Une vague d’indignation parcourt la foule. Au micro, du haut du camion, un membre du service d’ordre (SO) du Comité Vérité et justice pour Adama vient de signaler « un problème ». Des militants pro-Zemmour tenteraient de s’infiltrer parmi les centaines de personnes réunies place de la République, à Paris, samedi 12 février, pour participer à une marche pour l’égalité et contre le racisme.
Il s’agit notamment d’une équipe de la chaîne YouTube Livre noir, l’agence de com’ officieuse du candidat d’extrême droite, experte en provocations. Ses membres ont été « sortis », mais l’organisateur prévient, d’une voix de stentor : « On n’est pas responsables de leur sécurité. » Ambiance.
Un an et demi après le grand rassemblement contre le racisme et les violences policières du 13 juin 2020, organisé par le Comité Adama après le décès de George Floyd aux États-Unis des suites de son interpellation par la police, les méthodes de l’extrême droite n’ont pas changé.
À l’époque, des militants de Génération identitaire avaient déployé une banderole sur un toit, sous les huées des manifestant·es, avant d’être repoussés.
Ce qui a changé, en revanche, c’est la dynamique de la mobilisation. Le 2 juin 2020, date qui est restée gravée dans les mémoires des nouvelles générations antiracistes, 20 000 personnes avaient manifesté devant le tribunal de grande instance de Paris, bravant l’interdit préfectoral. Aujourd’hui, la foule, toujours très jeune, et dans laquelle on croise quelques figures politiques (Sandra Regol d’Europe Écologie-Les Verts, Olivier Besancenot, du Nouveau Parti anticapitaliste, Anasse Kazib, de Révolution permanente, ou encore Mathilde Panot de La France insoumise), est plus modeste.
Remettre le racisme et les violences policières dans le débat
« En 2020, il y avait un contexte mondial de mobilisation antiraciste qui avait été incarnée en France par Assa Traoré. Maintenant, quand on voit à quel point on a été attaqués et marginalisés du débat public, c’est déjà une prouesse de réussir à faire cette manifestation », observe Youcef Brakni, porte-parole du Comité Adama. À soixante jours du premier tour de l’élection présidentielle, le collectif réuni autour de la figure d’Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré, mort le 19 juillet 2016 dans la gendarmerie de Persan, a donc décidé de reprendre la rue et de donner de la voix.
« On a osé dire qu’il y avait des violences policières et du racisme en France, et depuis, je me fais attaquer en long, en large et en travers, comme si c’était interdit de le dire. Mais notre parole ne sera pas muselée. On fera en sorte que le monde entier regarde ce qui se passe en France », explique Assa Traoré à Mediapart, quelques jours après que l’ONU s’est dite « préoccupée » par la « lenteur » de la procédure de justice dans l’affaire Adama Traoré.
Pour l’instant, avec cette marche pour l’égalité, c’est sur le plan de la bataille culturelle que le comité a décidé de s’engager. Dans une tribune publiée dans Libération, qui ne fait pas mention de la présidentielle, Assa Traoré écrit ainsi : « Les cinq prochaines années sont les vôtres, les cinq prochaines années sont les nôtres. »
Interrogée par Mediapart à ce sujet, elle développe : « Les années à venir vont être difficiles, mais ce n’est pas parce qu’on n’est pas à l’Élysée qu’on n’a pas de pouvoir. On occupera encore plus l’espace et on prendra encore plus la parole. »
Sur le vote du 10 avril en lui-même, en revanche, un brin de scepticisme semble avoir gagné les rangs du noyau dur du comité.
Youcef Brakni, qui fait campagne à titre individuel pour le candidat de Révolution permanente (scission du NPA), Anasse Kazib, regrette que la gauche ne se soit « pas donnée à fond pour relayer massivement » l’appel à manifester du 12 février. C’est la raison pour laquelle, selon lui, la population manifestante est « éloignée des organisations politiques ».
« La présidentielle est finie, estime-t-il même. Il reste 60 jours, aucun candidat ne s’est montré prêt à mettre le racisme au centre du débat. Le meilleur, c’est sans doute Jean-Luc Mélenchon, mais ça reste très fragile, malgré les bonnes volontés. On se prépare donc à résister, à faire de la structuration politique sur le long terme. Cette marche n’est que le début. »
Hésitations et abstention<
Parmi les contestataires réunis place de la République, Kenza, 17 ans, venue d’Antony (Hauts-de-Seine), garde bien un peu d’espoir dans la voie électorale. Elle ne pourra pas encore voter le 10 avril, mais elle milite à La France insoumise depuis peu.
« Je me retrouve dans ce mouvement parce qu’il défend certaines mesures comme le démantèlement de la BAC [brigade anticriminalité – ndlr], la police de proximité ou encore l’interdiction des armes dans l’encadrement des manifestations, argumente-t-elle. Ce sont des mesures concrètes et positives. Le problème, c’est qu’on nous enferme dans un faux clivage, comme si demander des réformes de la police, c’était être contre la police. »
À défaut de voter, elle tentera donc de convaincre son entourage : « Il y a un fort taux d’abstention dans mon quartier. Pourtant, c’est une population qui a tendance à voter à gauche, mais ils ont été très déçus par Hollande, et maintenant ils se méfient. » La présence de militants pro-Zemmour à l’université Panthéon-Assas, où elle étudie, n’est pas pour la rassurer.
Diangou Traoré, militante associative au Franc-Moisin, un des quartiers très populaires de la Seine-Saint-Denis, ne peut qu’approuver. Engagée dans l’Union populaire de Jean-Luc Mélenchon, elle reconnaît l’âpreté du travail de conscientisation : « La gauche radicale perd des points en raison de l’abstention des classes populaires. Elles subissent le racisme, les violences policières, les logements précaires, ce qui fait que les gens sont soit défaitistes, soit dégoûtés de la politique. Et le réveil populaire n’est pas une affaire de deux semaines. »
Si ces mouvements n’ont pas trouvé de débouché électoral, c’est que personne ne les représente politiquement.
Youcef Brakni, porte-parole du Comité Adama
À quelques pas, Asmahane, venue de Nogent (Val-de-Marne), brandit une pancarte : « L’antiracisme est un devoir. » Elle est « en pleine recherche politique » sur le plan électoral. Au début, la candidature de Christiane Taubira l’intéressait, mais son hésitation face à la Fondation Abbé Pierre l’a déçue. « Chez les jeunes, elle reste populaire du fait des lois pour le mariage pour tous et la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, et de son soutien à Assa Traoré, mais elle est arrivée sur le tard, sans programme, et ça a refroidi tout de suite », estime-t-elle. De manière générale, la présidentielle l’effraie.
Dans la multitude de mouvements de contestation qui ont secoué le quinquennat d’Emmanuel Macron, le Comité Vérité et justice pour Adama a joué un rôle inédit d’accélérateur de la convergence des luttes. Le 26 mai 2018, en appelant les quartiers populaires à prendre la tête du cortège de la « marée populaire » à Paris, le comité a pour la première fois placé la lutte contre le racisme et les violences policières à l’avant du mouvement social. À cette époque, l’écrivain Édouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie le qualifiaient d’un « des groupes les plus puissants et les plus novateurs de la politique actuelle ».
Depuis, pourtant, force est de constater que la déferlante a reflué. « La réponse de la présidence actuelle a été de snober le peuple. À l’inverse, les policiers ont été reçus à l’Élysée, alors qu’on demandait l’interdiction des techniques d’immobilisation », se remémore Assa Traoré.
La manifestation des syndicats policiers, en présence de personnalités d’extrême droite et de certaines personnalités de gauche comme Yannick Jadot, le candidat écologiste, ou Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, le 19 mai 2021, devant l’Assemblée nationale, a parachevé ce retour de bâton politique.
S’il est vrai que les programmes de gauche se sont ouverts à la thématique des violences policières, avec plus ou moins d’ambition, l’enjeu est devenu inaudible dans le concert des surenchères sécuritaires.
Si bien que le mouvement antiraciste semble désorienté face aux urnes. « Si ces mouvements n’ont pas trouvé de débouché électoral, c’est que personne ne les représente politiquement. Je pense que ce combat ne peut pas se gagner par les urnes : aux États-Unis, les mouvements trumpistes et surpémacistes blancs ne sont pas vaincus, même si Trump n’est plus élu », analyse Youcef Brakni.
Assa Traoré a, pour sa part, de la sympathie pour Christiane Taubira. Le 9 juin 2020, l’ancienne garde des Sceaux lui avait adressé des mots chaleureux dans « Quotidien ». Une marque de soutien rare dans le monde politique, et qui lui est régulièrement reprochée depuis, tant par Manuel Valls que par l’extrême droite.
Depuis, il y a des liens entre les soutiens de Christiane Taubira et le Comité Adama. Un des porte-parole nationaux du collectif Taubira pour 2022, Lotfi Moussa, était ainsi présent au meeting organisé par le Comité Adama au théâtre Dejazet, le 25 janvier. « C’est une cause qui me tient à cœur, et c’est le cas de pas mal de personnes au collectif. Je n’étais pas là pour faire du prosélytisme, mais Christiane Taubira est une femme, noire, sujette à beaucoup d’attaques pour cette raison-là, en France, en 2022, tout comme Assa Traoré », explique-t-il.
« C’est évident que le fait que Christiane Taubira a soutenu Assa lui a ramené des soutiens du comité au sens large, convient Youcef Brakni. Le fait que cette jeune génération soit très sensible à la question des violences policières et du féminisme fait qu’elle a engrangé. Elle part avec un avantage par rapport aux autres en matière de ce qu’elle peut représenter. »
De fait, Assa Traoré elle-même est attentive à sa candidature : « Le fait que Christiane Taubira se présente est une belle chose pour la France, mais j’attends de voir son programme, précise-t-elle. Une chose est sûre : on a beaucoup plus de candidats issus de l’extrême droite que de candidats qui nous ressemblent. » Le 8 mars, elle interviendra dans un direct organisé par le collectif Taubira pour 2022, sur le féminisme et l’égalité femmes-hommes.
Le Comité Adama ne devrait cependant pas soutenir officiellement de candidat·e avant le premier tour. Il s’attachera à faire la démonstration en actes qu’un contre-récit est possible face à la montée de l’extrême droite. La conclusion du discours d’Assa Traoré, ce 12 février, lors de la marche pour l’égalité, ne disait pas autre chose : « Merci d’être les vaillants soldats que vous êtes, et de ne pas laisser ce pays sombrer entre les mains de haineux qui propagent le racisme. »
Mathieu Dejean