Il aura fallu peu de temps, après l’effondrement de l’URSS en 1991, pour que s’évanouisse l’espoir du « nouvel ordre international » que le triomphe américain promettait aux peuples du monde. Les États-Unis l’avaient emporté par défaut, sur une « superpuissance » soviétique qui ne les avait jamais rattrapés et qui était devenue, au fil des années, un « colosse aux pieds d’argile ».
Le super gendarme étasunien fut très vite dépassé par les événements. La guerre froide structurée autour d’idéologies antagonistes a laissé la place au « choc des civilisations », puis à la « guerre contre le terrorisme ». L’état de guerre, entremêlant de plus en plus la guerre intérieure et la guerre extérieure, est devenu une norme et non plus une exception. Son assimilation s’est imposée d’autant plus rapidement et profondément que les institutions onusiennes de régulation, nées de la victoire contre les fascismes, sont entrées dans un déclin prononcé, voulu par les USA et accepté par les États les plus puissants.
Le monde, désormais, a été voué à la double férule d’une mondialisation financière indépassable et d’un retour assumé au réalisme des rapports de puissances : l’immédiateté des marché financiers d’un côté et le cynisme de la realpolitik de l’autre côté. Mais à ce jeu, tous les puissants ne sont pas sur un pied d’égalité. La première mondialisation capitaliste, à la charnière des XIXe et XXe siècles, fut structurée par l’hégémonie britannique et l’essor irrépressible de la colonisation européenne. La seconde, à partir des années 1960, se mena sous les auspices d’une hégémonie étatsunienne, tempérée par les contraintes de la guerre froide.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Nous vivons aujourd’hui le paradoxe d’une mondialisation qui n’a jamais été aussi forte, mais qui n’a jamais été aussi peu régulée de façon consciente et maîtrisée. Il n’y a plus aujourd’hui de force hégémonique incontestée, de gendarme unanimement reconnu et de grand régulateur en dehors du marché. Les États-Unis n’ont jamais retrouvé le souffle du New Deal, oscillant entre un néolibéralisme reaganien ravageur et un démocratisme affadi et sans imagination. L’émergence du trumpisme, de sa violence et de son mépris de la règle démocratique, a été un symptôme spectaculaire et inquiétant de la panne civique et morale résultant de ces va-et-vient.
La Russie s’est enfoncée dans la fascination du marché, la corruption généralisée et la nostalgie du temps où elle était tenue pour la seconde puissance mondiale. Elle s’est enlisée dans le ressentiment nationaliste et le retour progressif à un autoritarisme renvoyant davantage à la mémoire impériale qu’à la rhétorique du soviétisme. « L’Empire » : tout est contenu dans ce mot… Pour redevenir une grande puissance mondiale, la Russie devrait reconstituer un grand empire eurasiatique, unifié et centralisé, effaçant la diversité nationale que les bolcheviks avaient légitimée dans les toutes premières années qui suivirent la révolution d’Octobre.
Après le traumatisme qui avait accompagné le massacre de la place Tian’anmen en 1989, la Chine a suivi de son côté un chemin pragmatique original, cherchant à concilier l’acceptation des règles du marché mondial « libre » et la tutelle intégralement maintenue du Parti communiste chinois. Cet équilibre d’une mondialisation assumée et d’un État omniprésent avait deux conditions : contrôler de façon drastique l’opinion en écartant toute dissidence et accéder, après deux siècles de minoration par l’Occident, au statut de grande puissance politique et militaire.
Quant à l’Union européenne, elle souffre de n’avoir pu, par fondation, choisir entre la fédération et la confédération. Son choix d’une orthodoxie libérale poussée jusqu’à l’obsession a érodé le Welfare State qui fut pourtant le ressort principal de sa légitimation. Son choix tout aussi entier d’une « gouvernance » technocratique a accentué les dérives qui, peu à peu, ont attisé la perplexité populaire et ont conduit la démocratie vers les rivages étranges de ce que l’on s’est mis pudiquement à appeler « l’illibéralisme ». Du coup, l’Union européenne a des états de service, mais elle n’est pas un État ; elle a de la puissance, mais elle n’est pas une puissance. Alors que, dans un monde instable et dangereux, s’est installée l’idée fallacieuse que seule la puissance est la garantie de l’autonomie et de la protection, elle se voit contrainte de placer sa défense entre les mains de l’OTAN.
La situation dans laquelle nous vivons est l’effet de cette étrange incertitude : une puissance américaine toujours dominante, mais en déclin, avide de retrouver les enthousiasmes du America first ; une puissance russe déclassée, qui a rompu avec ce que le soviétisme gardait malgré tout de rapport avec l’histoire démocratique et qui ne rêve plus que d’empire et de puissance retrouvée ; une puissance chinoise que l’histoire européenne avait laissée aux marges et qui veut imposer ses normes comme une solution possible aux désordres du capitalisme mondialisé ; une non-puissance européenne inquiète, qui vit sur les souvenirs du temps lointain où le continent dominait le monde, qui a cru trouver les clés de son dynamisme dans un élargissement forcené et mal maîtrisé et qui hésite sur ses projets.
Faire face à l’événement
La Russie a envahi l’Ukraine. Le prétexte immédiat qu’elle a invoqué est d’un clarissime navrant : il fallait à tout prix, affirme la propagande officielle, protéger des territoires russophones de la brutalité d’un gouvernement ukrainien refusant de reconnaître leurs droits. Le pouvoir moscovite ne s’en est pas tenu là. Selon lui, l’Ukraine n’aurait jamais été une nation et ne serait qu’une portion de la terre russe, comme si la reconnaissance d’un État ukrainien, après 1917, n’avait pas été une manifestation, parmi tant d’autres, de ce « principe des nationalités » qui triomphait en Europe et qui précipitait partout la chute des vieux empires. Enfin, la justification de l’agression aux yeux du reste du monde a aussitôt évoqué la responsabilité première de l’OTAN et donc de l’impérialisme américain : la Russie n’agresse pas et, au contraire, ne fait que se défendre.
Or la politique par ailleurs hautement critiquable de l’OTAN n’est pas plus la cause du choix de Moscou que le traité de Versailles ne fut la cause du triomphe du nazisme et du second conflit mondial. Le prétexte et la cause relèvent de deux réalités différentes. La guerre actuelle procède de la seule volonté poutinienne de reconstituer un Empire que le cataclysme d’août 1914 avait démantelé et que le soviétisme n’avait fait que ravauder. Toute analyse de fond des cheminements du conflit exige et exigera la plus grande complexité. Mais pour ce qui est de la responsabilité de l’acte - l’entrée d’une armée sur un territoire reconnu par les conventions internationales – elle ne devrait tolérer aucun bémol : l’État russe en est responsable à part entière.
Il n’y aura donc pas de solution durable sans un retour à l’intégrité territoriale complète de l’État ukrainien. Pour y parvenir, une seule méthode est impensable, depuis que le monde est entré dans l’ère nucléaire : le recours à une intervention directe des grandes puissances. Mais, au-delà de ce garde-fou absolu, tout peut être mis en œuvre. L’agressé doit être soutenu, moralement, politiquement et matériellement, y compris par la fourniture de matériel militaire. Ne pas lui fournir des armes non stratégiques ? Il ne fallait donc pas armer les républicains espagnols contre Franco, laisser les patriotes vietnamiens seuls face à l’intervention américaine, considérer que les résistants afghans n’avaient nul besoin d’armement pour affronter l’armée soviétique ?
Dix États concentrent aujourd’hui 90 % des exportations d’armes dans le monde, dont près de 60 % pour les États-Unis et la Russie. Vendre des armes serait admissible, au nom sans doute du marché libre ; mais fournir des armes à l’agressé serait condamnable, au nom de l’impératif de la paix ? La Russie pourrait vendre des armes à qui elle veut ; mais elle pourrait à bon droit voir un acte de guerre quand un État fournit des armes à ceux qu’elle qualifie sans broncher de « drogués » et de « nazis »… Il est du simple devoir d’humanité de défendre un État ou un peuple agressé, surtout s’il l’est par une puissance supérieure en nombre et en armement. Ne pas renforcer les capacités défensives des Ukrainiens, c’est accepter par avance leur défaite : l’équilibre du monde en sortirait-t-il renforcé et la paix universelle avec lui ?
De la même manière, tout doit être fait pour sanctionner l’agresseur, en dehors bien sûr de l’intervention armée directe contre lui. Si l’économie est le nerf de la guerre, le recours à l’arme économique est donc tolérable, dès l’instant où il n’occulte pas le souci des impératifs humanitaires. De même, dans un monde de communication instantanée et universelle, décortiquer l’argumentaire officiel et isoler politiquement l’agresseur est légitime, dès l’instant où ce qui est mis en cause n’est rien d’autre que l’acte d’agression lui-même et les motivations avancées par ses promoteurs. Dès l’instant aussi où l’on ne renonce jamais à parler au peuple russe, sans le charger des fautes qui incombent à ceux qui lui mentent et le précipitent vers le chaos…
En bref, dans la situation gravissime qui est la nôtre, rien ne peut atténuer la seule affirmation possible : s’il faut désigner un responsable de l’état de guerre actuel, on le trouvera, non du côté du peuple russe, mais de celui du pouvoir poutinien. Les ennemis de nos ennemis n’ont pas à être automatiquement lavés de toute faute ; ils ne bénéficient pas a priori de circonstances atténuantes, au motif que l’ennemi de classe les met en cause.
Se sortir de la guerre froide
On ne saurait toutefois s’en tenir à l’immédiat, surtout si l’on est convaincu qu’il n’y a pas de solution militaire durable à une situation de conflit, a fortiori s’il implique une grande puissance. La propension impériale de Poutine s’inscrit dans un monde où l’état de guerre n’est plus un état d’exception et où la course à la puissance est désormais jugée plus réaliste que le présumé « angélisme » des parti-pris pacifistes. Il serait irresponsable de s’en tenir à cette conviction.
1. La logique de la puissance conduit à l’accumulation des moyens rendant possible la destruction de populations entières, voire de l’humanité elle-même. Les dépenses militaires mondiales sont estimées à près de 2.000 milliards de dollars et sont en hausse continue, notamment du côté des USA et de la Chine. Or l’expérience prouve que l’accumulation et la sophistication croissante de l’armement ne produisent pas de la sécurité renforcée, mais génère une tension sans cesse grandissante et un chaos dont pâtissent avant tout les plus fragiles. Le pari raisonnable serait donc de contredire les évolutions en cours plutôt que de les conforter. L’affirmation pacifiste n’a en cela rien perdu de son réalisme vrai : la dénucléarisation de l’armement mérite plus qu jamais d’être amplifiée et les dépenses militaires devraient peu à peu être transférées vers les dépenses socialement utiles.
La réflexion a tout intérêt à se porter aussi sur le devenir des alliances militaires. La guerre froide avait mis au placard les vieux espoirs de sécurité collective et les avait remplacés par le face-à-face de deux systèmes de défense, l’un centré sur les États-Unis (l’OTAN), l’autre sur l’Union soviétique (le Pacte de Varsovie). La disparition de l’URSS a entraîné le démantèlement du second, mais pas celui du premier. Dans le même temps, le déclin de l’ONU a entraîné celui de la force d’intervention multinationale crée en son sein, pour prévenir les risques d’extension des conflits. Le dispositif militaire de l’OTAN se trouve ainsi promu au rang de seule structure multinationale apte à intervenir sur le terrain des conflits internationaux. Mais elle conserve sa logique de force occidentale, placée sous la responsabilité première des États-Unis.
Le conflit ukrainien est sans surprise utilisé pour justifier l’accélération du réarmement européen et le renforcement de l’OTAN. Que, dans un moment d’exacerbation de l’agressivité russe, ses voisins autrefois placés sous la férule soviétique se tournent vers l’OTAN peut se comprendre. Mais on sait que tout système de défense reposant sur la définition d’un ennemi principal est gros de déflagration mondiale, aux conséquences incalculables. Ne vaudrait-il pas mieux, dès lors, s’engager dans un mouvement de retour vers la sécurité collective et verts la mise en place, négociée et progressive, d’un système de défense intégré, ouvertement multinational et dégagé de toute hégémonie ? Tant que ce système n’est pas accepté et rendu opérationnel, les dispositifs existants sont bien sûr maintenus, tout en se centrant sur des stratégies défensives et non pas expansives.
2. La redéfinition multilatérale des systèmes de défense suppose, il est vrai, que l’ONU retrouve de toute urgence l’allant qu’elle a perdu peu à peu. En ce sens, sa revalorisation et sa refonte peuvent se penser et se conduire ensemble. Inclure la participation élargie des ONG et des mouvements sociaux pérennes à toutes les instances internationales, y compris économiques, est une attente. Revaloriser les instances de représentation des populations, dans un esprit de subsidiarité et non de hiérarchie des institutions, est une médiation. On notera en outre que cette réforme du dispositif onusien sera d’autant plus crédible qu’elle s’appuiera, dans chaque pays, sur quatre chantiers de transformation : la réduction du champ de décision des exécutifs ; l’amélioration sensible de la représentation des populations, y compris étrangères ; la déprofessionnalisation de l’activité politique ; l’essor d’une démocratie d’implication, directe et/ou participative. La forme de la réorientation démocratique ne sera pas nécessairement la même partout, le jeu de la représentation et de l’implication variera selon le contexte territorial, tout comme la distribution des assemblées et des pouvoirs, du législatif et de l’exécutif. Mais l’efficacité démocratique dépendra de la capacité assumée à aller, partout, dans la même direction.
3. Même si, en cas de conflit territorial, il ne faut pas tergiverser sur la désignation des responsables, la position la plus équilibrée consiste à ne pas oublier que l’instabilité incroyable de notre monde a des causes structurelles et ne relève donc pas de la seule désignation de responsables. Le substrat planétaire de l’état de guerre est la peur des nantis et le ressentiment des déshérités ; son ressort est l’inégale distribution des ressources et des pouvoirs.
D’une façon ou d’une autre, il faudra bien s’atteler à corriger ce que dénoncent depuis des années des ONG et des organismes internationaux prêchant dans le désert : la croissance des indicateurs marchands prime toujours sur un développement des capacités humaines économe en ressources. Et il n’est pas alors besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’une inversion des priorités implique, non du laisser-faire mais de la régulation, non de la concurrence mais de la mise en commun, non de l’autoritarisme mais de l’implication citoyenne. La régulation prioritaire par les droits individuels et collectifs et, à cet effet, la mise en place d’un authentique droit commun planétaire pourraient être des grands œuvres des prochaines décennies. La gauche gagnerait de son utilité historique en y participant, au lieu d’y voir en permanence une manœuvre parmi d’autre de « l’autre », de la « caste » ou de « l’empire américain ».
4. Tout cela suppose d’agir sur un dernier niveau de responsabilité pour la gauche. Dans un monde tourmenté et inquiétant, la tentation la plus immédiate est celle de la protection et du repli sur les espaces présumés plus familiers, et notamment sur les nations. Que la mondialisation telle qu’elle a été menée depuis trop longtemps soit une malédiction est une chose ; que le réseau des interdépendances qu’elle a soutenues soit un mal absolu en est une autre, qui ne découle pas nécessairement de la première.
L’élargissement des espaces d’organisation de la vie humaine est une tendance majeure de l’hominisation. Du local le plus restreint à la principauté élargie, puis à la nation, au continent et au monde : la maîtrise par les êtres humains de leur destin a gagné des territoires de plus en plus étendus. Mais cette maîtrise n’est pas égale, partout et à tout moment et nulle part elle n’est définitive. Toute avancée peut être remise en cause, si une extension territoriale ne s’adosse pas à un essor qualitatif de la maîtrise démocratique.
L’Europe a payé la première l’addition, en pensant que la rationalité des décideurs pouvait compenser le casse-tête des institutions communautaires et la faible implication des citoyens. Mais, alors qu’elle avait été un cadre majeur de politisation démocratique, la nation elle-même n’a pas échappé au même mouvement de désengagement civique et de profonde mélancolie démocratique.
La forme technocratique et financière de la mondialisation n’invalide pas le fait que les trajectoires individuelles et collectives sont aujourd’hui de plus en plus interpénétrées. Les communautés de destin ne se nouent plus au seul niveau du familial, du local ou du national, mais à celui de l’intracontinental et du planétaire. Combattre la mondialisation n’implique ni de vitupérer les interdépendances, même au nom de la souveraineté, ni de tourner le dos à la mondialité. Cela suppose au contraire de dégager cette mondialité de ce qui la corsète et l’étouffe, le dédain du commun, la tentation technocratique, le repli sur soi et l’exclusion. C’est empêcher ainsi de laisser le monopole du cosmopolitisme aux « élites » et celui d’une nation excluante à l’extrême droite.
Construire les bases humaines de la mondialité devrait être ouvertement l’horizon stratégique de la gauche. Respecter les formes territoriales plus restreintes de l’association des individus est un impératif. Considérer que leur développement passe avant toute autre considération, y compris celle du destin commun de l’humanité, est une régression. Tout esprit national conséquent doit intégrer cette évidence : les êtres humains décideront ensemble de la survie, de l’asphyxie ou de l’apocalypse.
5. Le temps court et le temps long ne se gèrent pas selon les mêmes rythmes. L’urgence du moment est la solution du conflit ukrainien et le retour à la souveraineté pleine et entière d’un État. Mais pour qu’elle soit durable, la recherche de cette solution immédiate ne doit pas contredire les valeurs démocratiques et humanistes qui doivent la fonder. Constituer un glacis militaire autour de la Russie, alimenter la course aux armements et renforcer le poids des exécutifs serait plus qu’une erreur : ce serait une faute. Contraindre l’agresseur à renoncer à son projet est une incontournable nécessité : à la gauche de souligner l’esprit de fermeté et de mesure qui doit accompagner sa réalisation.
Roger Martelli