Depuis la pandémie, des leaders fondamentalistes et de droite radicale ont adapté leurs discours et dominent aujourd’hui les mouvements conspirationnistes d’opposition aux restrictions sanitaires.
L’enquête a été menée par le Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR). Elle a permis de dresser une « cartographie » des différents complotismes anti-mesures sanitaires du Québec et de comprendre les idéologies qui les sous-tendent.
Les chercheur·euses se sont penché·es sur près de 500 vidéos publiées en ligne par les influenceur·euses les plus important·es de la mouvance conspirationniste anti-mesures sanitaires au Québec, comme Mario Roy, André Pitre, Steve “L’Artiss” Charland, Guylaine Lanctôt ou encore le pasteur Carlos Norbal. L’enquête a ciblé plus précisément une période allant de novembre 2020 à janvier 2021.
Pour mieux comprendre comment la droite radicale et l’intégrisme religieux ont forgé le complotisme dans la province, Pivot s’est entretenu avec Martin Geoffroy, co-auteur de l’enquête, sociologue et directeur du CEFIR.
« Des agendas politiques »
Martin Geoffroy et ses collègues se sont penché·es sur les mouvements conspirationnistes qui « critiquent les mesures sanitaires en tant que telles, et non seulement la manière dont elles sont gérées », précise le chercheur. Il insiste : il ne faut pas confondre, d’un côté, les personnes qui invoquent des arguments complotistes pour s’opposer en bloc aux mesures sanitaires et, de l’autre, celles qui « posent des questions légitimes » sur le choix des mesures ou la façon dont elles sont mises en place. Ainsi, la gauche radicale n’est pas apparue sur le radar du CEFIR, puisque sa critique des mesures sanitaires n’a pas adopté une forme conspirationniste [voir encadré].
Les complotistes anti-mesures sanitaires sont ceux qui « nient la pandémie elle-même », indique Martin Geoffroy, qui « pensent qu’il n’y a pas de pandémie et que le virus n’existe pas », ou bien que « c’est juste une grosse grippe et que votre système immunitaire va vous protéger », détaille le chercheur. Ainsi, selon les groupes conspirationnistes, la crise sanitaire est inventée par les autorités, par une petite élite mondiale qui veut « se donner le pouvoir d’exercer plus de contrôle sur la population », résume le directeur du CEFIR. Les restrictions sanitaires et les vaccins serviraient cette machination.
Le sociologue et son équipe ont voulu mettre en lumière la dimension « socio-politique » du conspirationnisme, c’est-à-dire son lien avec des préoccupations sociales, des idéologies et des visions du monde. En effet, il est essentiel de ne pas aborder ce phénomène comme la simple manifestation d’un désordre psychologique, insiste Martin Geoffroy. De même, ajoute-t-il, « il ne faut pas seulement se focaliser sur ce qui est faux ou vrai dans ce que les complotistes disent », mais bien essayer de comprendre les « rationalités » qui informent leurs discours.
« Ce ne sont pas juste des gens qui disent n’importe quoi ou qui ont des enjeux de santé mentale. […] Il y a beaucoup de personnes là-dedans qui ont des agendas politiques. Il ne faut pas déresponsabiliser les gens de leurs choix politiques. »
Certains ont des idéologies qui reposent réellement sur des théories du complot, d’autres sont des « manipulateurs » qui « se servent des discours complotistes pour faire avancer » leurs idées, développe Martin Geoffroy. « Il y en a qui y croient vraiment, et il y en a qui sont opportunistes, il faut le dire. » Par exemple, tandis que certaines influenceuses Nouvel Âge ont cherché à profiter de la pandémie pour faire la promotion de leurs traitements ésotériques, d’autres comme François Amalega ont tout laissé pour défendre leur cause, jusqu’à se retrouver en prison.
Mutations de la droite politique et religieuse
L’analyse menée par le CEFIR a conclu qu’il existait deux grandes tendances dans la complosphère québécoise anti-mesures sanitaires : une mouvance politique d’extrême droite et une autre plus religieuse et spirituelle, au sein de laquelle le christianisme intégriste occupe une place importante.
Ces mouvements et leurs porte-paroles existaient déjà avant la pandémie et ils avaient souvent déjà des discours complotistes. Ils ont toutefois évolué en se recentrant sur l’opposition aux mesures sanitaires.
Ces deux tendances s’influencent aussi mutuellement et peuvent devenir difficiles à distinguer. « La pandémie a fait que ces gens-là, qui ne se parlaient pas nécessairement avant, se parlent maintenant », souligne Martin Geoffroy. Par exemple : André Pitre et Carlos Norbal. Le premier est depuis longtemps une figure de l’extrême droite identitaire, proche de la Meute, et le second est un pasteur protestant fondamentaliste : les deux hommes se sont rapprochés durant la pandémie, dénonçant ensemble des mesures sanitaires concoctées par « des communistes athées qui cherch[eraient] à profiter de la pandémie pour prendre le contrôle de la planète », indique le rapport du CEFIR.
La pandémie contre les libertés individuelles et les valeurs traditionnelles
Le complotisme québécois d’extrême droite est porté par des figures autrefois actives dans des regroupements de droite radicale comme la Meute ou Storm Alliance, rappelle le CEFIR. Mario Roy a appartenu aux deux groupes avant de devenir un important porte-parole de l’opposition aux mesures sanitaires. Steve “L’Artiss” Charland, ancien numéro deux de la Meute, a fondé les Farfadaas, un important regroupement conspirationniste anti-mesures sanitaires dans la province.
Ce complotisme d’extrême droite se caractérise d’abord par un rejet absolu de l’autorité et « des valeurs et des institutions de la démocratie libérale (science, État, tribunaux, médias, institutions d’enseignements, etc.) », peut-on lire dans le rapport du CEFIR. Cette mouvance est « anti-autorité, mais pas d’une manière rationnelle », ajoute Martin Geoffroy. C’est que sa critique ne s’appuie pas sur une analyse des abus réels du pouvoir, mais bien sur une théorie imaginaire, précise-t-il. Selon cette théorie, toutes les institutions dites démocratiques seraient une totale illusion masquant les agissements d’une élite contrôlant secrètement la population par des moyens détournés.
En fait, ces complotistes de droite radicale s’opposent plus aux autorités de la démocratie libérale qu’à l’autorité tout court, précise Martin Geoffroy. « Avant et pendant la pandémie, ils s’opposent à toute forme d’autorité parce qu’elle ne les représente pas. lls aimeraient s’y substituer. »
Le chercheur rappelle ainsi que la Meute était « fondée sur une hiérarchie de type militaire ». L’extrême droite conspirationniste préfère des formes de pouvoir qui reposent sur le charisme, par exemple, et refuse l’autorité qui s’appuie sur des justifications légales ou scientifiques « mensongères ».
Pour les complotistes d’extrême droite, les restrictions sanitaires sont parfaitement injustifiées, inventées de toutes pièces par les politicien·nes, les scientifiques et les médias pour renforcer un système néfaste et mieux mater la résistance. « Coupe le câble ! » est ainsi devenu le slogan de Charland et des Farfadaas, qui dénoncent ce qu’ils estiment être une campagne de peur orchestrée dans les grands médias.
Par ailleurs, les opposant·es d’extrême droite aux mesures sanitaires estiment que « la COVID-19 ne serait dangereuse que pour un faible pourcentage de la population et que, conséquemment, les personnes en santé (les forts) ne devraient pas avoir à subir de restrictions à leurs libertés individuelles si c’est pour protéger les personnes vulnérables (les faibles) », lit-on dans le rapport du CEFIR.
« On dit : “les vieux, laissez-les mourir !” », illustre Martin Geoffroy. Il s’agit d’une vision du monde profondément inégalitaire, axée sur « l’épuration des plus faibles », analyse-t-il. « On a tout le discours eugéniste typique de l’extrême droite, là-dedans. C’est la loi du plus fort… ou de celui qui se pense le plus fort ! » lance-t-il.
Mais ce complotisme d’extrême droite n’est pas un bloc monolithique. Il se divise en fait en plusieurs branches « qui ne s’entendent pas toujours entre elles, qui s’obstinent sur des virgules », poursuit le directeur du CEFIR.
Les « citoyens souverains », par exemple, exaltent les libertés individuelles contre tout ce qui provient de l’État. Selon cette frange, toute la loi serait en fait invalide, et il serait possible d’y échapper par des contestations juridiques complexes et fantaisistes. Mario Roy et François Amalega appartiennent à cette tendance, tout comme Stéphane Blais, dirigeant de la Fondation pour la défense des droits et libertés du peuple. Celle-ci incite ses partisans à ne pas payer les amendes liées à la pandémie.
Les conspirationnistes « identitaires », quant à eux, sont d’ancien·nes militant·es anti-immigration qui ont réorienté leur action au cours de la pandémie, comme André Pitre, Steve “L’Artiss” Charland, ou Alexis Cossette-Trudel. Les identitaires jugent que les mesures sanitaires illégitimes sont un complot mondial menaçant de dissoudre l’identité et les valeurs nationales. Pour eux, « tout ce qui est mondialisé s’oppose à la nation », pose Martin Geoffroy. La menace proviendrait par exemple de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui voudrait « imposer ses règles », ou encore de la Chine, illustre le chercheur. Cette forme de complotisme tombe rapidement dans la xénophobie, rappelle-t-il.
Les identitaires désignent aussi des ennemi·es qui trahiraient la nation de l’intérieur en défendant les mesures sanitaires. La gauche, notamment, est souvent ciblée, puisqu’elle serait fondamentalement hostile aux valeurs occidentales. « Ce sont encore les “syndicaleux” et les “gauchistes” » qui sont attaqués, par exemple lorsque les enseignant·es ou les travailleur·euses des services publics se mobilisent pour avoir droit à des protections suffisantes contre le virus, illustre Martin Geoffroy.
Un fondamentalisme religieux à ne pas négliger
Le rôle des mouvements spirituels et religieux dans l’opposition conspirationniste aux mesures sanitaires « n’est pas négligeable », insiste par ailleurs Martin Geoffroy. « On a tendance à mettre le religieux de côté, on néglige la part du christianisme dans la pensée complotiste », critique-t-il.
Il pense que cette négligence est en fait un « biais culturel ». Les commentateur·trices québécois·es auraient tendance à s’imaginer que les dérives politiques de la religion sont le propre de « l’islam politique », déplore-t-il. « On se dit : “on n’a pas ça, nous”, mais il y a de l’intégrisme dans le christianisme et on devrait s’en préoccuper plus que de l’intégrisme musulman, au Québec. »
Ainsi, « quand on regarde ce qu’il y a derrière les pensées conspirationnistes d’extrême droite, elles se trouvent souvent à être soutenues par une dimension religieuse », souligne Martin Geoffroy. « C’est bien pratique pour expliquer l’irrationnel », analyse-t-il, « pour défendre ce qui est scientifiquement injustifiable » comme l’idée d’une « race supérieure » à protéger contre le mondialisme. L’intégrisme chrétien peut aussi s’allier avec le complotisme identitaire : le christianisme est alors vu comme le fondement spirituel et culturel de la nation québécoise menacée.
De manière générale, le complotisme chrétien voit dans la crise sanitaire un prétexte pour renforcer davantage les pouvoirs modernes que sont la science, la technologie et l’État, au détriment de la foi, des « lois de Dieu » et de l’autorité de l’Église. L’interdiction des rassemblements religieux est particulièrement dénoncée, puisqu’il s’agirait d’une stratégie visant précisément à affaiblir les communautés de croyant·es. Ce courant s’appuie aussi sur des dogmes religieux pour appuyer son discours, tandis que la prière peut être vue comme un moyen d’action contre la maladie.
Le rapport du CEFIR distingue le courant « intégriste catholique », plus axé sur la défense des valeurs traditionnelles, et celui du « fondamentalisme protestant », qui mise plutôt sur un « réveil spirituel » grâce auquel ses adeptes verraient enfin clair dans les mensonges du pouvoir.
Le mouvement spirituel du Nouvel Âge repose quant à lui sur des croyances ésotériques, une valorisation du savoir intuitif et une adhésion à différentes formes de thérapies alternatives. Celles-ci suffiraient à faire face à la pandémie, mais la crise sanitaire aurait été concoctée pour faire taire ces pratiques et imposer la médecine traditionnelle, selon le complotisme Nouvel Âge. Parmi les têtes d’affiche de cette tendance, on trouve Guylaine Lanctôt, dénonciatrice de la « mafia médicale », ou encore la naturopathe Amélie Paul.
Des mouvements qui récupèrent des frustrations
Qu’est-ce qui explique la popularité de tous ces complotismes depuis le début de la crise de la COVID-19 ?
Selon Martin Geoffroy, « durant la pandémie, le conspirationnisme a récupéré toutes les frustrations qu’il pouvait récupérer. Les mouvements d’extrême droite sont très bons pour récupérer les mécontentements dans la population », observe-t-il.
La « façon (parfois autoritaire et pas toujours dépourvue de contradictions) dont les autorités gouvernementales ont géré la crise » a pu favoriser l’adhésion à des discours complotistes qui dénoncent la manipulation de la population par une petite clique, suggère aussi le rapport du CEFIR. Le conspirationnisme « part de la réalité, il est ancré dans des faits réels », indique Martin Geoffroy, mais il en propose une interprétation décalée et non fondée. Par exemple, l’« illusion de corrélation » exagère les liens entre des événements, tandis que le « biais d’intentionnalité » présente les problèmes sociaux comme le fruit d’une manipulation consciente, plutôt que comme le résultat de causes accidentelles ou systémiques.
Les adhérent·es aux conspirationnismes anti-mesures sanitaires se retrouvent dans différents groupes sociaux, mais plus fréquemment chez les jeunes et les personnes ayant un plus faible niveau de scolarité, rappelle aussi le rapport. « Ce sont généralement des gens qui n’ont pas une position enviable », voire « qui sont rejetés par la société », analyse Martin Geoffroy.
L’adhésion au conspirationnisme répondrait alors à un besoin de désigner des coupables, même si ce ne sont que des « épouvantails » inexistants ou des « boucs émissaires » innocents, comme les immigrant·es, indique le sociologue. L’association à une mouvance complotiste pourrait aussi susciter un rassurant sentiment d’appartenance, que ce soit à un petit groupe d’élu·es ou à une communauté nationale jugée supérieure. Et pour les leaders, c’est l’occasion d’obtenir le pouvoir qui leur est refusé dans la société, souligne encore le directeur du CEFIR.
En fin de compte, les complotistes fondamentalistes ou d’extrême droite sont « dangereux » non simplement parce qu’ils portent atteinte à la santé publique, mais aussi parce qu’ils « mystifient bien du monde », leur faisant miroiter des fausses réponses à de vrais problèmes, conclut Martin Geoffroy.
Alexis Ross
Pas de complotisme sanitaire à l’extrême gauche
Fait notable : l’enquête du CEFIR n’aborde pas la gauche radicale, sauf pour mentionner que cette tendance politique échappe au complotisme anti-mesures sanitaires. « On se le fait reprocher à chaque fois qu’on ne parle pas de l’extrême gauche. Mais il n’y a pas lieu d’étudier un non-phénomène ! » lance Martin Geoffroy. « Ça ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de discours conspirationnistes à l’extrême gauche », mais cela n’a pas été le cas dans le cadre de la pandémie au Québec, insiste-t-il.
L’extrême gauche québécoise a parfois critiqué les mesures sanitaires, reconnaît Martin Geoffroy. Toutefois, ses critiques « n’étaient pas anti-science, elles étaient très raisonnables » et « basées sur la justice sociale », estime-t-il. La gauche radicale « s’est surtout opposée au couvre-feu » en dénonçant ses effets inégalitaires sur les plus vulnérables, indique-t-il. « Le couvre-feu lui-même n’avait pas de bases scientifiques » et « à peu près tout le monde s’y opposait », rappelle le sociologue.
Une vaste étude scientifique menée dans 26 pays a d’ailleurs confirmé qu’à travers le monde, durant la pandémie, les mouvances conspirationnistes ont été davantage liées à l’extrême droite qu’à la gauche radicale.