San Onofre, envoyé spécial
Quatre ans après la disparition de son fils, Fidencio Berrio ne sait toujours pas où est son corps. L’ouvrier de San Onofre, une petite ville de la côte caraïbe de Colombie, raconte comment les milices paramilitaires l’on emmené pour un voyage sans retour, alors qu’il était parti souhaiter la bonne année à sa fille. « Qui sait comment ils l’ont tué, se demande le quinquagénaire. Ceux qu’ils emmenaient au Palmar n’en ressortaient plus. »
Torturée. A dix minutes de la mairie, l’immense ferme du Palmar a servi, à partir de 2000, de centre d’opération local aux Autodéfenses unies de Colombie (AUC), les milices antiguérilla financées par le narcotrafic et les grands propriétaires, qui ont compté jusqu’à 15 000 hommes dans tout le pays. Leur lutte contre les « subversifs » a vite touché de simples militants de gauche, des syndicalistes et les paysans des zones d’influence de la guérilla. « Ils tuaient simplement pour voler ou parce qu’on venait leur réclamer un mort », raconte Fidencio Berrio, sur le seuil de terre battue de sa maison.
Depuis la démobilisation des milices, négociée avec le président Alvaro Uribe et officiellement achevée dans tout le pays l’an dernier, la justice a retrouvé au Palmar et ses alentours près de 150 corps enterrés dans des fosses communes. Dans la morgue improvisée de l’hacienda, non loin des écuries où avaient été enterrées plusieurs victimes, des dizaines de corps ont dû être exposés pour des examens sommaires sous la chaleur caribéenne, avant le transport à Bogotá pour l’identification. « Les cadavres étaient démembrés, raconte une des légistes. Ils ont sans doute été tués à coup de battes. » Le territoire colombien pourrait être criblé de dizaines de « Palmar » : selon le procureur général de l’Etat, Mario Iguarán, il y aurait au moins 10 000 disparus, peut-être le double, massacrés et enfouis dans les jungles ou les montagnes. La plupart des fosses récemment retrouvées l’ont été sur les indications de paramilitaires repentis (lire ci-dessous).
A San Onofre, les civils ont subi la terreur du chef local Rodrigo Pelufo, un ancien paysan surnommé Cadena (« la Chaîne »), devenu, comme la plupart des chefs des AUC, un caïd de la cocaïne. Les plages paradisiaques de Rincón del Mar, à une vingtaine de minutes du Palmar, servaient à la fois de lieu de fête et de port d’embarquement de la drogue. Le fils de Maruja Vega, qui avait récupéré, en pêchant, un sac de poudre perdu, a fait l’erreur de ne pas le ramener à son propriétaire : « Ils l’ont emmené au Palmar... Puis j’ai reçu une lettre qui me disait que ce n’était plus la peine de le chercher », raconte Maruja. Elle n’a pas insisté : une autre femme qui s’était montrée trop curieuse, savait-elle, avait été torturée pendant trois jours. Les lèvres cousues au fil de fer.
Fidencio Berrio est l’un des rares à avoir osé porter plainte. Pour rien : « Les policiers déjeunaient avec les paramilitaires sur la place du village », raconte-t-il. Par appât du gain ou pour une poignée de votes, presque toutes les autorités locales ont participé à l’emprise des AUC sur la région. « Le juge n’était pas dans son bureau... Il déjeunait au Palmar », dénonce Lorenza Cardenas, qui n’a retrouvé de son fils — parti à la recherche d’un ami assassiné — que du sang sur le sable.
Fugitif. Le maire actuel, Jorge Blanco, « a été élu par les paramilitaires », dit Marcos Gómez, un ex-conseiller municipal. Son principal opposant a été abattu. Le troisième candidat en lice a préféré se retirer. Vendredi, grâce aux témoignages de repentis, Jorge Blanco a finalement été arrêté. Comme le fut son prédécesseur, ainsi que trois des quatre députés du département et un sénateur. Tous auraient profité de la campagne sanglante des AUC.
Cette complicité n’était un mystère pour personne. En février 2003, le seul maire d’opposition de la côte caraïbe, Tito Díaz, l’a dénoncée publiquement devant le président colombien. En pure perte : Tito Díaz sera assassiné un mois plus tard. « Combien de morts aurions-nous pu éviter si le président n’avait pas fait la sourde oreille ? » se demande son fils, Juan David, à la tête d’un mouvement de victimes.
Malgré la démobilisation, les membres de son mouvement ont déjà reçu des menaces d’un certain Front social pour la paix. Le fugitif Salvador Arana, ex-gouverneur du département et commanditaire présumé de l’assassinat de Tito Díaz, est soupçonné de faire renaître ces troupes paramilitaires.
A San Onofre, les nouvelles milices pourraient facilement recruter les « démobilisés » d’hier, dans un village où beaucoup de jeunes ont déjà servi les AUC. « Ils s’offraient d’eux-mêmes, rappelle un habitant d’un quartier pauvre. Pour avoir les 300 000 pesos [110 euros] par mois » payés par la milice.
Encart
La classe politique impliquée
Par Jean-Hébert ARMENGAUD
Depuis des semaines, la Colombie vit au rythme du scandale dit de la « parapolitique » : les révélations des liaisons dangereuses entre le mond politique et les milices paramilitaires d’extrême droite. Ces groupes armé sont nés dans les années 80 pour combattre les guérillas d’extrême gauche dont les Farc, qui détiennent Ingrid Betancourt. D’abord défensives e financées par les propriétaires terriens, elles sont devenues offensives autonomes, et se sont financées par le trafic de drogue. Le président Alvar Uribe a finalement négocié avec les miliciens, après sa première élection en 2002 : leur démobilisation et leurs aveux en échange de peine clémentes (pas plus de huit ans de prison), malgré l’ampleur des crime commis. Et les aveux ont fait l’effet d’une bombe : deux gouverneurs d’Etat des ex-généraux, 13 députés et sénateurs, dont certains appartenant à l coalition qui soutient Uribe, sont désormais sous les verrous, soupçonnés d complicité avec les milices