En décembre dernier, la Russie a envoyé aux États-Unis et à l’OTAN deux projets de traité exposant ses exigences en matière de garanties de sécurité liées à la position de l’OTAN en Europe orientale. Ces exigences ont été formulées dans un climat de tension alimenté à la fois par un renforcement militaire russe à la frontière de l’Ukraine et par l’hystérie des États-Unis et de l’OTAN face à ce qu’ils considèrent comme une incursion militaire russe imminente en Ukraine.
Les réponses écrites qui sont arrivées le 22 janvier n’ont – comme prévu – abordé aucune des préoccupations de la Russie, y compris la ligne rouge de l’expansion continue de l’OTAN. Au contraire, les États-Unis et l’OTAN ont énuméré des voies alternatives à l’engagement diplomatique, notamment le contrôle des armements et la limitation des exercices militaires, et ils présentent maintenant la crise actuelle comme une question de choix entre accepter la voie diplomatique qu’ils ont imposée et la guerre.
La Russie, cependant, est bien trop avertie pour se laisser enfermer dans un tel guêpier. Dans les semaines et les mois à venir, c’est la Russie qui dictera l’issue de cette crise – et ce sera une victoire russe éclatante.
Le déploiement russe dans les districts militaires de l’ouest et du sud de la Russie, ainsi qu’au Belarus, a deux objectifs. L’objectif secondaire est de démontrer la capacité de la Russie à projeter, au moment et à l’endroit de son choix, une puissance militaire suffisante en Ukraine pour en vaincre massivement les forces armées et en faire tomber le gouvernement.
Pour être précis, la Russie ne brandit aucune de ces menaces. Elle affirme que le déploiement militaire n’est qu’un exercice destiné à lui permettre de répondre à l’expansion agressive des forces de l’OTAN sur son flanc ouest. Elle fait remonter la confrontation au « péché originel » qu’a été l’expansion de l’OTAN.
Les faits historiques viennent à l’appui de l’interprétation russe : le mantra russe « pas un seul centimèttre vers l’Est » découle directement d’une promesse orale faite par l’ancien secrétaire d’État James Baker au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev au moment de la réunification allemande. Mais l’objectif de la Russie n’est pas de marquer des points dans le débat, mais plutôt de faire reculer la politique et faire échouer la posture de l’OTAN qu’elle juge nuisibles à sa sécurité nationale.
À cette fin, le but premier du déploiement militaire de la Russie est de mettre au grand jour l’impuissance politique, militaire et économique du partenariat États-Unis/OTAN par une série de crises – indépendamment de toute incursion militaire en Ukraine – pour lesquelles les États-Unis et l’OTAN n’ont aucune réponse valable autre que de céder à la plupart des exigences de garanties de sécurité de la Russie, sinon à toutes.
Crier au loup
Discussions au format Normandie à Minsk (11 février 2015) : Alexandre Loukachenko, Vladimir Poutine, Angela Merkel, François Hollande et Petro Porochenko sur un règlement de la situation en Ukraine. (Bureau du président russe/Wikimedia) [Le Format Normandie est la configuration diplomatique née en 2014 au chateau de Bénouville à Ouistreham. L’occasion des commémorations du D-Day a attiré des chefs d’état des alliés de la deuxième guèrre mondiale – et un peu surprenant aussi la Russie et l’Ukraine – invités par François Hollande. On fêtait donc les 70 ans du débarquement. Et à côté on voulait trouver le dialogue sur la situation en Ukraine. Elle rassemble la Russie et l’Ukraine, les belligérants, ainsi que l’Allemagne et la France, NdT].
Le décor de la crise actuelle a été planté au printemps 2021, lorsque la Russie a mobilisé environ 100 000 soldats comme cela se passe aussi aujourd’hui. Les États-Unis et l’OTAN ont immédiatement entamé une guerre rhétorique visant à gérer la question du ressenti, en utilisant les médias grand public et les groupes de réflexion pour dresser un tableau de la malfaisance russe et de la détermination occidentale.
Une rencontre en tête-à-tête entre le président russe Vladimir Poutine et le président américain Joe Biden a suivi, et la Russie a fini par retirer ses troupes – non sans avoir auparavant fait valoir plusieurs points saillants : elle a exigé que l’Occident mette l’Ukraine au pied du mur en ce qui concerne le respect de ses obligations au titre de l’accord de Minsk de 2015. Et après un exercice de « liberté de navigation » qui a amené un destroyer britannique dans des eaux contestées au large de la Crimée, elle a précisé les lignes rouges qu’elle était prête à défendre, par la force si nécessaire.
La Russie en a tiré deux leçons. Tout d’abord, que ni les États-Unis ni l’OTAN n’avaient de réponse militaire valable. La supériorité militaire russe dans tout conflit futur avec l’Ukraine était pratiquement assurée. Ensuite, la seule réponse que les États-Unis ou l’OTAN pourraient apporter serait axée sur des sanctions économiques. Ce test de résistance a révélé plusieurs faiblesses critiques que la Russie pourrait exploiter.
Forte de ces informations importantes, la Russie a attendu l’automne dernier pour répéter le test de résistance, en mobilisant à nouveau plus de 100 000 soldats près de l’Ukraine et en déployant des dizaines de milliers de troupes d’élite de choc – la First Guards Tank Army – au Belarus. Une fois encore, la Russie n’a formulé aucune menace, déclarant à plusieurs reprises qu’elle effectuait simplement des exercices militaires de routine.
Les États-Unis et l’OTAN, en revanche, ont immédiatement considéré le renforcement des capacités de la Russie comme la preuve de son intention d’envahir l’Ukraine. En tirant cette conclusion – en dépit des démentis de la Russie et le rejet par l’Ukraine du caractère inévitable d’une telle issue – tant les États-Unis que l’OTAN ont de fait justifié leur position par le principe de l’inviolabilité de la politique de la « porte ouverte » de l’OTAN, selon laquelle toute nation qualifiée pour devenir membre de l’OTAN doit avoir la possibilité de le devenir.
Pour sa part, la Russie a fait remarquer que l’expansion de l’OTAN vers l’est a créé un risque inacceptable pour sa sécurité nationale. Elle revendique son droit à une sphère d’influence autour de ses frontières, ce qui implique que toute adhésion à l’OTAN des anciennes républiques soviétiques d’Ukraine ou de Géorgie est considérée comme une menace existentielle qui nécessiterait une réponse « militaro-technique ». C’est ce dont fait état la Russie dans les deux projets de traités qu’elle a soumis en décembre. En outre, la Russie a exigé que l’OTAN et les États-Unis répondent par écrit.
Une carte de la zone tampon établie par le protocole de Minsk II (12/02/2015). (Goran tek-en/Wikimedia)
Mise en place d’un piège
Rétrospectivement, l’exigence russe d’une réponse écrite était un piège, que ni les États-Unis ni l’OTAN ne reconnaissent encore. En rejetant les exigences russes de garanties de sécurité, les États-Unis et l’OTAN se sont enfermés dans une posture définie par la politique de la « porte ouverte » pour l’adhésion à l’OTAN. De plus, lorsque la Russie a refusé de mettre fin à sa mobilisation face aux menaces de sanctions, les États-Unis et l’OTAN n’ont eu d’autre choix que de passer à la vitesse supérieure et de donner l’impression d’une réponse militaire destinée à faire pression sur le flanc oriental de la Russie – même si Washington a clairement indiqué qu’elle ne défendrait pas l’Ukraine contre une attaque russe.
Il en ressort, premièrement, que ni les États-Unis ni l’OTAN ne sont en mesure de projeter une puissance militaire significative, même à l’intérieur des frontières de l’OTAN. Mettre 8 500 soldats américains en état d’alerte pour un déploiement potentiel en Europe, c’est comme apporter un tuyau de jardin pour éteindre un feu de forêt de puissance trois.
En outre, la menace d’activer la force de réaction rapide de l’OTAN pour un problème non lié à l’OTAN a créé des fractures dans l’unité de l’OTAN. L’Allemagne s’est montrée hésitante. La République tchèque et la Bulgarie ont interdit à leurs troupes de s’impliquer dans une telle aventure. La Turquie considère toute la crise ukrainienne comme une conspiration des États-Unis et de l’OTAN visant à contenir les ambitions régionales turques en les liant à un conflit avec la Russie.
Ces fractures militaires, conjuguées à l’hésitation de l’Europe à se suicider économiquement en adoptant des sanctions qui la couperaient de l’énergie russe dont elle a besoin pour survivre, ont permis à la Russie de tirer trois enseignements principaux : L’OTAN est militairement impuissante ; il n’existe pas d’unanimité au sein de l’OTAN ou de l’Europe sur les sanctions économiques visant la Russie ; et l’OTAN – une organisation fondée sur le consensus – est profondément fracturée sur le plan politique.
Stratégie pour aller à échec et mat
(Max Pixel/Public Domain)
Contrairement aux mises en garde répétées de l’Occident, il est très peu probable que la Russie envahisse l’Ukraine – du moins pas encore. Au contraire, la Russie semble entrer dans une nouvelle phase de gestion de crise qui vise à exploiter les faiblesses de l’alliance États-Unis/OTAN mises en évidence par leurs réponses écrites à ses exigences.
Premièrement, la Russie maintiendra l’option diplomatique ouverte, mais à ses conditions. Moscou s’est déjà engagée dans des pourparlers dits « format Normandie » impliquant la Russie, la France, l’Allemagne et l’Ukraine au sujet de la crise actuelle dans le Donbass. Lors de la réunion initiale, toutes les parties ont convenu de respecter le cessez-le-feu en vigueur et de se revoir dans 10 jours – soit l’exact opposé d’une invasion imminente par la Russie. Notez l’absence des États-Unis et de l’OTAN lors de ces discussions.
Ensuite, la Russie brandira la menace de sanctions contre les États-Unis et l’Europe. La Russie a déjà déclaré que son exclusion du système Swift pour les transactions monétaires internationales entraînera l’arrêt immédiat de l’approvisionnement énergétique russe en Europe. La Russie devrait bientôt signer avec la Chine des accords économiques majeurs qui la mettront davantage encore à l’abri de sanctions économiques. La Chine a clairement indiqué qu’elle soutenait la Russie dans la crise actuelle, reconnaissant que si l’Occident l’emportait sur la Russie, elle serait elle-même bientôt confrontée à une attaque similaire.
Enfin, la Russie exploitera l’hypocrisie des États-Unis sur les sphères d’influence et les alliances militaires en établissant des relations militaires avec Cuba, le Venezuela et le Nicaragua et en déployant un escadron naval dans les Caraïbes, avec la possibilité de déployer d’autres forces à l’avenir.
Avec ces trois mesures, la Russie cherche à isoler davantage les États-Unis de l’OTAN et de l’Europe. En fin de compte, les États-Unis vont se retrouver confrontés à l’une des deux options suivantes : accepter d’échanger la politique de la porte ouverte de l’OTAN contre l’accord de la Russie de ne pas se déployer dans l’hémisphère occidental, ou aller de force jusqu’à une confrontation qui aboutira à une invasion russe de l’Ukraine, ce qui est considéré par l’Europe comme étant de la faute des États-Unis.
Les pièces d’échecs sont déjà en train d’être déplacées. Même si les États-Unis risquent de ne pas le voir, on peut prédire un échec et mat russe dans un avenir plus ou moins proche.
Cet article est tiré de Energy Intelligence.
Scott Ritter est ancien officier de renseignement du corps des Marines des États-Unis dont la carrière de plus de 20 ans compte des périodes de service dans l’ancienne Union soviétique pour la mise en œuvre d’accords de contrôle des armements, le service de l’état-major du général américain Norman Schwarzkopf pendant la guerre du Golfe et, plus tard, le poste d’inspecteur en chef des armements auprès de l’ONU en Irak de 1991 à 1998.
Extrait du simulateur d’échecs « Chess Titans »/Wikimedia Commons
Source : Consortium News, Scott Ritter, 30-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises