« Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag » est un « livre ouvert ». Cette production éditoriale numérique s’est développée à partir d’une recherche collective engagée en 2007, portant sur les déportations staliniennes. Elle est fondée sur le recueil d’entretiens auprès d’anciens déportés des territoires occidentaux de l’URSS et des pays d’Europe centrale et orientale relégués dans les territoires sibériens, d’Asie centrale ou du Grand Nord russe, entre 1939 et 1941 et entre 1944 et 1953.
Lorsque nous avions entrepris ce projet, que nous coordonnions avec Valérie Nivelon (Radio France Internationale) nous marchions dans les traces de l’ONG russe Memorial. Celle-ci s’était consacrée depuis 1987 à révéler la violence stalinienne, et à rassembler des documents et objets (exposés par exemple lors de l’exposition « Matériaux – mémoires féminines du goulag » ou encore « Le violon de Bromberg – les victimes des campagnes antisémites en URSS, 1920-1950 ») permettant d’en comprendre la nature.
Nous n’imaginions pas que, quelques années plus tard, cette ONG serait brutalement dissoute par le pouvoir russe, désireux d’imposer une histoire écrite au seul profit d’une vision héroïque de l’URSS ou plutôt de la Russie.
Une histoire du stalinisme qui n’est pas que soviétique
Les Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag contribuent, au contraire, à une histoire en débat, extrêmement complexe qui ne peut se réduire à une analyse simpliste.
Le projet a conduit à écrire une histoire du stalinisme qui soit réellement européenne et ne soit pas enfermée dans les frontières de l’ancienne Union soviétique, encore moins dans les frontières de la Russie actuelle. C’est aussi, et surtout, l’histoire de celles et ceux qui ont vécu ces violences.
Cette publication a de plus pour objectif, dans la tradition de Memorial et s’inscrivant dans la science ouverte, de développer un travail historien de haut niveau, mais aussi en dialogue avec un large public. Ce dialogue, nous l’avons engagé dès l’origine, en travaillant avec RFI qui a produit de nombreuses émissions de La Marche du Monde, dont la dernière série en six épisodes « Les voix du goulag ». Nous le renforçons encore aujourd’hui en concevant une publication destinée à partager très largement les résultats de cette recherche, les entretiens et autres matériaux recueillis, non seulement pour un public français, mais aussi international, le travail étant diffusé en quatre langues (français, anglais, russe et polonais).
L’histoire ici narrée est celle de millions de personnes déportées vers des « villages spéciaux », monde intermédiaire entre les camps du goulag et le monde libre.
Ces relégués vécurent les violences de l’arrachement de leur domicile au petit matin, des longs trajets en train entassés dans des wagons à bestiaux, l’arrivée dans des territoires souvent inhospitaliers, le travail forcé.
La déportation de masse fut largement utilisée par Staline et ses proches pour contraindre les populations à se soumettre à l’ordre soviétique. Les paysans en furent les premières victimes, au début des années 1930. Suivirent les groupes jugés peu loyaux, vivant aux frontières du pays, puis les peuples dont Staline craignait qu’ils s’allient à l’ennemi – Coréens, Allemands, Polonais… – pour s’élargir ensuite à bien d’autres populations.
Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag a pour objet les déportations menées à partir des territoires occidentaux de l’URSS et des pays d’Europe centrale et orientale.
Les premiers, aujourd’hui États ou territoires d’États indépendants, de l’Estonie à l’Ukraine occidentale, furent annexés en 1939 et 1940 à la suite du pacte scellé en août 1939 entre l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne, occupés ensuite par l’armée allemande, puis réintégrés à l’URSS à partir de 1944. Dans ces territoires, les vagues de déportation se succédèrent, en 1940 et 1941, peu avant l’invasion allemande, touchant les élites et autres populations jugées déloyales. À partir de 1944, ces déportations constituèrent un des outils de lutte employés par le pouvoir de Moscou contre les insurrections qui se développèrent face au retour de l’Armée rouge ; elles furent aussi utilisées pour collectiviser rapidement les exploitations paysannes de ces régions, dans un monde essentiellement rural. Dans le « bloc de l’Est », entré dans la sphère d’influence soviétique après la guerre, elles furent aussi largement utilisées, avec divers objectifs.
Une multiplicité de témoignages
Ce livre ouvert est fondé au départ sur le recueil d’un grand nombre de récits (200 ont été recueillis jusqu’à présent) qui permettent d’enrichir la masse d’archives ouvertes à l’issue de la perestroika.
Les personnes que nous avons retrouvées avaient été déportées, le plus souvent enfants, entraînées avec leur mère (leur père parfois, quand il n’était pas envoyé en camp) dans ce long exil. Certaines avaient été envoyées dans un camp de travail.
Ce livre ouvert offre à écouter de nombreuses voix, à voir de nombreux documents photographiques, conservés par ces déportés, parfois des correspondances. Il traite de thèmes aussi variés que la faim, le travail, le quotidien, ou encore le retour, tout en proposant des entrées par les vies de celles et ceux qui ont partagé avec nous leur récit, comme Marytė Kontrimaitė, déportée de Lituanie en 1941 et qui vit à Vilnius ; Henry Welch, déporté après avoir fui l’avancée nazie en Pologne et ayant, après sa libération, parcouru le monde ; Micheline Herc, qui vit désormais en France ; Zofia Helwing, déportée de Pologne ; Juozas Miliauskas, qui a décidé, après sa libération, de rester en Sibérie.
Un projet en constante évolution
« Livre ouvert », « livre dynamique », cette publication innovante en développement articule étroitement des présentations destinées à un large public et des contributions académiques validées par les pairs. Elle est destinée à être un support d’enseignement autant que de débats sur de nouvelles recherches. Contrairement aux productions éditoriales valorisant un état achevé de la connaissance, cette forme dynamique de publication permet de donner à voir la science en marche et de se faire l’écho de nouvelles approches, y compris à l’état d’hypothèses appelant à une réflexion critique. Elle est aussi destinée à susciter un débat entre société civile et historiens.
Cette publication va évoluer ces prochaines années, avec le soutien du Fonds national pour la science ouverte, en adaptant les contenus, dans la mesure du possible, à un public empêché de lire ou d’entendre, en accueillant des articles scientifiques, des notes méthodologiques, des réflexions sur l’usage des sources, un travail cartographique original et des parcours pédagogiques. La cartographie mettra mieux en image l’immensité des territoires traversés, et les liens qui se tissaient entre des lieux éloignés de milliers de kilomètres. Les parcours pédagogiques seront destinés aux enseignants, élèves et étudiants, et chercheront à utiliser au mieux les médias divers pour traiter de thèmes essentiels à cette histoire, partant toujours du vécu. C’est ainsi que sera traité le pacte Molotov-Ribbentrop, dont l’interprétation est aujourd’hui un enjeu central de l’histoire officielle en Russie. Enfin, toutes les données collectées seront archivées dans un entrepôt garantissant leur pérennité et leur accessibilité.
Cette large ouverture des données et des résultats de cette recherche permettra de préserver pour les générations à venir cette mémoire aujourd’hui menacée en Russie. La dissolution de l’ONG Memorial, prononcée par la Cour suprême de Russie après un simulacre de procès, malgré le travail magnifique des juristes et avocats de cette organisation et une mobilisation nationale et internationale massive, a parmi d’autres conséquences celle de la perte totale de crédibilité de l’histoire officielle russe aujourd’hui. Les débats compliqués, parfois tendus, entre historiens russes et ceux des divers pays d’Europe centrale et orientale, sont désormais réduits à une confrontation qui ne permet guère le dialogue et la nuance.
Mais s’il est possible de dissoudre une institution, fut-elle immensément respectée, on ne dissout pas la mémoire, les souvenirs, on ne peut empêcher d’écrire une histoire en débat, une histoire partagée par l’Europe dans son ensemble. Notre publication veut contribuer à poursuivre l’écriture d’une telle histoire, à préserver cette mémoire, à poursuivre le magnifique travail pédagogique mené par Memorial en Russie.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Alain Blum, Directeur d’études, Institut National d’Études Démographiques (INED) et Marta Craveri, Directrice du Pôle International de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)