« Ni ennemis, ni amis permanents. » Cette devise des instigatrices et instigateurs de la Primaire populaire, empruntée aux activistes américains du mouvement Sunrise, est en sursis. L’initiative citoyenne a jeté un tel trouble dans la gauche en lice pour la présidentielle qu’on se demande bien comment elle se relèvera après le vote, prévu ce dimanche 30 janvier.
L’aventure s’invente en 2020, juste après le début de la crise Covid et un confinement dur qui a permis d’entrevoir, pour une partie de la gauche, ce que pourrait être le monde d’après. Les textes, appels ou tribunes fusent alors de partout, traversant le monde politique, syndical et associatif, sur les mots d’ordre du « plus jamais ça » ou du « pouvoir de vivre ». Le tout jeune collectif La Rencontre des justices publie un texte méthode pour sortir de la « spirale infernale », et en premier lieu sur le plan démocratique.
L’idée d’une primaire populaire vient de cet élan et de l’envie manifeste de changer les règles du jeu face aux menaces qui s’amoncellent : l’immense péril climatique, l’extrême-droitisation de la sphère médiatique et politique, la possibilité pour la gauche de disparaître corps et biens lors de la présidentielle. Elle est également portée par la victoire encore toute fraîche aux municipales de plusieurs listes d’inspiration citoyenne ou de rassemblement, y compris dans des villes phares comme Marseille.
L’association 2022 ou jamais (créée en mars 2021), composée d’une myriade de collectifs œuvrant pour une démocratie plus ouverte, se donne pour mission d’organiser la contribution de la société civile en travaillant sur une sorte de pré-programme appelé « Le socle commun », un contrat de législature et un processus de désignation d’un candidat de l’union sous la forme d’une primaire populaire. La machine est lancée et elle veut s’attaquer à l’élection reine de la Ve république, l’élection présidentielle. Osé.
Robin Touzanne, 22 ans, s’engage à peu près à la même époque. Avant de devenir coordonnateur du groupe de Toulouse, Robin commence par une rencontre à Pantin en région parisienne. « C’était un gros moment d’émulation collective, on était 50 dans un hangar en mode “on va changer le monde”. C’était sacrément ambitieux. »
Nous avons fait la tournée des popotes. À chaque fois qu’on bougeait d’un millimètre, on consultait les partis. On ne les a jamais pris en traître.
Samuel Grzybowski
Alors qu’il est mobilisé dans le mouvement étudiant Together for Earth en défense du climat, la Primaire populaire lui semble une bonne alternative aux partis qu’il juge « gangrénés » par les logiques financières et obnubilés par leur propre survie.
« La première chose qui m’anime, c’est l’urgence climatique. On n’a pas cinq ans de plus à attendre, explique-t-il. J’avais ce besoin d’investir ce monde politique pour que ça change mais, en même temps, je ne le trouvais pas à la hauteur. »
« À l’époque, tout le monde était autour de la table pour parler du “socle commun”, y compris les représentants des candidats potentiels. On a fait un nombre incalculable de réunions, c’était franchement passionnant, se souvient la sociologue et philosophe Dominique Méda, première marraine de l’opération. Cela allait de La France insoumise aux députés en rupture de ban avec Macron. Tout l’arc de la gauche était là. »
Samuel Grzybowski, fondateur de l’association Coexister, membre de la Rencontre des justices et actuel porte-parole de la Primaire populaire, l’assure : « Nous avons fait la tournée des popotes. À chaque fois qu’on bougeait d’un millimètre, on consultait les partis. Nous avons donné toutes nos lignes rouges. On ne les a jamais pris en traître. »
Pas d’adhésions formelles au « socle commun »
C’est une époque où les candidats putatifs à la présidentielle décrochent encore leur téléphone quand le numéro de Samuel Grzybowski ou celui de la seconde porte-parole Mathilde Imer s’affichent sur leur écran de portable.
Difficile de snober une telle démarche citoyenne quand on a, dans le sillon des « gilets jaunes », tapé comme un sourd sur cette cotte mal taillée qu’est la démocratie à la française. Même si, déjà, La France insoumise laisse entendre que ce n’est pas la coquille de noix Primaire populaire qui fera tanguer le paquebot insoumis.
S’il n’y a pas eu d’adhésions formelles au « socle commun », assez large mais ambitieux, il y a bel et bien eu des discussions appuyées. « De la gauche radicale à Hidalgo, ils étaient tous d’accord pour abroger la loi Travail, réformer l’Union européenne, reprendre les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, se remémore Mathilde Imer. Beaucoup de convergences ont eu lieu à l’époque, ils sont passés à côté de l’histoire à ne pas voir par exemple que le Parti socialiste se subordonnait à tout ça. »
L’imminence des élections régionales achève de mettre le feu à la plaine : « Les partis sont tous partis, raconte Dominique Méda avec amertume. Et donc c’est vrai qu’ils n’ont pas voulu signer le “socle commun”. Chacun a repris ses billes. » Les ennuis commencent, les ennemis arriveront plus tard.
Malgré l’affichage d’une parfaite neutralité, certains soutiens s’inquiètent aussi de la prédominance de la ligne « sociale-démocrate » et, a contrario, de la faible place laissée à celle, plus radicale, portée par les Insoumis. Ils plient bagage. Parmi tous les courants politiques représentés, les membres des comités Taubira s’activent eux sans vergogne, car ils croient dur comme fer qu’à force d’insister, leur candidate va y aller et qu’elle trouvera là un véhicule idéal.
« Moi ça me fait rire, rétorque Robin Touzanne depuis Toulouse. On nous a critiqués pour avoir été le mouvement des jeunes pour Taubira. Quand on s’est lancés, nous étions les jeunes pour le climat, forcément pro EELV [Europe Écologie-Les Verts]. En septembre, parce que les noms de Mélenchon, d’Autain ou de Ruffin montaient sur le site, nous étions des Insoumis. Et puis, fin décembre, pro-Hidalgo ! »
« Je ne crois pas que la Primaire populaire ait été instrumentalisée par les soutiens de Taubira, explique l’une des personnalités ayant soutenu le dispositif, avant de s’en éloigner. Mais il y a des gens qui se sont dit : pourquoi ne pas profiter de ce truc ! »
« Participerez-vous à la Primaire populaire ? »
La Primaire populaire y croit encore et jette toutes ses forces dans la bataille pour convaincre les électrices et électeurs potentiels de s’adosser au dispositif, avec la conscience aiguë que seul le nombre d’inscrit·es pourra faire bouger les barbelés qui commencent à se dresser autour de la présidentielle.
Empruntant les techniques de l’organizing à l’américaine mais sans véritable ancrage territorial ou populaire, le travail est celui d’une fourmi. Les militant·es les plus convaincu·es font le pied de grue devant les sièges des partis, s’attirant les quolibets, ou squattent les antennes ouvertes dans les médias pour poser une question rituelle aux figures de la gauche : « Participerez-vous à la Primaire populaire ? »
La démarche n’est pas aidée par une presse globalement légitimiste qui peine à sortir du cadre. Une présidentielle, une campagne, des candidat·es, la Primaire populaire amuse, mais n’est guère prise au sérieux. À la rentrée scolaire 2021, la plateforme affiche les dix candidat·es les plus plébiscité·es, mais le compteur stagne autour des 200 000 inscrit·es.
La dynamique à gauche est ailleurs : Jean-Luc Mélenchon organise une sorte de plébiscite en ligne et atteint vite ce chiffre, Yannick Jadot remporte en septembre la primaire écologiste, où 122 000 personnes se sont inscrites. C’est toujours moins que les presque trois millions de votant·es pour la primaire socialiste il y a dix ans mais l’époque a changé et, à gauche, on gagne désormais petit.
En novembre, plus personne ne veut rien entendre. Comment dès lors organiser un départage sans candidat·es pour débattre ? La Primaire change de pied et fait voter ses adhérent·es pour passer à un système d’investiture populaire, offrant ainsi la possibilité de voter… pour des candidat·es pas vraiment d’accord pour participer. Certains, dans le premier cercle des soutiens, critiquent une machine devenue infernale mais se taisent, pour ne pas briser l’enthousiasme sincère des initiateurs et initiatrices. Des inscrits lambda de la première heure regardant cela de plus loin sont plus sévères.
« Je suis prof, à gauche, typiquement le genre de personne à se dire que l’union est une bonne chose pour gagner, explique Albin Wagener, enseignant-chercheur à Angers. Séduit au début comme d’autres de ses congénères par « le principe de renouvellement de la démocratie participative », il est extrêmement critique sur la tournure prise par les événements : « Sur les boucles Telegram, on posait des questions mais on n’avait que peu de réponses, ou alors on nous renvoyait vers le site. C’était sans fin. Pour moi, la vie démocratique, ce n’est pas de la stratégie d’entreprise. Quand on est inscrit, qu’on a partagé nos données personnelles, on ne change pas les choses au fur et à mesure. »
Près d’un demi-million d’inscrit·es
L’histoire aurait d’ailleurs pu s’arrêter là, dans le creux de l’hiver, sur fond de rancœurs et d’espoirs déçus. Mais c’était sans compter une série de coups de théâtre. Alors qu’Arnaud Montebourg passe son temps sur des répondeurs à pleurer l’union perdue, la candidate socialiste Anne Hidalgo, dont la campagne peine à décoller, s’invite inopinément au « 20 heures » de TF1 le 8 décembre pour proposer l’organisation d’une primaire à celles et ceux qui veulent « gouverner ensemble ».
Quelques jours plus tard, c’est au tour de Christiane Taubira d’annoncer à la veille des vacances de Noël qu’elle entre en campagne pour mettre toutes ses forces « dans les dernières chances de l’union », sans plus de détails sur les questions du comment et avec qui. Des actrices politiques « établies », donc, qui contribuent à la « publicisation » d’une primaire populaire. Drôle de paradoxe, relèvent finement les chercheurs Guillaume Gourgues et Rémi Lefebvre dans un texte publié a posteriori sur AOC.
Mais cela marche. Les compteurs de la Primaire populaire s’emballent à nouveau, jusqu’à ce chiffre important de presque un demi-million d’inscrit·es pour le scrutin de dimanche. On ne peut pas en dire autant de la dynamique d’union. Dans un ultime revirement, Anne Hidalgo a finalement claqué la porte de la Primaire populaire pour jouer sa fin de campagne en solo. Jean-Luc Mélenchon n’a pas dévié de sa ligne – le candidat, c’est lui –, et Yannick Jadot n’est guère plus tendre : « Ce que nous voulons faire, ce n’est pas organiser le Temple solaire du suicide collectif, mais gagner cette élection présidentielle », déclarait-il début janvier devant la presse.
On peut blaguer sur les plateaux télévisés, la Primaire populaire n’ayant plus rien d’un petit Poucet, les coups bas se mettent à pleuvoir en coulisses. La biographie des deux figures du mouvement est passée au crible par les militant·es hostiles.
Samuel Grzybowski surtout est accusé d’être tour à tour « macroniste » ou « islamiste », en raison de ses engagements associatifs dans le dialogue interreligieux ou à cause de simple tweets passés. Celles et ceux qui les côtoient de près les trouvent sincères mais stratèges, parfois jusqu’à l’excès.
La publication sur l’Internet mondial d’une vidéo, datée d’octobre 2021 et à usage interne, n’arrange rien : on y voit le jeune homme appelant ses troupes à bloquer dans leurs recherches de parrainages les candidat·es hostiles à l’union, à les faire « baisser dans les sondages » en les critiquant sur les réseaux sociaux, de manière à entraver leur recherche de financements auprès des banques. De la pure tactique politique, exposée en pleine lumière, et qui entache un mouvement citoyen qui ne cesse de parler de renouvellement ou de réenchantement.
En face, les pratiques ne sont guère plus glorieuses au sein d’un monde politique qui se rêve en noir et blanc mais cultive avec constance sa zone grise. Face sombre, le cyberharcèlement, ces milliers de messages d’insultes et de menaces de mort envoyés à l’occasion de raids menés par des militant·es ulcéré·es par ces jeunes gens qui osent gâcher la fête. Face claire, les deux têtes de pont de la Primaire populaire se voient proposer monts et merveilles pour tout arrêter, et notamment des circonscriptions gagnables aux prochaines législatives, manière de s’assurer un beau début de carrière d’élu·e.
« De manière sérieuse et même bien intentionnée parfois, relate Mathilde Imer. Ce n’est pas toujours du chantage mais une manière de nous ramener dans le giron. » Les deux porte-parole refusent avec constance mais « les mythos » sont légion : « On disait non, c’est un engagement que l’on a pris dès le début, mais des responsables politiques laissaient courir le bruit auprès de nos proches qu’on avait dit oui, pour nous dénigrer », explique Samuel Grzybowski.
Des partis pas tendres
Dans les partis aussi, pour celles et ceux qui sont favorables à l’initiative, les directions ne sont pas tendres. EELV s’est ainsi employé à faire taire le porte-parole Alain Coulombel, jugé trop ouvertement favorable à une stratégie d’union de la gauche, ou a fait pression sur les quelques écologistes présent·es au « Serment de Romainville ». Lors de cette réunion publique organisée en octobre 2021, des élu·es de diverses formations politiques à gauche se sont engagé·es à suspendre leur parrainage afin de faire pression pour l’union.
Côté Insoumis, le directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon Manuel Bompard a carrément sommé (sans succès) dans un communiqué la Primaire populaire de retirer le nom de son candidat de tous ses supports numériques et alertait sur les « utilisations qui pourraient être faites ensuite des diverses données collectées sur les inscrits ». Aujourd’hui, on peut ainsi visionner sur le site de la Primaire populaire des extraits vidéo censés illustrer les principaux atouts des différentes personnalités soumises à l’investiture… Extraits choisis par l’équipe de la Primaire populaire, ce qui est pour le moins incongru.
Chercheur·es et expert·es, plus ou moins piloté·es par les partis, se pressent dans les médias pour critiquer la méthode, le financement ou le risque juridique que la démarche ferait peser sur les personnalités soumises au vote populaire sans leur accord. À ce sujet, la Primaire populaire se défend pied à pied. « Face à 90 % de partis hostiles, vous pensez bien qu’on ne s’amuse pas à faire n’importe quoi », confie Victor Grezes, responsable du processus de vote.
Une haute autorité composée de sept juristes doit surveiller la validité de l’opération. L’association 2022 ou jamais encaisse les dons régulièrement sollicités par la Primaire populaire pour financer le tout, des dons qui s’élevaient mi-janvier à près de 800 000 euros, venus de particuliers, ainsi qu’un emprunt bancaire. Les gros donateurs ont été détaillés par Libération ici.
Les organisatrices et organisateurs ont créé une seconde association baptisée « Primaire Populaire » sous la forme d’un parti ainsi déclaré auprès des autorités de contrôle. Elle est appelée à recevoir les dépenses de « propagande électorale » qui seront, elles, soumises à un contrôle de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).
Elles se résument, selon la Primaire populaire, à quelques photos et vidéos sur les candidat·es. « Certains laissent entendre qu’en cas de victoire, ils devraient endosser le coût de la primaire mais c’est totalement faux. Nous avons justement créé ces deux structures pour l’éviter, poursuit Victor Grezes. Et le montant des dépenses de propagande n’est absolument pas significatif. C’est moins que des frais de traiteur pour une conférence de presse... »
La Primaire populaire, conseillée par un avocat spécialiste, déclare cependant à Mediapart n’avoir demandé aucun avis à la CNCCFP, se basant seulement pour ce montage sur les jurisprudences que la commission a publiées sur les précédentes « primaires ouvertes ». Mais la configuration est pour le moins inédite juridiquement puisque que le ou la candidate désignée par les urnes peut n’avoir pas participé de près ou de loin à la primaire qui le ou la promeut.
« C’est le fond culturel, psychologique du jeu politique, estime Samuel Grzybowski, quand on l’interroge sur le tir de barrage que la Primaire a suscité jusqu’ici. Mais je ne pensais pas que l’ultra-réalisme soit à ce point la norme. Tous les calculs et les intérêts sont pensés comme des calculs d’opportunité et dans l’incapacité à croire qu’on peut s’engager par peur, conviction, utopisme ou sens du collectif. »
Sa collègue Mathilde Imer, qui a participé étroitement à l’élaboration de la COP21 et de la Convention citoyenne pour le climat, n’a pas été plus surprise que cela : « C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je mets tant de temps et d’énergie à réinventer des règles du jeu, car il y a quelque chose de grippé dans notre démocratie. »
Comment faire l’union et sur quelle ligne ?
Coups d’éclat, coups bas, retournements de situation, et même un léger frisson quelques heures avant le dénouement : en expérimentant pour la première fois à si grande échelle en France un vote au jugement majoritaire qui consiste à classer les candidat·es selon des mentions allant de « très bien » à « insuffisant », la Primaire populaire a réussi à être l’un des feuilletons les plus commentés de la campagne présidentielle.
On aurait cependant tort de n’y voir qu’une drôle de péripétie comme seules les élections présidentielles en réservent. L’expérience pose au moins trois questions fondamentales. En premier lieu, si on considère l’urgence climatique et sociale, comment faire l’union et sur quelle ligne ?
« Pour séduire plus de 50 % des Français, on ne peut pas passer son temps à humilier ses adversaires à gauche, on a besoin d’une alliance plus large, estime Samuel Grzybowski. Heureusement qu’en 1943 les gaullistes et les communistes ne nous ont pas fait le même coup, parce qu’on était mal barrés ! » Le jeune homme moque aussi ces candidat·es de gauche affamé·es de parlementarisme et qui « poussent tous les feux de la Ve République », en décidant seul·es de la ligne à adopter.
La gauche est excellente pour se battre en famille, c’est même ce qu’elle fait de mieux.
Albin Wagener, ancien sympathisant de la Primaire populaire
Un argumentaire qui n’a pas convaincu Albin Wagener, qui a finalement quitté l’aventure. « Je veux bien qu’il faille convaincre la majorité mais encore faut-il statuer sur une ligne ! Simplifier tout ça dans un grand shaker en disant : “Que ce soit Poutou, Taubira ou Mélenchon, c’est pareil”, je n’y crois pas. Résultat ? La Primaire populaire se bat contre la gauche… Vous me direz, la gauche est excellente pour ça, se battre en famille, c’est même ce qu’elle fait de mieux. »
C’est aussi le grand argument défendu par La France insoumise : elle défend un programme de rupture incompatible avec une partie des partis intégrés au dispositif par la Primaire populaire. Par ailleurs, elle s’active ces derniers mois à créer des passerelles et a réussi quelques belles prises, comme le ralliement d’Aurélie Trouvé (ancienne présidente d’Attac), d’Alma Dufour (Les Amis de la Terre) ou encore d’Aymeric Caron (du parti antispéciste Révolution écologique pour le vivant ).
« La Primaire devait permettre de donner une indication entre candidats existants. Là, cela revient à produire une candidate supplémentaire qui pourrait encore éparpiller les voix, s’inquiète Aurélie Trouvé, qui a été l’une des compagnes de route de la Primaire populaire jusqu’en novembre 2021. Nous avons vécu cinq ans de François Hollande, c’était terrible. Il n’y aurait rien de pire que de soutenir une gauche à nouveau galvaudée. »
La Primaire populaire a également mis au jour l’importance de la survie des appareils politiques, et la terrible volatilité idéologique et stratégique qui en découle. « La Primaire a été initiée par des activistes, des militants qui se reconnaissent dans l’écologie, c’est notre électorat !, martèle Noël Mamère, candidat écologiste à l’élection présidentielle en 2002, qui a signé le 27 janvier une tribune pour demander aux électrices et électeurs de se saisir de l’initiative afin de faire gagner Yannick Jadot. Qu’est-ce qu’on fait ? Chacun reste enfermé dans son couloir, comme des nageurs, tentant d’arriver devant l’autre, mais pour faire quoi ? »
« Ceux qui décident des stratégies politiques sont ceux qui en vivent. Le système s’en retrouve fondamentalement vicié, juge Samuel Grzybowski. Après la primaire écolo, tous les anciens qui nous soutenaient se sont tus sur des promesses de circonscriptions ! Pour eux, et parce qu’ils ont souvent attendu leur tour longtemps, être élu est devenu trop important. »
Michèle Rubirola, élue maire de Marseille en 2020 sans être soutenue par son parti avant de laisser son siège à un socialiste, abonde : « Nous ne sommes pas là pour nous compter en prévision des législatives. J’appelle à voter à la Primaire pour le meilleur programme écologiste, c’est le seul enjeu qui vaille. » Celui de Yannick Jadot, alors ? Elle rit. « Je lui donnerai une mention “très bien”, oui ! »
La Primaire populaire a enfin eu un autre usage, celui de la remise en cause des frontières parfois artificiellement tracées entre une sorte de pureté à toute épreuve du mouvement citoyenniste et un monde politique forcément compromis et démonétisé.
« Je n’ai pas le jeu de contrainte d’un Julien Bayou, le patron des Verts, c’est clair, et ça change beaucoup de choses sur la manière de prendre des décisions, concède Mathilde Imer. Mais ce n’est parce que nous sommes de simples citoyens que nous n’avons pas une stratégie, y compris celle de mener un rapport de force. »
En face, piqués au vif, sommés de s’expliquer sur la réelle nécessité de leur existence, les partis traditionnels « jouent leur survie et rendent des coups », concluent Guillaume Gourgues et Rémi Lefebvre dans leur analyse pour AOC. Une revigorante zizanie.
Mathilde Goanec
• Mediapart. 29 janvier 2022 à 19h31 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/290122/zizanie-ou-reenchantement-l-aventure-de-la-primaire-populaire-s-ac
Christiane Taubira remporte la Primaire populaire : « Nous allons à la bataille »
Avec 84 % de participation sur près d’un demi-million d’inscrits, l’initiative a réussi son pari démocratique mais rajoute de la confusion à gauche. Yannick Jadot, Jean-Luc Mélenchon et Anne Hidalgo ont tous rejeté l’hypothèse d’une union autour de l’ancienne ministre en vue de la présidentielle.
Mention « bien + » pour Christiane Taubira, en haut du tableau. Une victoire « nette », selon Chloé Ridel, de l’association Mieux voter, qui s’exprimait depuis la scène parisienne du Trabendo où se tenait la soirée électorale de la Primaire populaire, dimanche 30 janvier, après trois jours de vote en ligne.
Deuxième de cette investiture citoyenne à la présidentielle, le candidat écologiste Yannick Jadot, suivi de Jean-Luc Mélenchon pour les Insoumis. La maire de Paris Anne Hidalgo doit se contenter d’une mention « passable », derrière l’eurodéputé Pierre Larrouturou (Nouvelle Donne) mais devant la candidate 100 % citoyenne Charlotte Marchandise et la jeune Anna Agueb-Porterie.
© Infographie Mediapart
La gagnante est arrivée sur la scène du Trabendo, précédée par les vivats de son équipe : « Taubira, présidente ! Taubira présidente ! » Dans la salle, un autre lui a répondu : « Une équipe ! » Un troisième a crié : « L’union ! » Toute la difficulté de l’exercice est ici résumée : il s’agit de passer d’un dispositif de vote déclaré neutre à une machine électorale, en l’espace d’une soirée.
« Bienvenue, madame ! », a lancé l’un des animateurs sur la scène, avant d’inviter Christiane Taubira à signer le pacte de la Primaire populaire déroulé sur une table. L’ancienne ministre de la justice de François Hollande a pris ensuite la parole afin de dire sa « gratitude » pour cette initiative qui « permet à gauche de mobiliser largement et de ne pas renoncer à la victoire en 2022 ».
La Guyanaise y a vu une belle « impulsion » et s’est engagée à « respecter les dispositions du contrat » : « Je prendrai l’initiative de contacter les autres candidats et cette union, nous allons la réaliser sur le terrain. Rien ne nous divise de façon insurmontable, rien de rédhibitoire pour gouverner ensemble. » Christiane Taubira a promis de le faire « dans le souci d’aboutir », « respectueusement », en « toute clarté ». Avant de conclure par une bravade : « Je vais tout faire pour que nous allions ensemble à la bataille mais, en tout état de cause, nous allons à la bataille. »
Dans la salle du Point éphémère, à quelques kilomètres de là, où Christiane Taubira réunissait ses soutiens, Isaac et Jules, 22 ans tous les deux, ont vibré à l’annonce des résultats. « On ne peut pas ignorer les votes qui se sont exprimés ce soir. En toute logique, dans une démocratie, ça devrait avoir un effet », estime Isaac, qui ajoute : « Compte tenu des enjeux d’aujourd’hui, on jugera durement celles et ceux qui s’opposeront à la volonté de rassembler. Si aucun effort n’est fait, ce sera non seulement dommage, mais grave. »
Une candidature de plus à gauche
Le soutien de la Primaire populaire à la candidature de Christiane Taubira n’a rien d’anecdotique : près de 400 000 personnes ont voté en ligne selon les modalités du vote au jugement majoritaire, qui consiste à attribuer des mentions aux candidatures potentielles, soit 84 % des inscrit·es.
« Quelle joie ! », a déclaré Samuel Grzybowski, l’un des deux porte-parole de l’organisation citoyenne : « Ce vote a eu lieu et il s’est bien passé. Les électeurs de gauche veulent que les six personnes arrivées en tête puissent rejoindre et faire équipe avec Christiane Taubira. »
La soirée électorale flottait cependant un peu, car ceux et celles qui attendaient une clarification en sont aussi pour leurs frais. Un soutien historique de la Primaire populaire avouait ne pas savoir quoi faire et songe à aller se coucher : « On fait quoi maintenant ? C’est un échec ! Il faut absolument que Christiane Taubira sorte quelque chose de son chapeau, on ne peut pas avoir une candidature de plus ! »
À la tribune, la documentariste Marie-Monique Robin, partisane de l’opération depuis le début, s’est dite ravie mais « regrette » que la démarche n’ait pas réussi à embarquer les autres candidat·es. « J’attends une surprise », a-t-elle ajouté.
Christiane Taubira avait fait savoir depuis le début son intérêt pour l’onction « citoyenne » offerte par la Primaire. Mais ce faisant, l’ancienne garde des Sceaux sait qu’elle formalise à moins de 100 jours de la présidentielle une nouvelle candidature à gauche et fait grossir le spectre de la division et de l’éparpillement des voix.
Mathilde Imer, l’autre porte-parole de la Primaire, anticipe les critiques : « Les autres candidats ne sont pas nos adversaires, ce sont nos alliés. Y compris ceux qui auront des paroles dures contre la Primaire populaire ce soir ou demain. » Samuel Grzybowski enfonce le clou : « Jadot et Mélenchon ne sont pas nos adversaires, l’écologie politique et l’“Avenir en commun” sont deux grands projets et ils devront trouver leur place auprès de Christiane Taubira. »
Anna Agueb-Porterie se rallie à Mélenchon
Jean-Luc Mélenchon, candidat de La France insoumise à l’élection présidentielle, a effectivement réagi dimanche soir à l’annonce de la victoire de Christiane Taubira. « Elle a enfilé la chaussure qui avait été préparée pour elle », a-t-il déclaré sur le plateau de France 5, avant de lâcher : « J’en ai un peu marre des appels téléphoniques où on me prend pour une bille, ça finit par m’indisposer. » Pour conclure : « Vivez votre vie, tâchez de convaincre, amenez des gens aux urnes, expliquons-nous, comparons : une démocratie, c’est fait de ça. »
Le leader insoumis peut se féliciter d’une recrue de dernière minute : arrivée en dernière position de la Primaire populaire, Anna Agueb-Porterie a annoncé dimanche soir se rallier à celui qui porte, selon elle, « le seul programme de rupture capable de gagner ».
Yannick Jadot n’a guère été plus tendre avec sa nouvelle adversaire : « C’était une Primaire populaire pour Christiane Taubira, elle en sort vainqueure, c’est une candidature de plus, c’est exactement l’inverse de ce que souhaitait la Primaire populaire. J’espère que maintenant nous allons pouvoir faire campagne. »
Le candidat d’Europe Écologie-Les Verts peut se situer au-dessus de la mêlée mais le vote de la Primaire populaire lui pose sans doute davantage de problèmes qu’aux Insoumis. Son électorat potentiel, celui de la jeune génération climat qu’il souhaite incarner, pourrait vouloir tenter l’aventure aux côtés de Christiane Taubira.
Mais c’est le Parti socialiste qui pourrait le plus tanguer après l’annonce de ces résultats. Le mauvais score d’Anne Hidalgo à la Primaire populaire va fragiliser une candidature qui prend déjà l’eau de toutes parts et confronter deux sociales-démocrates dans le même espace réduit.
Déjà, quelques jours avant le vote, certaines déclarations montraient les signes du dissensus. Corinne Narassiguin, numéro 2 du parti, a décrit sur Twitter la Primaire populaire comme « une volonté citoyenne de réconcilier la gauche avec elle-même, de dialoguer plutôt que s’opposer, de refuser l’émiettement ».
Interrogée en fin de soirée sur la victoire de Christiane Taubira, Anne Hidalgo n’a cependant pas flanché, déclarant y voir une « une candidate et une candidature de plus ». « Je continuerai cette campagne comme je l’ai dit avant », a affirmé la maire de Paris.
Sur la scène du Trabendo, Charlotte Marchandise, également parmi les plus mal classé·es du scrutin, a pris elle aussi la parole : « C’est un succès incroyable, pour les mouvements citoyens. Rien ne s’est jamais passé comme ça avant ! C’est une révolution démocratique. » Une perdante avec un tel enthousiasme, ce n’est pas la moindre des bizarreries de cette drôle de soirée électorale.
Mathilde Goanec
• Mediapart. 30 janvier 2022 à 22h25 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/300122/christiane-taubira-remporte-la-primaire-populaire-nous-allons-la-bataille