Près d’une semaine après son lancement, l’invasion russe de l’Ukraine, menée à l’aide de systèmes d’armes conventionnels, n’est pas une guerre nucléaire. Pour autant, le facteur nucléaire de l’événement est central. La forme que prend la guerre d’invasion russe contre l’Ukraine est essentiellement dictée par la dissuasion nucléaire. Pour le meilleur comme pour le pire.
Au plan rhétorique, les références sont très documentées : pêle-mêle, le président Poutine rappelle à l’envi que la Russie est une grande puissance nucléaire, menace d’une réaction dévastatrice les pays qui seraient disposés à intervenir dans le conflit, ou prétend élever l’état d’alerte des forces composant la force de dissuasion nucléaire russe. Le ministre français des affaires étrangères lui répond par plateau de télévision interposé qu’il serait avisé de ne pas oublier la nature nucléaire de l’Alliance atlantique. Le ministre français de l’économie compare le système international Swift à une « arme nucléaire financière ». Ces références relèvent d’une rhétorique de la dissuasion. Qu’indique cette rhétorique ?
Premier enseignement : le discours dissuasif non nucléaire est contre-productif. Ainsi, rappeler au président Poutine que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (« Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles (…) sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ») est réputé l’empêcher d’attaquer la Pologne, la Roumanie ou les pays baltes est utile à terme mais, dans l’immédiat, cela renforce a contrario le sentiment d’impunité de la Russie envers un pays qui n’en fait pas partie. Et rend in fine inopérante la dissuasion dans le cas de l’Ukraine.
En outre, extrapoler au système Swift la sémantique nucléaire est hasardeux. La dissuasion nucléaire n’a rien à voir avec la dissuasion conventionnelle, qu’elle soit financière ou d’un autre ordre. Seule la première est une discipline stratégique formalisée pendant la guerre froide autour de l’exceptionnalité de l’arme utilisée. Les leçons qu’on peut en tirer ne sont reproductibles dans aucun autre domaine.
Consolidation de l’OTAN
Deuxième enseignement : la dissuasion nucléaire est fonctionnelle de manière coercitive autant que défensive. L’événement l’illustre à deux titres : la Russie attaque l’Ukraine parce que ce pays ne dispose pas de l’arme nucléaire ni n’est sous la protection d’une puissance nucléaire. La Russie, de par son statut de puissance nucléaire, se sait protégée de représailles militaires ou d’une implication directe d’autres Etats dans le conflit, ce que les réactions des présidents Biden comme Macron dans les heures qui suivirent le lancement de l’invasion confirmèrent clairement. En revanche, cette utilisation de la dissuasion ne garantit en rien la réussite de l’aventure guerrière dans son ensemble.
Troisième enseignement : le cas russo-ukrainien illustre ce que les théoriciens de l’arme nucléaire sous la guerre froide nommèrent le « paradoxe de la stabilité-instabilité » ; la possession de l’arme nucléaire permet la conduite d’actions militaires conventionnelles limitées (selon la version optimiste de cette théorie), ou y incite (selon la version pessimiste). Un effet de ce paradoxe est que l’escalade délibérée est peu probable puisque l’exercice d’une violence conventionnelle permise par la dissuasion nucléaire doit rester de faible intensité pour être acceptable dans le cadre d’un dialogue dissuasif rationnel.
Quatrième enseignement : la dissuasion nucléaire élargie trouve avec le cas ukrainien un facteur historique de consolidation. D’abord, la menace militaire russe se précisant durablement en Europe, c’est la vocation même de l’Alliance qui se trouve régénérée, après vingt années de débats sur l’utilité de l’OTAN. Ensuite, l’insistance des pays de l’OTAN sur la dimension nucléaire de l’Alliance se retrouvera nécessairement dans le prochain examen de posture nucléaire des Etats-Unis, dont la publication est attendue pour le début de l’année. Nous l’écrivions dans les colonnes de ce journal en février 2021 : « Imaginer que la politique européenne de l’administration Biden ne sera pas ambitieuse, c’est oublier que les menaces à la sécurité de l’Europe affectent les intérêts de sécurité américains en termes semblables. »
Période sombre
Ces enseignements, provisoires pour certains d’entre eux, s’accompagnent d’inconnues.
Première inconnue : le risque que représente la personnalité psychique du président russe. S’il est avéré qu’un dictateur affecté de paranoïa au sens clinique du terme est en train de pousser la Russie dans une guerre majeure aux marges de l’Europe, alors le scénario d’une guerre nucléaire sur le continent européen doit être pris en compte par les planificateurs.
Deuxième inconnue : la capacité à prévenir les risques d’escalade d’un conflit conventionnel à un conflit nucléaire. Hormis le scénario évoqué ci-dessus, il y a théoriquement peu de probabilités de lancement d’une escalade délibérée, mais il reste plusieurs scénarios crédibles d’escalade involontaire. En tout état de cause, la gestion du risque nucléaire stratégique passe par l’utilisation de canaux de communication de crise spécifiques, destinés à faire en sorte que le dialogue dissuasif fonctionne en permettant de maintenir le conflit sous le seuil nucléaire.
Troisième inconnue : quels seront les effets de l’agression militaire par un pays du P5 [groupe des cinq pays dotés de l’arme nucléaire au sens du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, le TNP] d’un Etat non doté, s’agissant de l’intégrité du régime de non-prolifération nucléaire mondial ? Le conflit met un terme à la relance de pourparlers nucléaires entre la Russie et les Etats-Unis. C’est une période sombre qui s’ouvre pour le dialogue stratégique bilatéral et pour la maîtrise des armements dans son ensemble. Le TNP peut-il rester une garantie de sécurité internationale dans ces conditions ? Sa dixième conférence d’examen, prévue cette année, peut-elle encore se tenir ?
Dans tous les cas, celles et ceux qui, en Occident essentiellement, considèrent encore les armes nucléaires comme des reliques de la guerre froide en seront pour leurs frais : la dissuasion nucléaire est bien au cœur des enjeux de sécurité du monde contemporain.
Benjamin Hautecouverture
historien et politiste