Selon les générations, Christiane Taubira n’évoque pas les mêmes souvenirs. Il y a ceux qui se rappellent de ses premiers pas à l’Assemblée nationale en 1993 lorsqu’elle a voté la confiance au Premier ministre de l’époque, un certain Edouard Balladur. « Rien dans ce discours [de politique générale, NDLR] ne constituait un élément rédhibitoire à mon vote », balaye l’intéressée. Un an plus tard, elle fait campagne aux côtés de Bernard Tapie pour les élections européennes, soutenue par le Parti radical de gauche (PRG).
Il y a ceux qui, à gauche, l’ont détestée en 2002 lorsqu’elle a décidé de se présenter à l’élection présidentielle. Ceux-là même qui l’ont accusée d’avoir fragilisé la gauche avec ses 2,32% au premier tour, empêchant selon eux Lionel Jospin (16,18%) d’accéder au second tour et ayant rendu possible le face à face entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen – oubliant souvent que parmi les autres prétendants au Palais de l’Élysée, il y avait Arlette Laguiller (5,72%), Jean-Pierre Chevènement (5,33%), Noël Mamère (5,25%), Olivier Besancenot (4,25%) ou encore Robert Hue (3,91%).
Enfin, il y a la Christiane Taubira des deux dernières décennies, celle dont la voix et les envolées lyriques résonnent encore avec délectation dans nos oreilles, lorsqu’elle défendait en 2001 la loi historique reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité ou encore celle en 2012 en faveur du mariage pour tous. Celle-là même qui a démissionné, quelques temps après, du gouvernement de Manuel Valls pour marquer son désaccord politique avec le projet de déchéance de nationalité – même si l’on oublie un peu trop vite que la seule ministre, en conseil des ministres, à s’être vivement opposée à cette annonce était George Pau-Langevin, au portefeuille des Outre-mer.
Christiane Taubira, on l’aime ou on ne l’aime pas pour toutes ces bonnes ou mauvaises raisons. Elle reste malgré tout une icône de la gauche sans en connaître réellement les fondements ou les raisons. Dans le genre, il n’y en a pas deux comme elle : une érudite convaincue, déterminée, cultivée. Dans la classe politique, celui qui s’en rapproche le plus, c’est peut-être Jean-Luc Mélenchon. Sur la forme, les deux tribuns ont autant le goût de la politique que celui de la culture, des arts, de l’histoire et des belles lettres. Deux fortes têtes à la relation parfois complexe avec le monde des médias. Entre les deux, la relation est faite de hauts et de bas mais le respect est réciproque. Un sondage Ipsos, daté du 14 décembre 2021, les place d’ailleurs tous les deux en tête des sondages auprès des sympathisants de gauche. 57% d’entre eux jugent le candidat de l’Union populaire plus à même de porter les couleurs de la gauche contre 55% pour l’ex-Garde des Sceaux.
Une pétition lancée il y a tout juste un an à l’initiative du producteur Maxime Ruszniewski et l’écrivaine Cloé Korman, avait déjà recueilli un peu plus de 10.000 signatures, parmi lesquelles celles de Juliette Binoche, d’Alice Diop, de Stéphane Foenkinos ou d’Eric Reinhardt. À l’époque, le producteur et ancien conseiller de Najat Vallaud-Belkacem au ministère des Droits des femmes, nous prévenait : « On vient tous d’horizons différents, nous avons des métiers et des origines différents parmi les signataires et on se rejoint tous sur un point : nous avons la volonté de présenter la candidature d’une femme qui incarne la gauche, en 2022. Et selon nous, la seule qui soit en capacité de dépasser les clivages et rassembler, c’est Christiane Taubira ». Déjà en 2016, à la veille de l’élection présidentielle qui a fait élire Emmanuel Macron – son ancien collègue ministre de l’Économie –, une pétition en faveur de sa candidature avait recueilli près de 100.000 signataires sans que la principale intéressée ne s’en saisisse réellement, au-delà de quelques remerciements formels.
Aujourd’hui, c’est du côté de la Primaire populaire que la pression se fait la plus grande. Les organisateurs – qui ont engrangé près de 300.000 signatures – ont dîné avec elle il y a quelques jours et espèrent une déclaration de l’intéressée en faveur du processus de la Primaire populaire. Elle pourrait joindre sa candidature à celle d’Anne Hidalgo et peut-être celle d’Arnaud Montebourg, à défaut d’avoir convaincu Yannick Jadot, Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel. Certains proches de Christiane Taubira nous assurent d’une déclaration imminente. Pour eux, sa décision est prise. Elle va se lancer.
On peine à trouver des soutiens de poids dans la classe politique en vue d’une candidature à l’élection présidentielle. Taubira est une femme indépendante. C’est sa force. Elle est aussi une femme sans troupe. C’est sa faiblesse.
Une femme indépendante et sans troupe
Depuis quelques semaines, elle s’affiche à Marseille aux côtés du maire, Benoît Payan, pour rendre hommage à Gaston Crémieux, écrivain, avocat et journaliste, fusillé en 1871 pour sa participation à la Commune de Marseille. Elle monte aussi sur scène lors d’un concert du rappeur et écrivain Gaël Faye, le 27 novembre dernier au Zénith de Paris. Aussi, bien que discrète dans les médias, elle dit avec force sa consternation dans l’émission Quotidien, il y a tout juste deux semaines : « J’ai une très grande angoisse. Une très grande préoccupation. Nous avons cinq personnes de très grande valeur [Hidalgo, Jadot, Mélenchon, Montebourg et Roussel, NDLR]. Et pourtant, la voix d’aucune de ces personnes ne surgit vraiment. La primaire populaire est peut-être une échéance de rencontre. C’est un processus démocratique. Un processus générationnel. Est-ce qu’on essaie de saisir une dernière chance », interroge-t-elle ? Et d’ajouter : « On ne peut pas prendre le risque de laisser les gens morfler cinq ans de plus. On ne peut pas prendre le risque de laisser s’installer la haine, la peur, la défiance vis-à-vis des autres. De laisser cette société se disloquer. La gauche doit gagner ».
Si, jusque-là, on l’avait peu entendue, c’était peut-être le signe qu’elle n’en avait pas envie. Qu’elle ne voulait pas y aller. La perspective d’une candidature d’Anne Hidalgo l’avait sans doute refroidie. Sauf que la candidature de la maire de Paris ne prend pas et l’hypothèse d’une candidature de Christiane Taubira apparaît désormais comme une issue de secours pour la candidate du Parti socialiste. Pour l’heure, le spectre de sa candidature ne semble pas mobiliser officiellement le monde politique. Pourtant, dès novembre 2020, Benoît Hamon, ex-candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2017, avait déclaré : « J’espère qu’elle dira oui. Elle est l’une des seules à pouvoir faire l’union à gauche ». À part cette sortie sans doute contrôlée de Benoît Hamon, on peine à trouver des soutiens de poids dans la classe politique en vue d’une candidature à l’élection présidentielle. Taubira est une femme indépendante. C’est sa force. Elle est aussi une femme sans troupe. C’est sa faiblesse.
Incertitudes sur le projet écologique et économique
Les partisans d’une candidature de Taubira voient pourtant en elle une présidente de la République capable de défendre la « redistribution des richesses, la revalorisation massive des services publics, la lutte contre la précarité et la transition écologique », précisent les initiateurs de pétitions en sa faveur. Elle peut être « l’inspiratrice de cet élan à travers toute la société », assurent-ils. Pour Noël Mamère, convaincu que la gauche peut former l’union autour d’un « candidat unique » et qui a récemment plaidé pour « des discussions avec les responsables de la primaire populaire », Christiane Taubira peut-elle être la solution ? Il y a quelques mois, l’ex-candidat écologiste à l’élection présidentielle nous répondait : « J’ai de l’estime et du respect pour elle mais le rassemblement de la gauche et des écologistes ne peut pas se faire sur la base d’une pétition. La gauche est déboussolée et tente de s’accrocher aux seules branches qui restent accrochées sur l’arbre. Elle en fait partie. Mais la gauche doit avant tout retrouver le chemin des idées. L’écologie est la seule idée neuve de ce siècle. Je ne l’ai pas beaucoup entendue sur ce terrain-là ». Et de poursuivre : « Il n’y a pas de sauveur possible de la gauche et c’est d’abord à la gauche de retrouver son chemin : Christiane Taubira fait partie de ceux et celles qui peuvent y contribuer mais ça ne suffit pas ».
L’écologiste y allait aussi de sa petite métaphore : « L’appel à sa candidature me fait penser aux espoirs que l’on porte collectivement sur le vaccin contre le Covid sans réfléchir aux probables autres épidémies à venir et à la nécessité de revoir de fond en comble notre modèle de société ». Et si Christiane Taubira nourrit les espoirs et les ambitions de quelques-uns, le projet politique d’une pareille candidature, compte tenu de son parcours, reste des plus incertains. Parce que pour les détracteurs d’une telle hypothèse, Taubira restera à jamais la ministre de Manuel Valls. Sa crédibilité sur une partie des bancs de la gauche est ainsi à jamais écornée. Et même si elle a quitté le gouvernement en claquant la porte, en désaccord avec le projet de déchéance de nationalité, elle a assumé toute la politique économique – CICE, pacte de compétitivité sans contreparties, etc. – du quinquennat précédent. Et on peut difficilement leur donner tort : si l’on connaît ses engagements pour la justice sociale, les droits et les libertés, on ne peut pas en dire autant des enjeux écologiques, comme le rappelle Noël Mamère, mais aussi des ambitions économiques qu’elle porte ou encore de son rapport à la finance, à la mondialisation, aux dettes, au capitalisme ou à la croissance – a fortiori dans un contexte de crise sociale et économique. Pour une économiste de formation et de profession, force est de constater qu’après bientôt 30 ans de vie politique, le flou persiste.
Et comme le dit son ancienne complice, du mouvement Dès Demain qu’elles ont cofondé ensemble, Martine Aubry : « Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ».
Pierre Jacquemain