“Si le projet est réalisé, c’en est fini de notre village”, soutient Zlatko Kokanovic, vétérinaire et agriculteur de 46 ans originaire de Gornje Nedeljice, village de la municipalité de Loznica, dans l’ouest du pays. Réunis dans la cour de l’église Saint-Georges, vieille de plus de trois siècles, sur la colline surplombant la vallée de Jadar, une quinzaine d’habitants et de membres de l’association Ne damo Jadar (“Nous ne donnons pas Jadar”) discutent de leurs prochaines actions.
Ils sont déterminés à empêcher la réalisation des projets du géant minier Rio Tinto, qui s’apprête à installer une usine de traitement à 200 mètres de là. Sa succursale serbe, Rio Sava Exploration, devrait ouvrir l’année prochaine une mine à 600 mètres de profondeur ainsi qu’une usine de traitement des concentrés de jadarite, un minéral composé de lithium.
Rio Tinto prétend avoir découvert ce minéral en 2004, nommé ainsi en hommage à la rivière Jadar. Depuis, la société anglo-australienne mène des recherches géologiques dans la vallée, estimant qu’elle contient près de 10 % des réserves mondiales de lithium. Le lithium, avec le bore, est l’un des principaux composants de la jadarite. Celui-ci est nécessaire à la fabrication d’une large gamme de produits, dont les batteries des voitures hybrides et électriques.
Alors qu’approche le moment des premières explosions qui devront marquer le début des forages, les habitants de la région opposent une résistance de plus en plus vive. Ils sont soutenus par les citoyens d’autres régions, les organisations environnementales serbes et certains scientifiques. D’autant qu’on annonce de nouvelles recherches géologiques dans toute la Serbie.
“Nous vivons grâce à cette terre fertile”
“293 km2, 22 villages et 19 000 habitants risquent d’être menacés par les forages, explique Miladin Durdevic, ingénieur électricien de 64 ans. C’est une région agricole et d’élevage, nous vivons grâce à cette terre fertile, entièrement cultivée ; nos enfants naissent ici, les écoles ne désemplissent pas, contrairement au reste de la Serbie. Si l’on élève le niveau de l’eau salée de la vallée, cela va changer la structure de toute la biosphère, la flore et la faune seront vouées à disparaître.”
Miladin, Zlatko et tous les autres refusent de vendre leurs terres au puissant Rio Tinto, dont les revenus sont deux à trois fois supérieurs au budget de la république de Serbie. Mais la pression se fait sentir. Sur les 600 hectares nécessaires au géant minier pour la première phase, 148 ont d’ores et déjà été rachetés. Plusieurs maisons sont entourées de rubans de chantier rouge et blanc, tandis que les panneaux plantés dans la terre indiquent “Propriété privée, accès interdit aux personnes non autorisées”. “Ils ont tout vendu autour de moi”, se lamente Jovan Tomic, les larmes aux yeux. Il est rentré d’Allemagne en 1992 et a investi toutes ses économies dans un atelier de fabrication de portes et de fenêtres. “Un forage est prévu à proximité, ils font tout pour nous dissuader de rester : nous sommes harcelés par des coups de téléphone, des voitures font des rondes autour de la maison”, se désespère Jovan.
“Non à la mine, oui à la vie”, peut-on lire sur les affiches placées le long de la route entre Loznica et les villages de Gornje, Donje Nedeljice et Brezijaka. Elles ont été imprimées par l’association Protégeons Jadar et Radjevina, avec l’aide de la diaspora serbe. “Les méthodes d’extraction du lithium, composant important des batteries électriques, sont désastreuses pour le monde vivant. Plus de 140 espèces végétales et animales protégées, indispensables pour la biodiversité, sont menacées. Nous n’autoriserons pas le pillage de la nature. Le projet n’est pas d’intérêt national, il ne profitera qu’à un petit groupe de personnes et, surtout, à l’entreprise Rio Tinto”, estime Marija Alimpic, 36 ans, professeure de français, à l’origine de l’initiative.
“Il est prévu d’utiliser 110 tonnes d’explosifs par mois, 20 000 m³ d’eau par jour, 300 000 tonnes d’acide sulfurique par an, 25 000 m³ d’eaux usées par jour seraient ainsi déversées dans le Jadar ou canalisées vers la Drina. Le risque est énorme, ce qui explique l’abandon du lithium par le Portugal et l’Espagne, qui se concentrent désormais sur la recherche de batteries au sodium-ion, de meilleure qualité et plus écologique”, poursuit Zvezdan Kalmar, l’un des membres de l’association et fondateur de la Coalition pour l’exploitation minière durable en Serbie (Kors), en nous montrant l’un des 528 forages creusés lors de travaux de prospection, et la terre morte autour, résultat de la montée des eaux souterraines salées qui ont inondé le terrain à proximité du trou de forage.
“Il n’y a aucun risque de catastrophe”
Afin d’attirer l’attention sur la violation de nombreux droits serbes et conventions internationales, dont le droit à l’eau, Protégeons Jadar et Radjevina s’est rapprochée de l’organisation non gouvernementale London Mining Network, qui dénonce les dommages environnementaux et sociétaux causés par Rio Tinto à l’échelle mondiale. Ainsi, en avril dernier, l’association a eu l’occasion de présenter à l’assemblée des actionnaires de Rio Tinto un rapport dans lequel elle insistait sur le fait que l’entreprise n’avait pas rendu publics toutes les données relatives à la nature, ni l’étendue de son complexe minier et industriel ainsi que l’emplacement de la décharge. L’entreprise se tait également sur les risques pour le patrimoine culturel et naturel de la vallée du Jadar, de la montagne Cer et des localités de Trsic, de Tronosa, où se trouve un monastère du XIIIe siècle, et de Radjevina.
“Le projet de Rio Sava Exploration entraînera une dégradation importante de l’environnement”, avertit le doyen de la faculté des forêts, le professeur Ratko Ristic, lors de la réunion de l’Académie serbe des sciences le 6 mai dernier. Selon ses estimations, 203 hectares de forêt et 316 hectares de terres agricoles changeraient complètement de vocation, ce qui risque de bouleverser la vie de 8 325 ménages. Une décharge de 165 hectares est prévue dans le bassin fluvial de Stavica à la place actuelle de la forêt de chênes et de hêtres, condamnée à être rasée, ainsi qu’une autre près de Brezijaka et Nedeljice, sur une superficie de 145 hectares. L’académicien Bogdan Solaja a calculé que la mine libérerait 47 000 tonnes d’arsenic en quarante ans.
Toutefois, le président serbe, Aleksandar Vucic, ne se laisse pas impressionner par ces arguments. “Nous n’avons pas la mer, ni les ressources naturelles qui nous rapporteraient quotidiennement des millions. Mais on a le jadarite, et les protestations me font rire. Il n’y a aucun risque de catastrophe. Rio Tinto s’engage à ouvrir la plus grande et la plus fantastique usine de batteries pour voitures électriques, ce qui fera prospérer toute la région”, a commenté Vucic. Si la ministre des Mines et de l’Énergie, Zorana Mihajlovic, admet “ne pas avoir réponse à tout, car il s’agit d’une nouvelle technologie”, elle insiste sur “l’importance de saisir cette occasion historique afin d’être à la pointe de la production d’un des métaux les plus recherchés du monde moderne”.
Face à la montée de la résistance citoyenne, Rio Tinto réitère que son projet d’extraction du lithium en Serbie respectera la réglementation en vigueur, et qu’il n’est en aucun cas comparable à ceux que Rio Tinto a réalisés dans d’autres parties du monde et qui se sont soldés par des catastrophes écologiques, de l’Australie jusqu’aux États-Unis.
“Ce que nous avons en Serbie n’existe nulle part ailleurs, on ne peut pas comparer l’extraction du lithium d’une matière rocheuse à la méthode d’extraction des mines à ciel ouvert en Australie. Il y a des conséquences sur l’eau, mais nous allons utiliser celle de la région de la Drina en cycle fermé et la purifier”, assure la directrice générale de Rio Sava Exploration, Vesna Prodanovic.
À qui faire confiance ? “Les citoyens ne font confiance ni aux institutions ni à la science”, estime Aleksandar M. Jovovic, professeur à la faculté de génie mécanique de Belgrade. Celui-ci souligne que, selon la législation serbe, l’analyse coûts et bénéfices n’est pas obligatoire, alors que l’évaluation des conséquences environnementales l’est, mais elle n’est pas réalisable pour le moment en raison de la documentation manquante.
Un important risque de corruption
“La composition de la commission censée évaluer l’effet sur l’environnement pose un autre problème”, ajoute Miroslav Mijatovic Mijat, de l’organisation anticorruption Pakt, de Loznica. Pakt a révélé qu’en mai 2020 la faculté des mines et de géologie a touché presque 1 million d’euros de la société Rio Tinto. La faculté de génie mécanique, celle de génie civil et l’institut municipal de santé publique de Belgrade ont touché entre 100 000 et 130 000 euros environ. “Les trois facultés, membres par défaut de la future commission, ont refusé de nous fournir les informations sur les services fournis à Rio Tinto, invoquant la clause du secret d’affaires”, souligne Mijat. Selon lui, il y a un important risque de corruption et de conflit d’intérêts.
Malgré les manifestations organisées sous le slogan “Barre-toi de la Drina”, Rio Tinto compte obtenir le permis de construction de la mine d’ici à 2022.
Les autorités sont-elles capables d’entendre la voix de citoyens désemparés, de les rassurer, d’agir dans l’intérêt public ? Doit-on s’attendre à ce que Rio Tinto pompe toute notre richesse minérale et laisse un paysage de désolation au bout de cinquante ans, la durée de vie estimée de sa mine ? Sur un éventuel projet de restructuration après la fermeture des mines, il n’y a pour l’heure aucune réponse, puisque aucun projet de la sorte n’a jamais été mis en œuvre jusqu’à présent.
Milica Cubrilo Filipovic
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