Les écoféminismes sont un espace de rencontre, où convergent courants de pensée, analyses théoriques, propositions politiques et divers mouvements sociaux. La somme de ces approches façonne un corps politique-théorique-pratique pluriel aux voix et sujets multiples qui propose de nouvelles formes d’organisation et apporte des lectures critiques sur la réalité qui nous traverse. Et s’il y a une chose que nous avons toutes apprise en lisant les écoféminismes, c’est que, ce corps divers et pluriel, ses regards sont nés de la contestation d’un système brutal, capitaliste, génocidaire, colonial et hétéropatriarcal [1], qui est produit et reproduit sur la base de la domination, de l’exploitation et de la dépossession. Face aux multiples manières de répondre à ce défi, certaines d’entre nous pensent le faire à partir du marxisme, de la posture de féministes écosocialistes révolutionnaires, de la volonté d’articuler un écoféminisme matérialiste, décolonial et internationaliste qui permette d’articuler une politique de classe pour les 99%.
Ces lignes qui suivent recueillent des idées, des débats et des réflexions partagés dans les sphères académiques, politiques et militantes, le résultat de vouloir élargir la discussion, de vouloir la socialiser, conscients qu’ils partent d’une pensée située et territorialisée dans le Nord Global, qui change et évolue.
1. L’écoféminisme matérialiste contre le capitalocène
“Les écoféministes expliquent les liens historiques, matériels et idéologiques entre l’assujettissement des femmes et la domination de la nature.” Par cette phrase, Christelle Terreblanche commence à définir l’écoféminisme dans Pluriverse : A Post-Development Dictionary (2019) [2] et génère un cadre de discussion clé : pourquoi parle-t-on de liens historiques, matériels et idéologiques ?
L’élaboration d’une proposition écoféministe matérialiste ne se fait pas dans un espace vide. Notre espace de débat est médiatisé par la constitution d’un courant dominant vert dans l’imaginaire collectif qui, loin d’être un élément révolutionnaire et transformateur, a signifié de nouvelles formes d’énonciation et d’accumulation du capital.
L’hypothèse du « vert » ne s’est pas traduite par des propositions pour un véritable verdissement de l’économie, la reconnaissance des limites biophysiques ou la valorisation de ces œuvres de durabilité de la vie. Elle a laissé place à des processus de marchandisation du vert et à la génération de nouveaux espaces d’accumulation, de nouvelles bulles spéculatives sur la nature, la biodiversité et le climat. L’extraction des bénéfices des catastrophes naturelles et sanitaires, de la réduction des réserves d’eau et de l’extinction des espèces, par l’émission de dettes et la consolidation de nouveaux marchés transnationaux illustre parfaitement ce processus. [3]
Dans le même temps, elle a favorisé une dépolitisation de la question environnementale à travers l’hégémonisation du récit anthropocène et la construction d’un capitalisme vert. D’une part, la consolidation du discours de l’Anthropocène dans le sens commun [4] s’est cristallisée dans la conception d’un nous abstrait et totalisant responsable de la crise socio-écologique, cachant tous ceux qui ne sont pas privilégiés, déshumanisés et invisibles qui ont activement opposé à la destruction de la nature. Ainsi, un discours culpabilisant est généré devant un sujet global, anhistorique et de nature destructrice – l’humanité .– qui pollue tous les territoires de la même manière, qui privatise, cannibalise, exploite, détruit et inévitablement effondre le système foncier. Et d’autre part, la construction d’un capitalisme vert certifie l’entrée de la question environnementale comme marchandise et sa résolution est proposée en termes de laisser-faire du capital. La reconnaissance par le capital du problème du changement climatique n’implique pas une internalisation de ses externalités, encore moins qu’il devienne durable : cela signifie que les sociétés transnationales et les organisations financières voient la nécessité d’investir dans l’adaptation et/ou l’atténuation du changement climatique comme de nouveaux espaces d’accumulation. Dès lors, l’action se limite à tout ce qui ne remet pas en cause la racine du modèle sans planification ni priorisation des besoins, ni questionnement des impacts sur les organismes, les communautés et les écosystèmes.
Ainsi, les écoféminismes matérialistes se construisent à partir de l’altérité. Ils sont construits en rendant visible que la crise socio-écologique, que les crises qui nous entourent, ont une racine historique, qu’elles sont le résultat de décisions politiques et de relations matérielles – et symboliques – inégales, et que celles-ci se sont produites dans un système hiérarchisé de sens. Un système qui polarise les différences entre les sujets et les pose comme des séparations naturelles et irréconciliables qui correspondent directement et naturalisent les oppressions de genre, de classe, de race et de nature, respectivement. [5] Dès lors, les logiques de domination, d’exploitation et de dépossession des corps et de la nature répondent à un idéal performatif : un sujet autonome en possession de la raison – en termes de science, de technologie et de droit – et des moyens de production, avec les outils desquels il a le droit pour extraire le travail et la valeur de ce qu’il définit comme altérité.
Les écoféminismes matérialistes s’articulent face à une histoire sociale, politique, économique et culturelle inégale et violente. Les écoféminismes matérialistes sont une politique émancipatrice, une proposition pour les 99%, pour ceux qui soutiennent le monde.
2. Corps et sujets : qui promeut la transition ?
Si la définition du sujet révolutionnaire et de la classe a été et est une de ces discussions sans fin au sein de la praxis-théorie marxiste ; dans les féminismes, on observe un processus similaire dans la définition du sujet émancipateur et la compréhension de l’expérience incarnée, du corps. Ces débats se reproduisent et se complexifient, tentant de répondre à la question de savoir quels sujets vont favoriser la transition –ou les transitions–. Mais, en quels termes se déroule le débat ?
Les points de vue écoféministes sur la notion de travail sont au cœur du débat. À partir d’une analyse historique de la division sexuelle, raciale et transnationale du travail, Plumwood in Feminism and the Mastery of Nature (1993) ont mis en évidence l’association du travail comme celui conçu exclusivement comme productif, avec des valeurs de sociabilité et de promotion de la culture du sujet autonome et autosuffisant, celui qui se déroulait hors du domicile, dans les usines et les bureaux. Ces tâches invisibles de fourniture de bien-être, de reproduction sociale et de durabilité de la vie sont comprises comme moins que le travail, les naturalisant, les rendant précaires, les transformant en quelque chose de plus facilement appropriable. Ainsi, il a proposé de travailler à partir du postulat de la propriété et de la perception de devenir une marchandise dans le oui d’un circuit économique mondialisé.
Cette lecture conduit la théoricienne écoféministe Ariel Salleh à défendre la nécessité de situer le travail invisible de la reproduction comme un front de bataille au sein d’une politique économique écoféministe. A travers le concept de classe méta-industrielle [6] elle cherche à reconnaître une classe sans nom, à ceux qui réalisent un travail qui a une médiation directe avec les cycles humains et naturels et qui, dans leur développement, assurent le maintien des conditions nécessaires pour maintenir la vie. C’est une classe ouvrière, de corps colonisés et subalternisés ; qui se construit à partir de l’altérité de ne pas être industriel, d’effectuer des tâches de soins et de subsistance, et de la constante contradiction structurelle d’être une ressource indispensable sans condition reconnue de sujet politique. [7] Ainsi, au sein de la classe méta-industrielle, on retrouve des corps féminisés, LGBTIQ+ ; organismes communautaires, ruraux, paysans, autochtones et racisés ; sujets qui, par leur action, refroidissent la terre.
Stefania Barca dans Forces of Reproduction (2020) [8] soulève quels sont les sujets clés qui montrent les contradictions du système, qui habitent ses marges et le rejettent à travers leurs pratiques quotidiennes et leurs formes d’existence. Ces sujets, qu’il appelle les forces de reproduction , sont des corps racisés, féminisés, queer ., salariés et non salariés, qui accomplissent des tâches humaines et non humaines qui, avec leur agence matérielle, maintiennent le monde en vie. Ce sont des sujets invisibles pour le système et oubliés de l’histoire, des sujets en construction du fait de la confluence des luttes (trans)féministes, indigènes, paysannes, syndicales, de défense des biens communs, de justice environnementale et de lutte contre la dette, et de toutes ces luttes pour la dignité de « vivre des vies dignes d’être vécues ».
Dans la reconnaissance de ces classes et des divers corps qui les composent, un espace de travail commun est donné : le travail de soin, de reproduction et de durabilité de la vie est compris comme travail, comme travail qui produit une valeur métabolique nécessaire et qui est climat de travail .
3. Entre reconnaissance et redistribution écoféministe : la question du sujet
Bref, si on aborde la question du sujet depuis l’écoféminisme on se retrouve dans un débat ouvert. Un débat qui se déroule à partir de positions théorico-académiques, d’expériences de lutte locales mais aussi mondiales, et des nouveaux espaces où se développe le conflit capital-vie. Ainsi, la discussion est donnée et devant les réflexions soulevées par des auteurs comme Salleh et Barca, on peut problématiser la construction du sujet : est-il juste d’assimiler la nécessité de rendre visibles les œuvres de reproduction et les corps qui les développent à la constitution du sujet ?révolutionnaire ?
Ce serait une erreur de considérer comme anecdotique la nécessité de reconnaître tout le travail de reproduction sociale et de durabilité de la vie qui s’opère dans notre métabolisme socio-écologique, ainsi que la volonté de rendre visible les corps qui les réalisent. Ainsi, il est nécessaire de faire connaître les organismes qui rendent possible la production agro-alimentaire, la pêche et la récolte, les travaux domestiques et de soins, les travaux de soins agroforestiers et forestiers, les tâches de nettoyage et d’assainissement des biens communs – naturels et urbains -, et qui portent les tâches fondamentales de fourniture de bien-être communautaire telles que l’éducation, les soins de santé, la collecte des déchets, etc. ; comprendre qu’il s’agit de formes essentielles de travail reproductif pour le développement de la vie humaine dans un contexte interdépendant et éco-dépendant. Et oui, comme le recueille Barca dans son approche, ce sont des tâches humaines et non humaines, d’où la nécessité de reconnaître et de rendre visibles les processus fondamentaux que des milliers d’espèces effectuent pour le maintien et la durabilité de nos écosystèmes. La question de la reconnaissance n’est pas mineure, c’est une large reconnaissance intra-espèce mais aussi inter-espèces ; mais la reconnaissance dérivée de l’accomplissement de ces tâches ne constitue pas le sujet révolutionnaire.
Nous concevons que le sujet se construit dans la lutte des classes, il se construit à travers l’auto-organisation pour l’émancipation ; Elle n’est pas donnée seulement par le développement d’un rôle historique et stratégique au sein de la structure, mais par la dispute politique collective qui se produit à partir de ce lieu. Ainsi, le rôle de la reconnaissance dans la conception du sujet est important mais il n’est pas déterminant et, au risque de commettre un androcentrisme, il peut dépasser les réalités qui interviennent dans la lutte des classes.
Un autre axe de problématisation que nous pouvons trouver est la caractérisation du sujet. Les propositions de classe formulées par Salleh et Barca découlent d’une révision historique des formes d’organisation et des relations de pouvoir, reconnaissant, rendant visible et valorisant tout ce qui devient altérité. Ainsi, tant la classe méta-industrielle que les forces de reproduction se configurent autour de l’altérité, s’appuyant sur des sujets aux caractéristiques spécifiques et conférant à ces caractéristiques un potentiel révolutionnaire et transformateur en soi .. Mais, si l’on observe que la composition du sujet révolutionnaire aujourd’hui est formée par une diversité de corps racisés, féminisés, paysans, indigènes, salariés et non salariés, entre autres caractéristiques, ceux-ci ne sont pas en eux-mêmes constitutifs du sujet.
Nous ne partons pas de vues essentialistes ou mécanistes : si le sujet se construit dans la lutte, c’est en elle que nous observons et observerons les caractéristiques du sujet révolutionnaire ; étant conscient que nous pouvons constater que tous les corps n’y répondent pas. Par conséquent, la caractérisation du sujet n’est pas stable et ne répond pas intrinsèquement à ce qui est considéré comme une altérité : il est en mouvement, en constante évolution dans les espaces de la lutte des classes.
En proposant l’écoféminisme comme une politique de classe pour les 99%, au lieu de définir un nouveau sujet, nous soulignons comment, à partir des coordonnées écoféministes matérialistes, nous avons la capacité d’étendre le sujet de classe au-delà des secteurs des travailleuses. Cela acquiert une importance particulière à une époque comme celle d’aujourd’hui où, comme le décrit Tithi Bhattacharya (2019), la production de la vie génère de plus en plus de conflits face aux impératifs de production du capital. C’est pour cette raison que les organismes qui accomplissent les tâches de reproduction sociale et de durabilité de la vie sont placés dans une position stratégique de lutte révolutionnaire. C’est à ce point que les lectures écoféministes matérialistes élargissent le regard sur le sujet ; et c’est à partir de là,
Joana Bregolat fait partie de la zone d’écosocialisme d’Anticapitalistas.
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