Zeev Sternhell, spécialiste du fascisme, professeur émérite à l’université hébraïque de Jérusalem, est mort le dimanche 21 juin 2020. Au printemps dernier, à l’occasion de la sortie de l’ouvrage collectif L’histoire refoulée La Rocque. Les croix de feu et le fascisme français [1] qu’il avait dirigé aux éditions du Cerf, l’historien était de passage à Paris. Au micro d’Emmanuel Laurentin, il revenait sur son infatigable combat pour faire pièce à un certain discours historiographique français - mais également italien, allemand - consistant à voir dans le fascisme une parenthèse, un accident de parcours dans l’histoire des nations concernées. A rebours de cette vision, l’historien s’est employé à resituer le régime de Vichy, comme les régimes fasciste et nazi dans le temps long de l’histoire des idées en Europe, en remontant en particulier au XIXe siècle et à l’émergence d’une critique du libéralisme et de l’esprit des Lumières.
Il est fréquent d’entendre des commentateurs établir des parallèles entre notre temps et la période des années 1930, notamment depuis que l’on observe dans différents pays européens une montée des nationalismes. Zeev Sternhell pour sa part établissait d’autres types de ponts : entre le fascisme des années 1930 et des mouvements d’idées plus anciens, dont il traquait l’origine depuis le XIXe siècle, et cela, dès ces premiers travaux de recherche sur l’écrivain nationaliste français Maurice Barrès.
« L’histoire ne se « répète » pas, mais il y a une continuité. Et cette question de la continuité me préoccupe depuis longtemps, parce que ce qui me fascine depuis toujours, c’est d’essayer de comprendre le XXe siècle, essayer de comprendre pourquoi ça s’est passé comme ça. Le grand historien Marc Bloch a dit qu’on ne peut pas comprendre notre temps sans connaître l’histoire. Pour ma part, à l’inverse, le monde dans lequel je vis m’a aussi permis de mieux comprendre le passé. Quand on regarde les tragédies du XXe siècle, on se demande comment cela a été possible. Or, quand on regarde ce qui se passe sous nos yeux, on se dit que tout est possible. Aucune société ni aucun peuple ne possède des gènes qui les immunisent contre le fascisme, l’autoritarisme, l’exclusion de l’autre. Et cela, je ne cesserai de le marteler, y compris à mes concitoyens en Israël. »
Le fascisme, un mal sorti des tranchées de la Première Guerre mondiale ?
Zeev Sternhell : L’analyse la plus facile – et la plus communément répandue - du fascisme, ce phénomène révolutionnaire, cette « invention de génie » du début du XXe siècle, consiste à le faire sortir des tranchées de la Grande Guerre, à dire qu’il n’appartient pas à la culture nationale, à l’histoire nationale. Une lecture que l’on retrouve aussi bien en France qu’en Italie et en Allemagne. Benedetto Croce, l’un des plus grands penseurs de l’histoire italiens, parle de « fascisme-parenthèse ». Quant à Friedrich Meinecke, le grand historien allemand du XXe siècle, il publie en 1946 La catastrophe allemande. Quand j’ai vu ce livre la première fois, je me suis dit que son titre devait renvoyer à la catastrophe provoquée par l’Allemagne. Mais pas du tout. La « catastrophe » désignait celle subie par les Allemands, comme si le nazisme était une chose tombée du ciel. Pour moi, la guerre ne produit pas de phénomènes de rupture. Elle fournit seulement l’occasion à des phénomènes de rupture de remonter à la surface.
Le régime de Vichy, rupture ou continuité ?
Emmanuel Laurentin : Depuis 1975 et la parution de Ni droite, ni gauche vous combattez sans relâche ce que vous voyez comme une part de l’histoire de France refoulée, niée par tout un pan de l’historiographie française. Vous n’hésitez pas à mettre en cause nommément des historiens français auxquels vous reprochez d’avoir voulu « passer l’éponge » sur d’anciennes sympathies nationalistes chez certains de leurs pairs dans le milieu intellectuel de l’après-guerre.
Zeev Sternhell : Oui, je continue de combattre cette sorte d’obsession chez certains de mes collègues ou anciens amis qui consiste à vouloir prouver que la France était allergique au fascisme - voire immunisée contre lui. Parce que pour moi, la responsabilité de la marche d’une société repose d’abord sur ses élites. Et ce sont bien les élites intellectuelles, sociales françaises qui ont voulu voir dans Vichy un accident sans véritable conséquence. Je me souviens d’un colloque organisé à Sciences Po en 1970, le premier sur Vichy, 25 ans après la fin de la guerre. Un colloque auquel participaient Pierre Renouvin, le grand historien la Première Guerre mondiale et mon maître René Rémond. Deux anciens ministres du gouvernement de Pétain, Jean Borotra et René Belin, avaient été invités, ainsi qu’une foule de préfets, de hauts fonctionnaires. On y parlait de Vichy comme du retour de l’Ancien Régime, comme s’il s’agissait d’un régime comme un autre. Cela paraît incroyable aujourd’hui.
EL : Ces mises en cause d’un certain nombre d’intellectuels français, de Raymond Aron à Emmanuel Mounier en passant par Bertrand de Jouvenel, vous ont pourtant valu d’être au centre d’une polémique constante depuis 1975 - et même un procès pour diffamation. Pourquoi y revenir de nouveau avec cet ouvrage L’histoire refoulée La Rocque. Les croix de feu et le fascisme français, consacré à la figure du colonel de la Rocque, fondateur du Parti social français et que vous cosignez avec Didier Leschi, Caroline Campbell, Samuel Kalman, Laurent Kestel, Chris Millington et Kevin Passmore ?
Zeev Sternhell : Parce que je persiste à croire qu’un certain nombre d’historiens français ont refoulé cette généalogie du fascisme à la française. Comme on l’a vu par exemple avec les critiques dont a été l’objet le film Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls. Parler de la collaboration est tout de suite associé à une conspiration intellectuelle contre l’âme de la France, à la diffusion d’une « vulgate » dont le but serait de minorer le rôle joué par la Résistance. Certains historiens ont écrit que si la France avait pu être considérée comme l’un des pays vainqueurs de la guerre – et ainsi obtenir un siège au Conseil de sécurité, et un droit de veto à l’ONU - c’était grâce aux maquis, à la résistance armée. N’est-ce pas passer un peu vite sur le rôle de l’armée des partisans yougoslaves, de ceux qui ont combattu dans les forêts de Biélorussie, en Ukraine ou en Pologne ?
Pour moi, si la France sort « vainqueur » de la guerre, c’est pour une raison complètement différente : on ne pouvait pas se permettre de reconnaître que la nation qui incarnait le mieux l’héritage des Lumières soit tombée comme un château de cartes, que son système politique n’ait pas résisté au choc de la défaite. Pourtant, ce n’est pas la défaite qui a produit Vichy. Vichy est le produit de cette longue histoire qui remonte à la fin du XIXe siècle. Comme le fascisme italien n’est pas compréhensible si on occulte la guerre menée par un Benedetto Croce et tout un milieu conservateur contre les Lumières françaises. Comme le nazisme n’est pas compréhensible si on ne pense pas la révolution conservatrice entamée en Allemagne à la fin du XIXe siècle.
Tout cela appartient à la culture européenne. Et de ces trois volets français, italiens et allemands, la France est le cas le plus intéressant, parce que c’est au sein de cette société qui est la plus libérale d’Europe à la fin du XIXe siècle qu’éclate en premier cette crise du libéralisme, cette haine des Lumières qui va emporter toute l’Europe au siècle suivant. Comment peut-on ignorer que Vichy se situe dans la continuité du Boulangisme, de l’affaire Dreyfus ? Qu’il est l’aboutissement des grands principes des anti-Lumières ? Je vois les lois raciales votées en octobre 1940 comme le dernier clou dans le cercueil des valeurs de la Révolution française. Pour moi, il y a quelque chose de très spécifique à la France : elle a produit deux traditions politiques antagonistes : celle des Lumières et celle des anti-Lumières. Et elles n’ont jamais cessé de se combattre tout au long de l’histoire.
Quand la « Sternhell controversy » va-t-elle prendre fin ?
EL : Depuis 35 ans, une génération est passée. Une nouvelle génération d’historiens et d’historiennes arrive et regarde cette question d’un autre œil. L’histoire sociale, revenue en force, s’intéresse à la façon dont ces ligues nationalistes des années 1930 comme les Croix de feu de La Rocque ont agi concrètement, au-delà des déclarations et ses écrits. Pensez-vous que, à la lumière de ces nouveaux éclairages, la « Sternhell controversy » finisse par s’éteindre ?
Zeev Sternhell : Si une nouvelle génération d’historiens, en découvrant dans les archives des dossiers que nous n’avons pas vus, mettait un terme à ce débat en nous disant « Vous vous êtes trompés, nous avons atteint une nouvelle vérité », je serai heureux de les voir. Mais pour l’instant, ce n’est pas arrivé. On s’enferre encore dans cette idée que la France n’a pas pu produire de fascisme parce que ce pays était protégé par son histoire. Et donc La Rocque et ses Croix de feu n’auraient été qu’une forme de « scoutisme pour grandes personnes », selon l’expression de mon maître René Rémond. Quoi, cet ethno-nationalisme chrétien virulent, ces violences perpétrées par les Croix de feu dans les milieux ouvriers, du scoutisme pour grandes personnes ? Je crois au contraire que les chrétiens ne sont pas immunisés contre le fascisme, tout comme les Juifs ne sont pas immunisés contre le fascisme ni le racisme. Tout le monde est capable de tout. Je crois que c’est cela que l’histoire nous enseigne.