grond. Joint par Mediapart, Olivier Besancenot n’a pas souhaité témoigner, n’ayant « pas le cœur » d’en dire plus que dans son hommage public pour l’instant.
Les nombreux témoignages de sympathie qui ont été exprimés publiquement ou pas à l’égard d’Alain Krivine depuis sa mort témoignent du respect qu’il inspire au-delà du périmètre trotskiste.
Il incarne 68 et la LCR. Toute une histoire qui n’existe plus, mais qui a marqué des décennies politiques, et qui est une part de ma culture.
Clémentine Autain, députée insoumise
Il en va ainsi de l’historien du communisme Roger Martelli. Membre d’un courant oppositionnel du PCF dans les années 1990, les « refondateurs » (plus critiques à l’égard du Parti socialiste et plus sensibles aux nouveaux mouvements sociaux que la direction), celui-ci a pris contact avec Alain Krivine, dans une volonté de « s’ouvrir à la gauche non-mitterrandienne ».
En dépit de l’antagonisme historique des « frères ennemis », Roger Martelli témoigne de son attachement immédiat à cet homme, qui a « modifié [s]on regard sur l’extrême gauche » : « Il m’a immédiatement fasciné par sa chaleur, son intelligence, son ouverture, sa passion pour l’histoire et la culture révolutionnaires. J’ai compris qu’il était indéfectiblement un communiste et que mon antigauchisme primaire devait être mis au placard. Il est de ceux qui, à l’instar de Bensaïd, son alter ego, et de bien d’autres, m’ont fait comprendre la tragédie ineffaçable qu’a été la coupure du communisme stalinisé et de la souche trotskiste. Quel qu’ait été le destin politique des deux branches séparées, quelle qu’ait été leur place dans l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier, les deux ont payé cher leur détestation et leur longue ignorance réciproques. »
Parmi les personnalités non trotskistes qui lui ont rendu hommage, figure aussi la députée insoumise Clémentine Autain. Jointe par Mediapart, elle raconte qu’Alain Krivine venait parfois dîner chez elle lorsqu’elle était enfant ou adolescente, avec le communiste Jack Ralite, un ami de la famille.
C’est l’une des raisons pour lesquelles elle s’est engagée en politique : « Pour moi, il est associé à des discussions politiques, à une radicalité dans le propos, à une volonté viscérale de transformer le monde. Et en même temps Alain avait ce côté très simple, chaleureux. Si on l’invitait à diner, il ne fallait pas lui tourner le dos trop longtemps, sinon il partait faire la vaisselle, se remémore-t-elle. Il incarne 68 et la LCR. Toute une histoire qui n’existe plus, mais qui a marqué des décennies politiques, et qui est une part de ma culture. »
Au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et au-delà, l’héritage politique de celui qui affirmait souvent qu’« il y a plus de raisons de se révolter aujourd’hui qu’en 1968 », est assuré.
Mathieu Dejean
Boîte noire
L’interview d’Alain Krivine dans la revue Charles a été réalisée par l’auteur de cet article. Les personnes citées ont été jointes par téléphone le 13 mars.
• Mediapart, 13 mars 2022 à 19h05 :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/070322/etienne-balibar-le-pacifisme-n-est-pas-une-option
Les articles de Mathieu Dejean sur Mediapart :
https://www.mediapart.fr/biographie/mathieu-dejean-0
Les articles de Fabien Escalona sur Mediapart :
https://www.mediapart.fr/biographie/fabien-escalona
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