Les semaines qui précédèrent la décision du département d’anglais de l’université d’Oberlin de m’accorder ou non un poste permanent, j’étais hantée par des rêves où je fuyais, où je disparaissais et même où je mourais. Ces rêves n’étaient pas une réponse à la peur de ne pas être titularisée, mais au contraire à celle de l’être [2]. J’avais peur d’être enfermée dans le monde universitaire pour toujours.
Ainsi, au lieu d’être folle de joie d’être titularisée, je tombai dans une dépression profonde et mortifère. J’aurais dû, selon mon entourage, être soulagée, ravie, fière, et je me sentais « coupable [3] » de ce que je ressentais « vraiment », et de ne pouvoir le partager avec personne. Mon parcours de conférences m’emmena sous le soleil de Californie, dans le monde New Age de la maison de ma sœur à Laguna Beach, où je pus me reposer un mois. Lorsque j’évoquais mon ressenti à ma sœur (elle est thérapeute), elle m’assura qu’il était entièrement justifié puisque, me dit-elle : « Tu n’as jamais voulu enseigner. Depuis que tu es toute petite, tu as toujours voulu écrire. » Elle avait raison. Tout le monde avait toujours pensé que je deviendrais enseignante. Dans le Sud ségrégué des États-Unis, les jeunes filles noires des milieux ouvriers avaient trois choix de carrière. Nous pouvions nous marier. Nous pouvions travailler comme domestiques. Nous pouvions devenir institutrices. Et puisque, selon le sexisme de l’époque, les hommes ne désiraient pas vraiment les femmes « intelligentes », il était entendu que d’éventuels signes d’intelligence scellaient un destin. Dès l’école élémentaire, j’étais vouée à devenir institutrice.
Mais le rêve de devenir autrice existait toujours en moi. Depuis l’enfance, j’étais convaincue que j’enseignerais et que j’écrirais. L’écriture serait mon travail important, alors qu’enseigner serait le « travail » pas-si-important-dont-j’aurais-besoin-pour-vivre. Écrire, j’en étais alors convaincue, relevait du désir privé et de la gloire personnelle, mais enseigner avait à voir avec le service public, avec le fait de redonner à la communauté. Pour les Afro-Américain·es enseigner – éduquer – était fondamentalement politique, parce qu’ancré dans la lutte antiraciste. Ainsi, les écoles élémentaires que je fréquentais, réservées aux Noir·es, devinrent les lieux où je découvrais l’apprentissage comme une révolution.
Presque toustes [4] nos enseignant·es au lycée Booker T. Washington étaient des femmes noires. Elles étaient dévouées et cherchaient à nourrir notre intellect de manière à ce que nous puissions devenir des érudit es, des intellectuel·les, et des travailleur·euses culturel·les – des Afro-Américain·es utilisant notre « esprit ». Nous apprîmes tôt que notre dévouement à l’apprentissage, à la vie de l’esprit, était un acte contre-hégémonique, une manière fondamentale de résister à toute stratégie de colonisation raciste blanche. Bien qu’elles n’aient jamais défini ou énoncé ces pratiques en termes théoriques, nos enseignant·es pratiquaient une pédagogie révolutionnaire de résistance, profondément anticoloniale. Au sein de ces écoles ségréguées, les élèves noir·es considéré·es exceptionel·les, doué·es, recevaient une attention particulière. Les enseignant·es travaillaient avec et pour nous pour s’assurer que nous remplirions notre destin intellectuel, encourageant ainsi la race noire. Iels [5] étaient investi·es d’une mission.
Afin de remplir cette mission, mes institutrices s’assuraient de « savoir » qui nous étions. Elles connaissaient nos parents, notre statut économique, notre lieu de culte, à quoi ressemblaient nos maisons, et comment nous étions traité·es par nos familles. Je suis allée à l’école à un moment historique, où j’apprenais d’enseignantes qui avaient aussi enseigné à ma mère, ses sœurs et ses frères. Mes efforts et mon aptitude à apprendre étaient toujours contextualisés dans le cadre de l’expérience de générations de ma famille qui m’ont précédées. Certains comportements, gestes, ou façons d’être étaient retrouvés.
Aller à l’école était une joie pure. J’adorais être élève. J’adorais apprendre. L’école était un lieu d’extase – de plaisir et de danger. Être changée par des idées était un plaisir absolu. Mais apprendre des idées qui allaient à l’encontre des valeurs et des croyances apprises à la maison était un risque, et nous mettait en danger. La maison était le lieu où je devais me conformer à l’image, définie par d’autres, de ce que j’étais censée être. L’école était l’endroit où je pouvais oublier cette image et, grâce aux idées, me réinventer.
L’école changea catégoriquement avec l’intégration raciale. Le zèle messianique de transformer nos esprits et nos êtres, qui avait caractérisé nos enseignant·es et leurs pratiques pédagogiques dans nos écoles noires, avait disparu. Désormais la connaissance n’était plus que de l’information. Elle n’avait aucun lien avec notre façon de vivre, de nous comporter. Elle n’était plus connectée à la lutte antiraciste. Expédié·es en bus vers les écoles blanches, nous apprîmes rapidement qu’on attendait de nous l’obéissance, et non une volonté zélée d’apprendre. Une trop grande soif d’apprendre était aisément perçue comme une menace à l’autorité blanche.
Quand nous avons fait nos débuts dans les écoles racistes, déségréguées et blanches, nous avons abandonné un monde où les enseignant·es étaient convaincu es qu’éduquer des enfants noir·es correctement demanderait un engagement politique. Les cours que nous suivions étaient désormais donnés par des enseignant·es blanc·hes, et renforçaient des stéréotypes racistes. Pour nous autres enfants noir·es, l’éducation n’était plus la pratique de la liberté. En réalisant ceci, j’ai perdu mon amour de l’école. La salle de classe n’était plus un lieu de plaisir ou d’extase. C’était toujours un lieu politique, puisque nous devions nous battre contre les présupposés racistes que nous étions génétiquement inférieur es, moins aptes que les Blanc·hes, ou même carrément incapables d’apprendre. Et pourtant, ces politiques n’étaient plus contre-hégémoniques ; nous ne faisions que réagir et répondre aux Blanc·hes.
Ce passage d’une école exclusivement noire, adorée, à une école blanche où les Noir·es étaient toujours vu·es comme des intrus·es, comme n’ayant pas vraiment leur place, m’apprit la différence entre une éducation comme pratique de la liberté et une éducation destinée seulement à renforcer un système de domination. Parfois un·e enseignant·e blanc·he résistait, refusait que des biais racistes déterminent comment on nous enseignait, et entretenait cette conviction que l’apprentissage avait la puissance de libérer. Quelques enseignant·es noir·es nous avaient suivi·es à la suite de la déségrégation et, bien que ce fût plus difficile, continuèrent de soutenir les étudiant·es noir·es alors même que leurs efforts étaient restreints par le soupçon qu’elles favorisaient leur propre race.
Malgré des expériences intensément négatives, j’obtins mon diplôme, toujours convaincue que l’école était un espace propice à développer notre capacité à être libre. Quand j’entrais en premier cycle à Stanford University, j’étais émerveillée à l’idée de pouvoir devenir une intellectuelle noire insurgée. Je fus surprise, et choquée, d’assister à des cours où les enseignant·es n’étaient pas enthousiastes, où iels semblaient ignorer que l’éducation relevait de la pratique de la liberté. Pendant les premières années d’université, la leçon initiale était consolidée : nous devions apprendre l’obéissance et l’autorité.
Pendant mon deuxième cycle, je commençais à détester les cours, tout en luttant pour revendiquer et garder mon droit à être une penseuse indépendante. L’Université et la salle de classe commencèrent à ressembler à une prison, à un lieu de punition et de confinement, et pas à un espace de possibilités. J’écrivis mon premier livre pendant mes années de premier cycle, bien qu’il ne fût pas publié avant plusieurs années. J’écrivais ; mais surtout je me préparais à enseigner.
En acceptant l’enseignement comme mon destin professionnel, j’étais tourmentée par la réalité dont j’avais fait l’expérience en premier et deuxième cycles. Il manquait à la vaste majorité de mes enseignant·es des compétences basiques en communication, iels n’avaient aucune pratique réflexive, et utilisaient souvent les cours pour conduire des rituels de contrôle qui avaient tout à voir avec la domination et l’exercice injuste du pouvoir. Dans ce contexte j’appris beaucoup sur le genre d’enseignante que je ne voulais pas devenir.
Je me suis beaucoup ennuyée en deuxième cycle. Le « système bancaire éducatif » – basé sur l’hypothèse que mémoriser de l’information et la régurgiter revenait à gagner des connaissances qui pouvaient être stockées et réutilisées plus tard – ne m’intéressait pas. Je voulais devenir une penseuse critique. Pourtant, ce désir était souvent vu comme une menace pour l’autorité. Les étudiants blancs (hommes) considérés comme exceptionnels avaient souvent le loisir de tracer leur parcours intellectuel, mais le reste d’entre nous (en particulier les personnes issues de minorités) devait se conformer. Notre non-conformité était vue avec suspicion, ou comme un geste gratuit de défiance visant à dissimuler notre infériorité, ou notre mauvais travail. À l’époque, on faisait sentir celles d’entre nous qu’on daignait accepter dans des universités prestigieuses, et en grande partie blanches, qu’elles n’étaient pas là pour apprendre, mais pour prouver qu’iels étaient à égalité avec les Blanc·hes. Nous devions le prouver en montrant que nous pouvions cloner nos pair·es. Et tandis que nous affrontions constamment des biais, un stress latent minait notre expérience d’apprentissage.
Ma réponse à ce stress, à l’ennui et à l’apathie perpétuels qui envahissaient mes cours, était d’imaginer des façons différentes d’enseigner ou d’apprendre. Quand je découvris le travail du penseur Brésilien Paulo Freire [6], ma première rencontre avec la pédagogie critique, je trouvai un mentor et un guide, quelqu’un qui comprenait que l’apprentissage pouvait être libérateur. Entre ses enseignements et ma compréhension croissante de mon éducation dans les écoles noires du Sud comme d’un processus m’ayant donné du pouvoir, je commençais à tracer les contours de ma propre pratique pédagogique. Déjà profondément impliquée dans la pensée féministe, je n’eus aucune difficulté à transposer cette critique au travail de Freire. De manière significative, je sentais que ce mentor et guide, bien que ne l’ayant jamais rencontré en personne, encouragerait et soutiendrait mes remises en cause de ses idées, s’il était sincèrement dévoué à l’éducation comme pratique de la liberté. Dans le même temps, j’utilisais ses paradigmes pédagogiques pour critiquer les limites des cours féministes.
Pendant mes années de premier et deuxième cycle, seules des enseignantes blanches étaient impliquées dans le développement des programmes d’études féminines (Women’s Studies). Et quand bien même je donnais mon premier cours (étant alors étudiante de deuxième cycle) sur les autrices noires et dans une perspective féministe, c’était dans le contexte d’un programme d’études noires (Black Studies). À l’époque, je m’aperçus que les enseignantes blanches n’étaient pas pressées de cultiver un quelconque intérêt pour la pensée féministe auprès des étudiantes noires, si cet intérêt impliquait une remise en question critique. Leur manque d’enthousiasme ne me découragea pas pour autant de discuter des idées féministes ou de participer en cours. Ces cours étaient le seul espace où les pratiques pédagogiques étaient interrogées, où on partait du principe que la connaissance offerte aux étudiant·es leur permettrait de devenir de meilleur·es intellectuel·les, et de vivre plus pleinement en dehors de l’Université. Les cours féministes étaient le seul espace où les étudiant·es pouvaient poser des questions critiques sur le processus pédagogique. Ces critiques n’étaient pas toujours encouragées ou bien reçues, mais elles étaient permises. Cette permission, même petite, pour l’interrogation critique était un défi crucial, nous invitant en tant qu’étudiant·es à penser sérieusement à la pédagogie en rapport avec la pratique de la liberté.
Quand je fis face à la première classe de licence à laquelle j’enseignais, je me basai sur celles qui avaient été mes enseignantes à l’école élémentaire, sur le travail de Freire, et sur la pensée féministe de la pédagogie radicale. Je brûlais d’envie de créer une façon d’enseigner différente de celle dont j’avais fait l’expérience depuis l’école secondaire. Le premier paradigme qui façonna ma pédagogie fut l’idée que la classe doit être un lieu passionnant, jamais ennuyeux. Et si l’ennui venait à prévaloir, alors il fallait mettre en place des stratégies pédagogiques qui s’interposeraient, altéreraient, et même perturberaient l’ambiance. L’idée qu’apprendre devrait être passionnant, et même parfois « amusant », fut l’objet de discussions critiques parmi les éducateurrices s’intéressant aux pratiques pédagogiques en élémentaire et parfois même au lycée. Mais il me semblait n’y avoir aucun intérêt, que ce soit parmi les pédagogues traditionnels ou radicaux, pour le rôle de la joie et du plaisir dans l’enseignement supérieur.
L’excitation pour l’enseignement supérieur était vue comme une perturbation potentielle de l’esprit sérieux, considéré comme fondamental au processus d’apprentissage. Entrer dans une salle de cours à l’Université avec le désir de provoquer l’excitation était une transgression. Non seulement cela exigeait un déplacement au-delà des limites admises, mais cette excitation ne pouvait être générée sans une reconnaissance totale du fait qu’il ne pouvait pas y avoir de principes absolus régissant les pratiques d’enseignement. Ces principes devaient être souples, et devaient permettre des changements spontanés de direction. Je devais voir les étudiant es dans leur singularité (j’utilisai alors les méthodes qu’employaient mes enseignantes d’élémentaire pour nous connaître), et interagir avec les jeunes selon leurs besoins (Freire se révéla alors très utile). La réflexion critique sur mon expérience comme étudiante dans des classes sans joie me permit non seulement d’imaginer que des cours pouvaient être passionnants, mais que cette excitation pouvait coexister, et même stimuler, un engagement intellectuel ou universitaire sérieux.
Mais s’enthousiasmer pour des idées ne suffit pas à créer un processus d’apprentissage passionnant. Notre aptitude, en tant que communauté dans une salle de classe, à générer de l’enthousiasme est profondément affectée par notre intérêt les un·es pour les autres, pour l’écoute de la voix des autres, pour la reconnaissance de la présence des autres. Puisque la grande majorité des étudiant·es apprennent par des pratiques éducatives conservatrices et traditionnelles, et ne se soucient que de la présence de leur enseignant·e, une pédagogie radicale doit insister sur la reconnaissance de la présence de toustes. Cette insistance ne peut pas être simplement affirmée. Elle doit être démontrée par des pratiques pédagogiques. Pour commencer, le ou la professeur·e doit sincèrement valoriser la présence de chacun e. Il doit y avoir une reconnaissance continue que tout le monde influence la dynamique de la classe, que tout le monde contribue. Ces contributions constituent des ressources. Lorsqu’elles sont utilisées de façon constructive, elles augmentent la capacité d’une classe à se transformer en communauté d’apprentissage ouverte. Avant que ce processus puisse commencer, il faut souvent déconstruire la notion traditionnelle que seul·e le ou la professeur·e est responsable des dynamiques dans la salle de classe. Cette responsabilité est liée au statut. En effet, le ou la professeur·e sera toujours tenu·e plus responsable, car les grandes structures institutionnelles s’assureront toujours que ce qui se passe en cours est sa responsabilité. Il est rare qu’un·e enseignant·e, même très éloquent·e, puisse générer par ses actions suffisamment d’excitation pour créer en conséquence une classe passionnante. Cette excitation ne peut être que la conséquence d’un effort collectif.
Voir la salle de classe elle-même comme un espace commun augmente la possibilité d’un effort collectif pour créer et maintenir une communauté d’apprentissage. Il y eut un semestre où j’avais une classe très difficile, qui échoua complètement sur le plan collectif. Pendant tout ce semestre, j’étais convaincue que l’écueil principal qui empêchait le développement d’une communauté d’apprentissage était l’heure de ce cours, qui se tenait tôt le matin, avant neuf heures. Chaque fois, entre un tiers et la moitié de la classe n’était jamais complètement réveillé·e. Ce désavantage, couplé à des tensions de « différences », était impossible à surmonter. De temps en temps nous avions une session passionnante, mais c’était majoritairement un cours ennuyeux. Je finis par détester ce cours au point de développer une peur panique de ne pas me réveiller pour m’y rendre ; la veille au soir – malgré des alarmes et la connaissance empirique que je n’avais jamais oublié d’aller en classe – je ne pouvais pas dormir. Mais plutôt que d’arriver endormie, j’arrivais tendue, pleine d’une énergie que peu d’étudiant·es me renvoyaient.
Les horaires n’étaient qu’un des facteurs qui empêchèrent ce groupe de devenir une communauté d’apprentissage. Pour des raisons que je ne peux pas m’expliquer, il était plein d’étudiant·es « résistant·es » qui ne voulaient pas apprendre de nouveaux processus d’apprentissage, qui ne voulaient pas être dans une classe qui différait de la norme d’une quelconque façon. Pour ces étudiant·es, enfreindre les règles était effrayant. Bien qu’iels n’aient pas été la majorité, leur esprit de résistance rigide paraissait toujours plus puissant que n’importe quel désir d’ouverture intellectuelle, ou de plaisir d’apprendre. Cette classe fut celle qui me convainquit le plus d’abandonner la conviction qu’un·e enseignant·e pouvait, par sa seule force de volonté, et son désir, faire d’un cours une communauté excitée d’apprendre.
Avant cette expérience, je pensais qu’Apprendre à transgresser serait un livre d’essais s’adressant surtout aux enseignant·es. Lorsque le semestre se termina, je commençai à écrire avec la perspective de parler à la fois aux étudiant·es et aux enseignant·es. Le champ intellectuel de la pédagogie critique ou de la pédagogie féministe continue d’être principalement un discours tenu par des hommes et femmes blanc hes. Même Freire, en parlant avec moi, mais aussi dans une majorité de ses écrits, a toujours reconnu qu’il incarne une masculinité blanche, particulièrement dans ce pays, les États-Unis. Mais le travail de divers es penseur euses sur la pédagogie radicale (et j’utilise ce terme pour inclure des perspectives critiques ou féministes) a, ces dernières années, réellement incorporé une reconnaissance des différences – celles déterminées par la classe, la race, les pratiques sexuelles, la nationalité, etc. Pourtant ce mouvement en avant ne semble pas coïncider avec une augmentation du nombre de voix noires et non blanches joignant ces discussions sur les pratiques pédagogiques radicales.
Mes pratiques éducatives ont émergé d’un jeu entre les pédagogies anticoloniales, critiques et féministes, qui se sont éclairées mutuellement. Ce mélange complexe et unique de perspectives multiples a été un point de départ captivant et puissant pour travailler. En dépassant les frontières, ce mélange m’a permis d’imaginer et de mettre en œuvre des pratiques pédagogiques qui confrontent à la fois le souci d’interroger dans les programmes des biais renforçant des systèmes de domination (comme le racisme et le sexisme), tout en fournissant simultanément de nouvelles propositions pour enseigner à des groupes différents d’étudiant·es.
Je voudrais partager dans ce livre mes conclusions, mes stratégies, et mes réflexions critiques sur la pratique de la pédagogie. Je souhaite que ces essais constituent une intervention – qu’ils fassent barrage à la dévaluation de l’enseignement, même lorsqu’ils se soucient d’un besoin urgent de changement dans les pratiques enseignantes. Ils sont censés servir de commentaire constructif. Optimistes, exubérants, ils véhiculent le plaisir et la joie que j’éprouve quand j’enseigne ; ces essais sont une célébration ! Ils insistent sur le plaisir d’enseigner comme acte de résistance et un barrage à l’ennui écrasant, le désintérêt, et l’apathie que si souvent les enseignant·es et les étudiant·es ressentent quant à l’enseignement et à l’apprentissage, quant à leur expérience en cours.
Chaque essai traite de thèmes communs qui font et refont surface dans les discussions pédagogiques, offrant des moyens de repenser les pratiques d’enseignement, et offrant des stratégies constructives pour développer l’apprentissage. Écrits séparément, dans une grande variété de contextes, il y a inévitablement des recoupements : certaines idées sont répétées, des phrases-clefs utilisées encore et encore. Bien que je partage des stratégies, ces travaux ne proposent pas un modèle ou un plan pour faire de la classe un lieu d’apprentissage passionnant. Prétendre offrir un modèle discréditerait la conviction selon laquelle chaque salle de classe est différente, les stratégies devant constamment être modifiées, inventées, reconceptualisées pour traiter de chaque nouvelle expérience d’enseignement.
Enseigner est un acte performatif. C’est cet aspect de notre travail qui offre précisément un espace pour le changement, l’invention, les glissements spontanés, qui peut catalyser les éléments uniques de chaque groupe. Afin d’adopter l’aspect performatif nous sommes contraint es de captiver les « publics », de prendre en compte les questions de réciprocité. Les enseignant·es ne sont pas des performeur euses au sens traditionnel, c’est-à-dire que notre travail n’est pas censé être un spectacle. Pourtant il doit servir de catalyseur, appelant chacun e à devenir de plus en plus impliqué·e, à devenir des participant es dynamiques de l’apprentissage.
Si nous pouvons accomplir des changements, nous pouvons aussi changer de « voix ». Au quotidien, nous nous adressons différemment à des publics divers. Nous communiquons de la façon la plus efficace en choisissant une manière de parler qui est informée par la particularité et la singularité des personnes avec, et à qui nous parlons. Dans cet esprit, ces essais n’emploient pas tous le même ton. Ils reflètent mon effort d’utiliser le langage d’une manière qui s’adapte à des contextes spécifiques, ainsi que mon désir de communiquer avec une audience diversifiée. Afin d’enseigner dans des communautés variées, nos paradigmes doivent se déplacer, mais aussi nos façons de penser, d’écrire ou de parler. La voix engagée ne doit jamais être fixe et absolue mais toujours changeante, évoluant constamment en dialogue avec un monde transcendant.
Ces essais reflètent mon expérience de discussions critiques avec des enseignant·es, des étudiant·es et des personnes venues voir à quoi ressemblaient mes cours. Ces essais constituent un témoignage sur plusieurs plans de l’éducation comme pratique de la liberté. Bien avant que j’ai un public en tant que penseuse ou autrice, j’étais reconnue en cours par les étudiant·es – vue par ces jeunes comme une enseignante travaillant dur pour créer une expérience dynamique d’apprentissage pour toustes. Maintenant, je suis davantage connue pour ma pratique intellectuelle insurgée. En effet, le public universitaire que je rencontre à mes conférences est toujours surpris quand je parle de mon expérience intime et profonde de la classe. Ce public était particulièrement surpris quand j’ai dit que je travaillais sur un recueil d’essais sur l’enseignement. Cette surprise est un triste rappel de la façon dont l’enseignement est perçu comme un aspect moins intéressant, moins valorisant du monde universitaire. Pourtant, nous devons remettre en question cette perception si nous voulons satisfaire aux besoins de nos étudiant·es, si nous voulons rétablir l’enthousiasme pour des idées et la volonté d’apprendre dans la classe.
Nous faisons face à une sérieuse crise de l’éducation. Les étudiant·es souvent ne veulent plus apprendre, et les enseignant·es ne veulent plus enseigner. Plus que jamais dans l’histoire récente de cette nation, les éducateur trices sont contraints d’affronter les biais qui ont formé les pratiques récentes d’enseignement pour créer de nouveaux moyens de savoir, de nouvelles stratégies pour le partage des connaissances. Nous ne pouvons pas traiter ce problème si les penseur·euses progressistes critiques et les critiques de la société considèrent l’enseignement comme ne valant pas le temps qu’on doit lui consacrer.
La classe reste le lieu le plus radical de possibilités au sein de l’Université. Pendant des années ce fut un espace où l’éducation a été sapée, à la fois par les enseignant·es et les étudiant·es, cherchant à l’utiliser pour leurs vues opportunistes, plutôt qu’un lieu pour apprendre. J’ajoute, à travers ces essais, ma voix aux appels collectifs pour le renouvellement et la régénérescence de nos pratiques enseignantes. En exhortant à l’ouverture des esprits et des cœurs, afin que nous puissions en connaître encore plus, et au-delà des limites de ce que nous considérons comme acceptables, afin que nous puissions penser et repenser, créer de nouvelles visions, je célèbre l’enseignement qui favorise la transgression – un mouvement contre et au-delà des limites. C’est un mouvement qui fait de l’éducation une pratique de la liberté.
bell hooks
1. NdT : Les mots en italique ici le sont dans le texte original, sauf mention contraire.
2. NdT : Les mots entre guillemets le sont dans le texte original, sauf mention contraire.
3. NdE : Toustes, pour tous et toutes.
4. NdE : Iels, pour ils et elles.
5. Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution, Paris, François Maspero, [1969] 1974.