La renaissance de mouvements sociaux en France, en particulier depuis novembre-décembre 1995 [1], a souvent été saluée ou simplement interprétée comme un fait politique d’ampleur. Pourtant le rapport de ces mouvements sociaux à la politique apparaît bien ambigu. Et beaucoup de constater la césure profonde entre ces mouvements et la politique institutionnelle, pour s’en féliciter ou, à l’inverse, pour le regretter. De divers côtés circulent alors des idées trop simples pour analyser la situation et préparer l’avenir. Schématiquement, on peut identifier le pôle de ceux qui se méfient de la politique électorale et comptent avant tout sur les mouvements sociaux, en réactivant une forme adoucie d’anarcho-syndicalisme, et le pôle de ceux qui privilégient la construction d’une vraie gauche politique, distincte des sociaux-libéraux au pouvoir, dans la double tradition politico-centrée de la social-démocratie et du bolchévisme. Dans leur façon d’appréhender les rapports entre les luttes sociales et le champ politique, ces deux attitudes charrient tout un ensemble de couples routinisés mais mal maîtrisés comme le noble et le trivial, la base et le sommet ou le haut et le bas. Elles ont alors en commun de sous-estimer la révolution culturelle à opérer au sein du mouvement ouvrier et de la gauche afin d’être à la hauteur des défis qui se présentent à nous. Il n’y a certes pas de recettes miracles, indépendamment des débats militants et de l’intelligence collective des expériences récentes. Toutefois, on peut commencer à dessiner en pointillés, ne serait-ce que dans l’identification des insuffisances des modèles anciens, les contours d’un autre chemin. Pour ce faire, quelques ressources puisées dans les sciences sociales peuvent se révéler utiles.
Le retour de l’anarcho-syndicalisme : de la juste autonomie à la pureté illusoire
Quand on parle d’anarcho-syndicalisme, il ne faut pas voir un ensemble homogène qui aurait dominé l’action de la CGT du début du siècle. La réalité était plus complexe [2]. Mais on ne retient ici que ce qui s’est fixé dans la mémoire collective sous forme de repères stabilisés, à travers des textes comme « la Charte d’Amiens » de 1906, qui au départ n’était d’ailleurs qu’une motion de circonstance et de compromis [3]. Le texte d’Amiens [4] faisait du syndicalisme l’acteur principal de la jonction entre « l’œuvre revendicatrice quotidienne » et la perspective de « l’émancipation intégrale », avec « comme moyen d’action la grève générale ».
Le syndicat, « aujourd’hui groupement de résistance », se présentait alors comme « le groupement de production et de répartition » du futur. Et il ajoutait à l’attention des partis, et tout particulièrement à l’intention du Parti socialiste, unifié en 1905 : « En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ». Lui répond comme en écho, mais un écho affaibli par le temps, le récent « Appel pour l’autonomie du mouvement social » [5] dans sa condamnation d’« un rapport hiérarchisé et instrumentalisé du mouvement social vis-à-vis du mode de représentation politique institutionnel » et sa défiance à l’égard de la confection de listes électorales intégrant « des militant-e-s associatifs, des syndicalistes, des intellectuel-le-s ».
Il y a cependant une part de vérité dans cette résurgence. Et tout d’abord un constat : on observe bien aujourd’hui quelque chose comme une « déconnexion des sphères du social et du politique ». Les sciences sociales contemporaines, avec Pierre Bourdieu et quelques autres, parleraient plus précisément d’une autonomie des champs sociaux ou des secteurs [6]. Dans la vue multi-dimensionnelle de l’espace social qu’elles proposent - se détachant d’une version simplifiée du « marxisme » décrivant un monde uni-dimensionnel avec une infrastructure et une superstructure -, on a une diversité de champs ou de secteurs, animés par des logiques qui ne sont pas réductibles les unes aux autres (l’univers associatif, le syndicalisme, le monde intellectuel ou la politique institutionnelle), avec leurs langages, leurs règles et leurs rythmes propres. La discordance de leurs temporalités respectives, pour parler comme Daniel Bensaïd [7], est ici particulièrement nette : par exemple, entre le temps court de l’action revendicative, le temps moyen de la compétition électorale et le temps long de la stabilisation des collectifs syndicaux.
Cette réalité a longtemps été obscurcie par la prégnance sur la gauche du modèle hiérarchique incarné par le Parti communiste français, et sa reconnaissance est un acquis positif de la période. Il est bon, dans la perspective d’un projet démocratique en mouvement, que les professionnels de la politique n’aient pas le monopole de la légitimité de l’intervention sur le terrain politique. Ainsi l’espace de ce que l’on appelle « la politique » n’est pas confiné aux acteurs politiques institutionnels et reste ouvert aux tentatives d’innovation qui lui sont extérieures. La pluralité et le conflit sont des valeurs en soi, en particulier quand ils surgissent de points de vues différents (syndicats, mouvements sociaux, intellectuels ou artistes). La prise en compte de cette nouvelle forme de pluralisme constitue un des aspects intéressants des crises que nous traversons.
Toutefois, dans le modèle anarcho-syndicaliste l’autonomie risque de se retourner en son contraire : l’unification par le syndical. Le syndicalo-centré risque de simplement se substituer au politico-centré. Le texte d’Amiens porte cette ambiguïté, dans la tension entre le pouvoir totalisant du syndicalisme et la timide reconnaissance de l’existence des partis. Dans la version contemporaine, on tend à faire comme si les mouvements sociaux généraient nécessairement et seuls, par leur logique propre, leurs réponses politiques. Les discontinuités entre les différents secteurs ne sont alors pas davantage perçues que dans le modèle politico-centré. Et l’on en arrive à la situation paradoxale où l’autonomie des mouvements sociaux conduit à abandonner la place, sur le plan électoral, aux formations traditionnelles. Par ailleurs, on laisse aussi à l’extrême-droite - même si sa crise actuelle semble nous donner un peu plus de temps - une part importante du terrain de l’alternative politique.
De l’autonomie légitime au retrait de l’action politique institutionnelle, il n’y a alors qu’un pas. L’inspiration libertaire peut tomber dans ce que Marx appelait déjà « l’indifférentisme politique » [8]. Ainsi, ceux que Marx nommait « les apôtres de l’abstentionnisme politique » auraient méconnu le fait que les « moyens de combat doivent être pris dans la société actuelle » et que « les conditions fatales de cette lutte ont le malheur de ne pas cadrer avec les rêveries d’idéologues que nos docteurs en science sociale ont exaltées sous les noms de Liberté, d’Autonomie et d’Anarchie » [9]. Dans les proclamations récentes comme, plus profondément, dans les sentiments diffus traversant les milieux militants s’observent des tendances à rabattre l’action partisane sur le sale et l’impur, en se drapant dans la pureté des principes et dans la blancheur de « la base » confrontée à la noirceur des « sommets ». Ce faisant, n’oublie-t-on pas que l’impureté et le tragique sont parties prenantes de la plupart des actions, individuelles ou collectives, qui s’affrontent au monde et aux autres, et que l’action associative, syndicale ou intellectuelle ne peuvent prétendre, pour se démarquer de l’action partisane, en être complètement à l’abri ? C’est le « maléfice de la vie à plusieurs », dont parlait Maurice Merleau-Ponty, car, le plus souvent, l’action nous engage « dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler », au travers de circonstances qui pour une part nous échappent [10]. Déserter la scène politique institutionnelle ne permet pas d’esquiver ces questions, par contre cela peut entretenir certaines illusions et nourrir des effets pervers.
On peut tout d’abord repérer une illusion anarcho-syndicaliste quant à l’extra-territorialité du syndicalisme libertaire vis à vis des problèmes de la représentation : la plupart des relations représentants/représentés, à des degrés certes divers, n’incluent-elles pas la possibilité d’un rapport de domination, et pas simplement la professionnalisation politique ? Le militant syndical, associatif ou intellectuel, en tant que porte-parole de collectifs, ne risque-t-il pas aussi d’usurper cette parole, justement parce qu’il est amené à parler à la place de ? La critique libertaire des dangers de la représentation constitue une dimension importante de l’émergence de nouveaux rapports à l’action collective, mais pas leur négation. « »Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique« avance subtilement Pierre Bourdieu [11]. Le zapatisme contemporain s’est justement confronté au problème, en tentant d’innover dans la contradiction, sans chercher de solution définitive dans une pureté rêvée qui finirait par ignorer les forces qui la minent de l’intérieur [12]. Reste à construire, et d’abord dans les associations et les syndicats, de nouvelles formes de contrôle démocratique, de délégation et de mandatement qui devront probablement rompre avec les formes datées historiquement du congrès bi ou tri annuel, de l’organisme directeur, du président ou secrétaire général censés garantir l’unité et la représentation de la structure. Les mouvements sociaux ont expérimenté de nouveaux modes d’action et de fonctionnement, basés sur des réseaux et sur l’association ponctuelle à telle ou telle initiative, qui méritent une attention approfondie.
Un effet pervers pourrait aussi emporter les mouvementistes bien loin de leurs intentions. Par l’activité revendicatrice et le lobbying vis-à-vis des pouvoirs publics, syndicats et associations sont susceptibles, tout en développant une méfiance vis-à-vis de l’action partisane, de renforcer paradoxalement la légitimité des forces politiques dominantes en général, et du Parti socialiste en particulier, en les instituant de fait comme seuls « interlocuteurs valables ». Leur position hégémonique quant à la représentation politique de ce qu’on a coutume d’appeler « le peuple de gauche » serait alors avalisée de fait, puisqu’on s’interdirait de la contester sur le terrain de la politique institutionnelle et électorale. On proclamerait d’un côté : « Nous sommes la gauche ! », mais on contribuerait, de l’autre, en pratique, à enraciner l’idée qu’ils sont bien la seule gauche « sérieuse ».
Toutefois les limites anarcho-syndicalistes et mouvementistes ne sont pas les seules à risquer de nous enliser dans l’ancien, les donneurs de leçons politiques ont aussi beaucoup de scories du passé à déblayer.
Le rééquilibrage politique : entre identification d’un problème et préjugés
Ceux qui plaident aujourd’hui pour un rééquilibrage du côté du pôle de la politique partisane saisissent un certain nombre d’impératifs de l’heure, leur clairvoyance se développant dans les zones d’ombre des positions mouvementistes les plus excessives. Toutefois ils le font, souvent implicitement, sur le mode d’un retour à un « comme avant » qui lui aussi reste trop aveuglé par les évidences propres aux traditions sociale-démocrate et léniniste, qui restent justement à réévaluer plus systématiquement.
Que faire ? publié en 1902 par Lénine constitue une bonne entrée dans une série de repères partagés au sein de la II° Internationale sociale-démocrate et de la III° Internationale communiste. Bien que daté, il permet de cerner des éléments d’un fonds commun, vraisemblablement majoritaire, à partir duquel pouvaient s’articuler des divergences. Pour Lénine, il y avait bien a priori une hiérarchie entre la lutte politique (en haut) et la lutte syndicale (en bas), entre « la conscience sociale-démocrate » et « la conscience trade-unioniste », qui était aussi une hiérarchie entre l’organisation et la spontanéité comme entre les masses prolétariennes et les intellectuels révolutionnaires issus de la bourgeoisie [13]. Il fait d’ailleurs écho à des réflexions de Kautsky, principal théoricien de la II° Internationale, en 1901-1902 dans Die Neue Zeit, revue théorique de la social-démocratie allemande. Pour Lénine, la supériorité du politique sur le syndical donne alors un rôle tout à la fois englobant au premier (« La lutte politique de la social-démocratie est beaucoup plus large et plus complexe que la lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement » [14]) et dirigeant au parti social-démocrate (« La social-démocratie dirige la lutte de la classe ouvrière, non seulement pour obtenir des conditions avantageuses dans la vente de la force de travail, mais aussi pour l’abolition de l’ordre social » [15]). On a en quelque sorte des prétentions inversées par rapport à celles de la Charte d’Amiens.
Les convergences de Kautsky-Lénine peuvent donc être lues comme exprimant une prétention excessive, qui a à voir avec un préjugé ethnocentrique, dans le sens où s’y exprime la vision du monde propre au groupe des militants issus de milieux intellectuels, qui ne peuvent s’empêcher de penser leurs activités comme a priori plus globales et dirigeantes. On pourrait même avancer qu’elles ont constitué une des premières théorisations du mouvement alors à peine amorcé de professionnalisation politique [16]. Dans ce cadre, la dimension de double domination liée au processus de professionnalisation politique, domination des plus dotés en capital culturel sur les moins dotés et domination des représentants sur les représentés, passe inaperçue. La stalinisation du communisme va appauvrir ces schémas, avec la thèse du syndicat comme « courroie de transmission » du parti, qui a, par exemple, tant marqué les rapports entre le PCF et la CGT.
Mais le poids des préjugés politico-centrés ne concerne pas que Kautsky et Lénine, et les éléments les plus critiques de la social-démocratie allemande y souscrivent aussi dans une certaine mesure, comme Rosa Luxemburg dans sa brochure de 1906 Grève de masse, parti et syndicats [17]. Ce qui est en cause dans la révolution culturelle à opérer aujourd’hui au sein de la gauche, ce ne sont donc pas seulement les pratiques les plus manipulatrices, qu’il s’agisse de « la courroie de transmission » stalinienne ou même du travail de « fraction » au sein des syndicats qu’ont pu pratiquer les organisations d’extrême gauche. Ce sont bien les préjugés politico-centrés qui restent à réinterroger, c’est-à-dire la double vision encore assez répandue dans les milieux de la gauche et de l’extrême-gauche politiques selon laquelle : 1°) la politique partisane est a priori plus globale que l’action syndicale et que celle des mouvements sociaux, et 2°) la division du travail réserve au parti les tâches nobles de la politique (élaboration d’un projet de société, qu’il soit qualifié de « réformiste » ou de « révolutionnaire », et rôle décisif dans sa mise en œuvre notamment). L’analyse des expériences historiques nous laisse penser que les choses sont plus fluides, moins fixées à l’avance, dans la répartition des tâches entre les uns et les autres. Par ailleurs, si l’on passe à l’ordre du souhaitable, en considérant la démocratie comme une dynamique nécessairement inachevée, basée notamment sur la pluralité des institutions et le jeu des contradictions, il est légitime que des conflits puissent s’exprimer entre syndicats, associations, mouvements sociaux, groupes intellectuels et partis sur la délimitation des sphères d’intervention des uns et des autres, sur la définition même de ce qu’on appelle « politique » ou sur la confection de projets de société alternatifs.
En s’en prenant exclusivement et unilatéralement à Lénine, on risque alors de jeter le bébé avec l’eau du bain, et une pensée de l’autonomie de la politique institutionnelle avec « le léninisme ». L’immersion de Lénine dans une activité politique en voie de professionnalisation et d’institutionnalisation n’a vraisemblablement pas été uniquement source de préjugés ethnocentriques et de pratiques autoritaires, mais aussi d’une relative lucidité sur les spécificités de ce champ proprement politique et sur ses discontinuités par rapport aux autres secteurs de la société. Daniel Bensaïd met ainsi bien en évidence comment « au travers de la distinction du parti et de la classe, du politique et du social », Lénine s’oppose aussi à la « réduction de la politique au social » et, ce faisant, « comprend que les contradictions économiques et sociales ne s’expriment pas directement telles qu’elles sont, mais sous la forme spécifique, déformée et transformée, de la politique » [18]. La juste critique des impasses léninistes ne doit pas nous faire retomber dans une vision unidimensionnelle du monde social, et ce d’autant plus que les forces progressistes sont confrontées à des difficultés d’ampleur, appelant des analyses neuves.
Une crise inédite : le couple stratégie/projet de société
Car si le débat sur les rapports entre mouvements sociaux et politiques a des liens avec les discussions qui traversèrent le mouvement ouvrier au début du siècle, les éléments de discontinuité sont tout aussi importants.
Et tout d’abord le démembrement des cohérences qui fondaient les positions de l’époque. Pour les syndicalistes révolutionnaires, l’autonomie de la CGT permettait de promouvoir et d’organiser la grève générale, moyen pour aller vers un socialisme fondé sur des collectivités ouvrières de base que préfigurait l’organisation syndicale. Pour la majorité du parti social-démocrate allemand, la primauté du parti renvoyait à une stratégie électorale confortée, dans les premières années du siècle, par des succès réguliers. Pour Rosa Luxemburg et la gauche du parti allemand, l’irruption spontanée des masses permettait de sortir du double évolutionnisme de la grève générale préparée par un travail de conviction progressif chez les syndiqués et d’une victoire électorale jugée comme inéluctable. Mais le parti gardait son rôle moteur. Ces cohérences d’ensemble s’articulaient autour du couple stratégie/projet de société. Ce couple, de type moyens/fins, en faisant le lien entre les organisations à privilégier (parti ou syndicat), la stratégie à mettre en œuvre (par exemple, réforme ou révolution ?) et l’objectif politique à atteindre (le projet de société), formait une configuration globale et contribuait à structurer les visions du monde militantes.
Aujourd’hui, les remises en cause touchent à la fois la stratégie et le projet de société ; la France ayant quelques décennies de décalage vis à vis de la plupart des pays occidentaux [19]. A la perte de crédibilité du socialisme devant l’ampleur des dégâts causés par le stalinisme et les échecs chinois, yougoslave, cubain, etc., s’ajoute l’épuisement des modèles keynésiens, sur lesquels s’étaient adossés les sociaux-démocrates, comme des modèles de développement autocentrés, qui avaient séduit toute une génération de dirigeants du « Tiers-Monde ». Cette crise du couple stratégie/projet de société entre en résonance avec d’autres remises en cause symboliques qui touchent, plus profondément, à l’héritage philosophique du siècle des Lumières, à commencer par une certaine idée du progrès et de l’universel. Dans les pratiques, cette dislocation des cohérences d’ensemble renvoie plus que jamais chacun à sa sphère d’activité. L’éloignement des perspectives communes vers un horizon insaisissable, qui n’est presque plus nommé ni thématisé, pousse à une gestion étroite du quotidien, chacun sur son terrain.
Le champ politique tend à se réduire à la gestion des élections et des institutions, ce qui s’était construit comme « le mouvement ouvrier » laisse place à une pluralité de mouvements sociaux, quant aux intellectuels, ils sont plus nombreux à vouloir se mêler de la chose publique, mais souvent dans la défense d’une stricte autonomie de leur sphère d’activités. Cette gestion sectorielle nourrit « la déconnexion des sphères du social et du politique », en générant de nouvelles tensions. Sans réaffectation générale des ressources et leur réévaluation dans un nouveau système de valeurs - la perspective d’une autre société -, les contraintes du quotidien et des rapports de forces institutionnels pèsent lourdement sur la gestion du possible, et ce dans un contexte d’aggravation de la crise sociale. L’écart est alors toujours plus grand entre une rhétorique radicale et une gestion faite de compromis et de petits pas. Ce qui contribue à décrédibiliser les diverses formes de représentation, dont au premier chef la représentation politique, dont on saisit mal l’utilité.
L’enchevêtrement des niveaux de problèmes rendra à l’évidence difficile la résolution de ces contradictions. On se contentera alors ici d’avancer quelques pistes, en laissant pour l’instant de côté une question majeure : retrouverons-nous quelque chose comme une grande vision du monde à visée totalisatrice, appuyée sur un projet de société et de grandes lignes stratégiques (une « doctrine » comme le définissent les théoriciens des questions militaires), ou faudra-t-il nous contenter de repères éthiques et politiques plus parcellaires et provisoires pour nous guider dans les combats quotidiens ?
Des pistes
Face aux questions de l’heure, ne doit-on pas considérer l’autonomie des différents secteurs comme tout à la fois une donnée de fait et comme une chose souhaitable ? Mais cette autonomie doit récuser toute vision totalisante et hiérarchique au profit d’un des pôles. On rejoint ici Daniel Bensaïd dans sa critique de Lénine, mais que l’on pourrait aussi adresser à l’anarcho-syndicalisme : "La tentation existe bel et bien chez Lénine de considérer l’avant-garde comme une sorte de délégation naturelle avancée de la classe, alors que la représentation n’admet aucun dépositaire exclusif du
représenté - ni parti, ni porte-parole, ni prophète éclairé. Elle se joue nécessairement dans la pluralité contradictoire et changeante de ses formes" [20]. Mais ceux qui sont sensibles aux urgences politiques, tout en étant attachés, de manière plus structurelle, à la présence d’un pôle politique institutionnel dans un processus multidimensionnel de transformation sociale radicale, n’ont pas à faire leur deuil de relations, certes complexes et dans les deux sens, entre ces différents secteurs. Comment envisager alors, dans cette configuration non hiérarchique, des passages entre les mouvements sociaux, les syndicats, les associations, les groupes intellectuels et une galaxie politique alternative qui reste largement - difficulté supplémentaire, et non des moindres ! - à construire ?
La crise politique, telle que l’a analysée Michel Dobry comme mobilisation multisectorielle, mouvement de désectorisation (les barrières entre les différents secteurs de la société s’amenuisent) et de synchronisation de temporalités hétérogènes [21], constitue une des figures de ces passages. La fluidité propre à la crise rend possible un réaménagement assez substantiel des rapports entre les différents acteurs en présence. Mais la figure synchronisatrice de la crise a trop exclusivement obnubilé les discours « révolutionnaires », qui ont eu davantage de mal à accrocher sur les périodes plus routinières. Et même s’il s’agit aussi de saisir l’occasion dans des périodes de crise, la capacité à le faire en situation se prépare dans les moments plus ordinaires.
Portons donc l’attention sur les périodes routinières. Tout d’abord, on doit noter que le découpage en secteurs dotés de logiques spécifiques ne constitue pas la seule dimension active dans nos sociétés. Il existe aussi du sens commun, c’est-à-dire des ressources transversales aux différents secteurs. Les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot sur les modes de justification publique en usage dans notre société sont ici utiles. Ces modes de justification, historiquement construits (qu’ils nomment civique, domestique, industriel, marchand, de l’opinion et inspiré), constituent des ressources de généralisation de leur situation plus ou moins à la disposition des acteurs, et ce dans les différents secteurs. Ce sont alors des sens ordinaires et transectoriels du juste et de l’injuste qui s’expriment à travers eux. On a là des potentialités pouvant nourrir des passages, qui seront confortés par la vitalité de mouvements sociaux réarticulant de l’éthique et du politique. Après des années 80 où « la défense des valeurs », comme l’antiracisme, pouvait souvent apparaître comme le refuge de réseaux militants, une part des luttes des années 90 a redonné davantage de légitimité à la recherche de débouchés politiques face aux inquiétudes morales. Les thématiques de l’égalité des droits et de la justice sociale, dans les luttes des sans (sans-logis, sans-papiers, sans-emploi) comme chez les salariés des services publics mobilisés en décembre 1995, peuvent être ainsi considérées comme de telles passerelles entre les dimensions éthiques et politiques de l’action collective. Par ailleurs, les revendications issues des luttes les plus symboliques des dernières années (du type « régularisation de tous les sans-papiers qui en ont fait la demande » ou « augmentation de 1500 F des minimas sociaux »), en rendant visibles et concrètes des situations critiques, ont souvent forcé le respect public. Dans un débat politique assez atone, cela a contribué à réarmer partiellement la politique.
Mais lorsque l’on envisage des passages entre secteurs différents peut-on éviter de s’intéresser à des acteurs plus actifs dans ce processus ? Gilles Deleuze a parlé de manière fort suggestive d’intercesseurs, porteurs d’interférences [22]. Avec la sociologie des sciences et des techniques proposée par Michel Callon et Bruno Latour, on pourrait également parler de traducteurs et de traduction, activité consistant à formuler un langage, des problèmes, une identité et/ou des intérêts dans ceux d’autres, contribuant ainsi à déplacer les différents protagonistes. Le traducteur doit avoir une certaine expérience des secteurs concernés et des compétences spécifiques, notamment relationnelles. On peut ainsi concevoir des lieux transversaux où des militants des différents secteurs pourraient débattre régulièrement à l’initiative de tels intercesseurs. Si l’on pense à des passages dans les deux sens, on peut également penser à des acteurs politiques contribuant à l’amplification publique d’une lutte sociale. Ou, dans l’autre sens, on ne doit pas considérer comme taboue la participation au jeu électoral de militants issus des univers syndicaux ou associatifs, si l’on prend bien soin d’éviter la confusion des mandats et toute instrumentalisation d’un mouvement social pour des motifs partisans. Cela suppose le respect de délais suffisants, permettant de garantir l’indépendance des uns et des autres. Ces diverses possibilités seraient sans doute renforcées si, dans la pluralité, commençait à ré-émerger un horizon alternatif.
Questions d’aujourd’hui
On fait ici le pari que c’est seulement dans le processus d’invention d’une nouvelle voie, ni strictement anarcho-syndicaliste, ni strictement sociale-démocrate/léniniste, dans les rapports entre les mouvements sociaux, les groupes intellectuels et une galaxie politique radicale, que pourront être mieux posées des questions neuves qui ont émergé des dernières luttes sociales :
* L’élaboration d’intérêts communs, de solidarités et de perspectives unificatrices entre les acteurs des différents mouvements apparaît plus difficile que ne laissent supposer nombre de discours militants. Par exemple, les différences sociologiques et culturelles entre ce que certains ont appelé la gauche sociale et la gauche morale [23] - ne serait-ce que dans les écarts dans la composition des défilés de novembre-décembre 1995 et des manifestations pour les sans-papiers - apparaissent bien réelles. Par ailleurs, le mouvement des chômeurs a permis de vivre au jour le jour l’extrême hétérogénéité des conditions d’existence et des univers mentaux des salariés syndicalistes impliqués et des chômeurs mobilisés, et donc la grande fragilité, quotidiennement remise sur le tapis, du combat commun. On a alors constaté, une fois de plus, que la classe est davantage un processus, un travail et un pari qu’une donnée « objective ».
* En ce qui concerne plus spécifiquement le mouvement des chômeurs, il a, d’une part, montré les potentialités en matière de mobilité et d’audace dans la lutte de secteurs plus « marginalisés » par rapport à des secteurs plus « installés ». Mais, d’autre part, dans l’expérience justement de l’hétérogénéité, ce mouvement nous a amenés à vivre, dans certaines occasions, les limites de la possibilité d’une lutte commune, quand il y a de l’incertitude sur l’appartenance de chacun à un même monde et sur l’existence d’un langage commun minimal. L’association de syndicalistes à statuts et de chômeurs, dont certains étaient fortement meurtris par la rue et/ou une série d’expériences traumatisantes, qui pouvaient alterner les moments d’implication dans le collectif et les périodes d’enfermement autiste, voire de violence, a douloureusement marqué beaucoup des militants qui se sont investis dans ce mouvement. C’est ainsi parfois l’appartenance à une commune humanité qui semblait vaciller. Le philosophe Jacques Rancière a été un des rares à thématiser ce type d’expérience, avec ce qu’il a appelé « la mésentente », qu’il considère comme étant au cœur de la constitution fragile, réversible et contradictoire de quelque chose comme un espace démocratique : « La situation extrême de mésentente est celle où X ne voit pas l’objet commun que lui présente Y parce qu’il n’entend pas que les sons émis par Y composent des mots et des agencements de mots semblables aux siens » [24]. Dans les oppositions au cours du récent mouvement lycéen entre le pôle des élèves qui continuent à investir dans l’école et le pôle de ceux (dont « les casseurs »), issus parfois des mêmes cités, qui se vivent largement en dehors des institutions, il peut y avoir des problèmes pour une part comparables de re-constitution d’un monde et d’un langage communs minimaux. Des choses analogues sont vraisemblablement en jeu dans les accrochages entre « bandes de jeunes » et cheminots ou conducteurs de bus.
* Acteurs des mouvements sociaux et militants politiques ont aussi à se confronter aux rapports entre les liens de proximité associant les personnes, qui servent de points d’appui aux mobilisations, et le détachement de ces liens rendant possible la généralisation de la lutte. Ce type de questions s’est classiquement posé au sein du mouvement ouvrier sous l’angle du traitement du corporatif ; les critiques unilatérales du « corporatisme » méconnaissant les dimensions positives des liens corporatifs dans la construction d’un intérêt général de classe [25]. Le problème de la délégation, dans la critique des dangers de dépossession de « son » combat au profit de représentants toujours plus éloignés, rejoint par certains côtés ces difficultés.
* Enfin, les récentes mobilisations sociales appellent un nouveau traitement des rapports entre le je et le nous. Des évolutions convergentes dans nos sociétés tendent à donner une plus grande place au je, censé être porteur d’une plus grande authenticité, alors que le nous tutélaire, voire bureaucratique, des anciennes institutions et organisations est souvent rejeté. Comment faire du collectif avec ce je plus affirmé et affiché ? Comment trouver de nouveaux équilibres par rapport aux tyrannies croisées du je et du nous ?
Face à tous ces enjeux, il est donc urgent de se hâter, tant sur le plan pratique qu’intellectuel, sans quoi une dialectique infernale entre un social-libéralisme trop sûr de son hégémonie et une extrême-droite qui risque, à terme, de reprendre du poil de la bête pourrait écraser tout aussi bien les tenants des mouvements sociaux que les partisans de la radicalité politique.