POLITIQUE - Quarante-huit heures plus tard, on parle encore du discours de Valérie Pécresse au Zénith. Ce mardi 15 février dans les matinales, Xavier Bertrand a (encore) été interrogé dessus, tout comme Marlène Schiappa. Si le fond du discours a été critiqué, notamment pour ses clins d’oeil appuyés à l’extrême droite, la forme fait aussi beaucoup réagir. Et c’est révélateur.
“Naufrage”, “juste pas possible”... sous couvert d’anonymat, les coups sont venus du sein même du parti de Valérie Pécresse. Laquelle a reçu le soutien d’adversaires politiques : la ministre déléguée à la Citoyenneté a notamment déploré des critiques “un peu sexistes” et le “double standard” entre le jugement des femmes et celui des hommes politiques lorsqu’ils prennent la parole.
“Même si des femmes se sont distinguées dans l’art du discours, l’histoire n’en a pas gardé trace, ou alors de façon marginale”, analyse pour Le HuffPost Marlène Coulomb-Gully, professeure de communication, experte dans la représentation des femmes et autrice du livre Sexisme sur la voix publique - Femmes, éloquence et politique (à paraître le 3 mars 2022, éd. L’aube). “La question de la voix et de l’éloquence illustre parfaitement le double standard. C’est une forme de sexisme”, affirme-t-elle. Entretien.
Le HuffPost : Une voix de femme est-elle incompatible avec le pouvoir ?
Marlène Coulomb-Gully : Dans la série Baron noir sur Canal+, la présidente est incarnée par Anna Mouglalis qui se caractérise par son timbre de voix exceptionnellement grave. Elle a déjà évoqué les problèmes que cela avait pu lui poser, durant ses études, au conservatoire... Ce qui était souvent jugé incompatible avec des rôles où l’on incarne une féminité traditionnelle n’a pas été jugé incompatible lorsqu’il s’agit d’incarner la voix du pouvoir. On peut se demander si elle a été choisie en dépit de sa voix... ou à cause de sa voix.
Dans la réalité, les femmes aux responsabilités - pas uniquement en politique - sont très facilement critiquées en raison de leur voix. À l’Assemblée nationale, qu’elles prennent la parole et ce sont des cris de cocotte (en 2013, NDLR) ou des bêlements de chèvre (en 2017, NDLR) qui s’expriment. Ce n’est pas leur présence à l’Assemblée qui suscite l’insulte, c’est leur prise de parole. Et très souvent ces réactions négatives se cristallisent sur la voix : trop peu audible, trop aiguë, une voix qui serait toujours de trop. C’est évidemment une façon de signifier aux femmes qu’elles sont de trop dans l’ordre du discours.
Très souvent, les réactions négatives se cristallisent sur la voix : trop peu audible, trop aiguë... C’est évidemment une façon de signifier aux femmes qu’elles sont de trop dans l’ordre du discours.
Le concept de l’éloquence aurait-il été créé par et pour les hommes ?
L’éloquence est une invention masculine et tous les codes de la rhétorique ont été pensés par et pour des hommes. Même si des femmes se sont distinguées dans l’art du discours, l’histoire n’en a pas gardé trace, ou alors de façon marginale. On peut remonter à l’Antiquité grecque ou latine, où les femmes se sont vues imposer le silence. Chez Homère, Aristophane... elles sont dépouillées de la parole : Écho condamnée à ne plus répéter que les paroles des autres, Philomène a la langue arrachée pour qu’elle ne puisse pas dénoncer son violeur. C’est aussi valable dans la religion, quelles qu’elles soient : la formule de Paul dans l’épître aux Corinthiens qui dit “que les femmes se taisent dans les assemblées”... Ensuite, dans les codes de la bienséance bourgeoise, qui considérait qu’une femme qui prenait la parole la “ramenait”, que c’était contraire au code de la discrétion de mise pour les femmes de ce milieu.
Comment parvenir à se faire entendre quand on est une femme politique ?
C’est compliqué. Ces codes ont été forgés pour une incarnation qui est dans la gestuelle, dans l’excès vocal, dans cette façon de saisir l’assemblée dans son propos, qui est assez difficile à utiliser par les femmes. Les femmes tendent à reprendre ces codes, et cela peut se retourner contre elles.
C’est peut-être le piège dans lequel Valérie Pécresse est tombée. Elle a fait le choix de marteler un discours en usant de l’art oratoire en vigueur, incarné par les hommes. Elle avait une gestuelle très marquée, qui rappelait beaucoup les prises de parole de De Gaulle… D’où peut-être ce sentiment de décalage, de “mécanique plaquée sur du vivant” pour reprendre la formule de Bergson.
On peut remonter à l’Antiquité grecque ou latine où les femmes se sont vues imposer le silence. Écho condamnée à répéter les paroles des autres ; Philomène a la langue arrachée pour qu’elle ne puisse pas dénoncer son violeur.
Il faudrait donc créer des codes d’éloquence pour les femmes ?
Il faudrait effectivement que les femmes sachent se démarquer de ces modèles très contraignants. Mais ils le sont aussi pour beaucoup d’hommes. Le problème c’est qu’on en veut moins aux hommes qui ne réalisent pas ces codes oratoires - Chirac par exemple - alors qu’on le reproche violemment aux femmes. C’est la question du double standard, extrêmement pertinent quand il s’agit d’expliquer pourquoi les hommes et les femmes ne sont pas évalués sur les mêmes normes. Précisément, cette question de la voix et de l’éloquence illustre ce double standard. C’est une forme de sexisme.
Pourtant, il y a des femmes reconnues pour leur talent d’oratrice. Christiane Taubira, par exemple. Pourquoi cela fonctionne chez elle et pas chez Pécresse ?
Christiane Taubira fonctionne sur des codes de l’art oratoire classique : capacité à parler sans note écrite, ce qui impressionne toujours fortement l’auditoire ; une faculté d’improvisation ; la maîtrise de dossiers techniques, par exemple lors de la loi sur le mariage pour tous ; un usage des codes rhétoriques - des périodes amples qui succèdent à des périodes plus brèves, des métaphores, des anaphores ; une gestion des silences, de la voix ; une façon de fixer l’auditoire, de le capter pour qu’il ne bouge pas... Cette gratuité de la poésie, associée aux impératifs politiques, renforce à la fois la tonalité personnelle de ses discours et en impose.
Finalement, il y a très peu de politiques qui en sont capables. On peut citer Jean-Luc Mélenchon, François Mitterrand, Nicolas Sarkozy... Cela demande une socialisation, un goût, un certain nombre de qualités pas si partagées que cela… Taubira comme Mélenchon réveillent nos nostalgies oratoires. Mais ce sont des exceptions. La plupart des politiques - hommes ou femmes - ne satisfont pas à ces critères. Mais on ne va le reprocher qu’aux femmes, alors que pour les hommes, cela passera. Double standard, sexisme.
Jade Toussay