Regards. Nous sommes 20 ans après les attentats du World Trade Center dans la ville de New York. Vous écrivez, texte après texte, que l’on glisse progressivement vers « un État policier » ou encore vers « un droit pénal qui traite les suspects en criminels. » Est-ce que la date du 11 septembre 2001 a pu représenter le début d’une accélération de ce glissement ou bien faut-il inscrire cette évolution dans une temporalité plus longue ?
Mireille Delmas-Marty. Le 11-Septembre a marqué un basculement voire un changement de direction, une bifurcation. À partir de cette date charnière, les États ont changé radicalement de modèle pénal. Je dirais même que l’on est entré dans un processus qui s’étend et se propage, en une vingtaine d’années, à très grande vitesse, entraînant de très grands changements dans le droit pénal. Et la démographie, loin de freiner le mouvement semble contribuer à ces glissements, même si elle relève d’une évolution relevant d’une temporalité beaucoup plus longue.
États d’exception, états d’urgence… ils se multiplient tellement ces dernières années que certaines de leurs dispositions finissent même par entrer dans le droit commun. Si la seule lutte contre le terrorisme ne suffit à les justifier, comment les expliquez-vous ?
Il y a une porosité entre les différents champs du droit qui ont participé aux grandes évolutions de ces dernières années : il est ainsi évident que l’ambiance apeurée, suscitée par les attentats terroristes des deux dernières décennies, n’a pas été sans incidence sur les décisions notamment d’ordre sanitaire qui ont été prises ces derniers mois. Au point de déclencher un effet « cliquet » : la loi d’urgence est abrogée mais une grande partie de son contenu est transposée dans la loi ordinaire. Il est important de bien considérer que les défis auxquels nous faisons aujourd’hui face, qu’ils soient d’ordre climatique, terroriste ou sanitaire, sont des défis à l’échelle du monde. Dès lors, envisager de leur apporter des réponses, notamment juridiques, à la seule échelle nationale, est souvent insuffisant et parfois même totalement vain.
L’évolution du droit à des fins de surveillance et de contrôle généralisés semble être une constante, en France notamment, qui dépasse le clivage gauche-droite (François Hollande n’a ainsi pas été en reste sur ces questions…). Si l’on considère benoîtement que la loi est l’expression de la volonté générale, est-ce une bataille culturelle qu’il faut (ré)engager pour que cette évolution connaisse une bifurcation ?
Il faudrait remettre au centre la question des droits humains et les revaloriser. Aujourd’hui, on constate plutôt que ces droits sont devenus marginaux, comme si l’on préférait faire primer une sorte de pragmatisme au profit des droits à la vie et à la santé. Ce pragmatisme permet non seulement de limiter à peu près tous les autres droits, mais encore de procéder de façon autoritaire sans consulter le parlement ou en lui imposant un rythme infernal qui le transforme en chambre d’enregistrement. Il y a une grande tolérance à l ’égard de ces transgressions comparées au strict respect des droits fondamentaux. Or cette tolérance est hautement problématique, et ce même si l’on y joint souvent un « mais » qui rappelle que cette tolérance ne peut être que temporaire. En pratique les délais s’allongent et les exceptions se renouvellent et se prolongent de plus en plus, comme le montre l’exemple de la France qui, depuis novembre 2015, l’année des attentats terroristes de Paris, jusqu’à septembre 2021, a passé plus de la moitié du temps (42 des 70 mois écoulés) en état d’urgence. On aurait besoin d’un droit commun d’échelle planétaire, tout en étant diversifié dans son contenu ; c’est-à-dire d’un droit qui s’attache à l’élaboration d’un « commun pluriel » d’échelle mondiale et ou, à l’inverse mais le résultat est quasi identique, d’un « pluralisme ordonné ». On connaît un peu partout les nouvelles techniques juridiques comme la notion de marge nationale d’appréciation en matière de droits humains, ou l’équivalence fonctionnelle dans le domaine de la corruption internationale, ou encore, prolongeant la subsidiarité inscrite dans les traités européens, de nouvelles responsabilités « communes mais différenciées » pour les États confrontés à la crise climatique ou les responsabilités sociales et environnementales (RSE) pour les entreprises transnationales. Pour conclure, permettez-moi d’insister sur le constat que, dans la plupart des cas difficiles, la logique binaire du légal/illégal est dépassée par le jeu d’interactions entre les domaines concernés, les niveaux de législation et les institutions engagées (étatiques, interétatiques, infra, supra ou transétatiques…). En conséquence, les droits nationaux ainsi que la fragile construction que sont les droits internationaux dans toute leur diversité, sont des processus complexes, interactifs et en perpétuel mouvement.
« Le risque zéro n’existe pas et se lancer dans une surenchère répressive repose sur un pari perdu d’avance. Quelle que soit la rigueur du contrôle social, il y aura toujours un accident, un attentat, un virus, qui échappera à la prévention, car on ne peut se protéger de tous les maux. »
Que pouvons, que devons-nous faire pour que nos démocraties ne sombrent pas définitivement dans l’autoritarisme ?
Nos dirigeants écriront-ils un jour au fronton des mairies, en hommage à Alexis de Tocqueville la nouvelle devise du despotisme doux « Sécurité, Compétitivité, Prédictibilité » ? Imaginant le despotisme en démocratie, l’auteur de La démocratie en Amérique décrivait les humains comme des troupeaux d’animaux peureux qui se réfugient sous la houlette du bon berger, obéissant à l’ordre, voire au simple signal. Pour éviter d’en arriver là, nous devrons comprendre deux choses : d’une part que, face à des défis globaux, les États isolés sont impuissants ; d’autre part savoir, et faire savoir, que le risque zéro n’existe pas et que se lancer dans une surenchère répressive repose sur un pari perdu d’avance. Quelle que soit la rigueur du contrôle social, il y aura toujours un accident, un attentat, un virus, qui échappera à la prévention, car on ne peut se protéger de tous les maux. Propre aux sociétés de la peur, cette surenchère est d’autant plus menaçante pour les libertés que, soumise aux automatismes des nouvelles technologies, elle semble échapper à toute redistribution des pouvoirs. Pour ma part, je préfère, à la peur qui construit des murs, l’imagination qui ouvre des chemins. Si nous partageons la peur avec les vivants non humains, n’oublions pas que l’imagination – et la transmission des acquis – est le propre de l’homme. Essayons de les combiner pour vivre avec audace et sans effroi.
Propos recueillis par Pablo Pillaud-Vivien