C’est au passé que Jean-Luc Mélenchon parle désormais de Marseille. Il a été honoré, dit-il, d’en être élu député, en 2017. Cette ville, l’a-t-il comprise ? « Non, non », souffle-t-il dans son bureau parisien où il a donné rendez-vous.
L’histoire d’amour avec Marseille continue. Mais avec la politique marseillaise, c’est une autre affaire : « J’ai sans doute surestimé notre capacité à changer radicalement les conditions de base de la gauche marseillaise, reconnaît-il. Cinq ans plus tard, je me suis aperçu que des structures plus fortes – des réseaux d’amitié, des clans, et même la vie politique traditionnelle qu’on croyait détruite – ont repris le dessus. À partir du moment où les politiques de Marseille ont compris que je ne serai pas candidat à la mairie, les choses se sont réorganisées en dehors de moi. »
Ni fâcherie ni amertume, assure-t-il. Mais un constat d’échec, et un deuil politique. « On croit toujours qu’on va réaliser des grands scénarios et puis ça se passe autrement, qu’est-ce-que vous voulez que je vous dise ! », sourit l’Insoumis.
Comme un symbole, le député était d’ailleurs le grand absent de son lancement de campagne présidentielle à Marseille, le 25 septembre dernier. L’apéro convivial qui a rassemblé, à l’Estaque, quelques dizaines de militants – 80 tout au plus –, était pourtant censé sceller des retrouvailles, un an et demi après les élections municipales qui ont laissé pas mal de blessures au sein de La France insoumise (LFI) locale. Mais sous le ciel lourd de ce début d’automne, point de Mélenchon.
Que s’est-il passé entre son début de mandat où, accueilli à bras ouverts à la gare Saint-Charles chaque jeudi soir, le député profitait de ses week-ends marseillais pour décompresser, prendre quelques bains de foule, et papoter politique lors de joyeux dîners sur le Vieux-Port, et cette fin de législature où les mots « déception », « gâchis » et « rendez-vous manqué » reviennent dans la bouche de nombre d’interlocuteurs ?
Mohamed Bensaada, figure de LFI des quartiers nord marseillais, est l’un des militants à continuer de défendre son chef en bloc : « Il est passé à quelques voix de la présidence [il lui manquait 600 000 voix pour accéder eu second tour de l’élection présidentielle en 2017 – ndlr]. Il ne peut pas être aussi présent qu’un député élu sur la vague macroniste. » « Vu l’emballement initial, la dynamique ne pouvait que retomber. Personne à gauche n’aurait pu mieux faire », abonde Kevin Vacher, sociologue et figure du Collectif du 5 novembre.
Pourtant, même chez les Insoumis qui lui restent fidèles, personne n’a aujourd’hui la certitude que Mélenchon serait réélu pour un deuxième mandat, si d’aventure il se représentait. Le fera-t-il, d’ailleurs ? Pour l’heure, il ne sait pas, évacue-t-il.
Acte 1 : Mélenchon débarque, l’espoir se lève
Tout avait pourtant bien commencé. 18 juin 2017 : Jean-Luc Mélenchon est élu triomphalement sur la 4e circonscription des Bouches-du-Rhône. Après avoir, un temps, hésité à se présenter à Toulouse (Haute-Garonne) et dans le Nord, le « parachuté », fort de son résultat à la présidentielle – un Marseillais sur quatre a voté pour lui, le plus gros score de France –, il décide de se poser sur ces terres quasi acquises. Et ne fait qu’une bouchée de Patrick Mennucci, le socialiste sortant qui se sentait intouchable, et de son adversaire macroniste venue d’Aix-en-Provence, Corinne Versini.
À vrai dire, cette circonscription, qui recouvre les quartiers les plus populaires du cœur de la ville et où l’on croise aussi beaucoup de classes moyennes, communiste pendant plus d’un demi-siècle avant de tomber dans des mains socialistes, est imperdable. La « meilleure circo de France », a-t-on coutume de dire dans la gauche marseillaise.
D’autant que LFI a mis les grands moyens pour s’assurer d’un amerrissage en douceur. Pendant des semaines, Bernard Pignerol, conseiller politique de Jean-Luc Mélenchon et homme de réseaux, a minutieusement quadrillé le terrain pour rassurer l’establishment marseillais : non, les chars russes ne débarqueront pas sur la Canebière, dit-il au préfet, aux chefs d’entreprise et aux têtes de pont associatives qu’il rencontre, des semaines durant.
On s’assure aussi que, côté communistes, la voie est libre : en échange de l’absence de candidat insoumis face à Pierre Dharréville, le premier fédéral du PCF dans les Bouches-du-Rhône, la Place du Colonel-Fabien renonce à présenter un candidat face à Mélenchon. On se cale enfin avec les camarades d’une CGT locale qui a la spécificité de chercher à nouer des liens avec le monde politique, afin de garantir un nombre suffisant d’assesseurs dans les bureaux de vote et prévenir tout bourrage d’urnes.
Pour celui qui ambitionne de devenir l’opposant numéro 1 à Macron, il s’agit moins d’une quête de gloire que de laver l’affront de 2012 ; lorsque, alors candidat sous les couleurs du Front de gauche à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), l’Insoumis s’est vu battre à plate couture par Marine Le Pen et le socialiste Philippe Kemel, qui l’a emporté d’un cheveu.
Échaudé par cette mésaventure, le chef de file de LFI a donc mis le cap vers le sud et les terres brûlées de la gauche marseillaise. Sur le papier, le « storytelling » fonctionne à merveille. Le natif de Tanger au Maroc, qui, en 1962, « a posé le pied sur la terre de France à Marseille », revient à bon port pour « remplacer » un PS ravagé par des décennies de magouilles du clan Guérini, qui ont pavé la voie à la droite et à l’extrême droite.
Surtout, l’auteur de L’Ère du peuple (Fayard), qui, avant même la présidentielle, a participé à plusieurs manifestations marseillaises mêlant associations, syndicats et partis, voit dans la ville une forme d’avant-garde de la révolution citoyenne qu’il appelle de ses vœux : l’auto-organisation des habitants, la germination d’initiatives en dehors des circuits d’une politique traditionnelle ruinée par le personnel politique local, le grand mélange d’une société civile mobilisée... « Ma thèse, mon rêve, c’était “La France est un volcan, Marseille est son cratère.” Ce qu’il s’est passé en Guadeloupe et en Martinique [les révoltes qui ont eu lieu ces dernières semaines – ndlr], je m’attendais à le voir à Marseille », confie-t-il, une pointe de regret dans la voix.
Il garde un souvenir enivré de deux meetings d’exception : d’abord en 2012, au Prado, lorsque son ode à l’immigration a déclenché les « youyous » de l’assistance jusqu’à lui faire monter les larmes aux yeux, puis avant le premier tour de 2017, sur le Vieux-Port, quand, dos à une mer scintillante et cœur offert à une foule débordant sur la Canebière, il a fait observer une minute de silence pour les migrants morts en Méditerranée...
Cette même année, ce sont 200 à 300 militants locaux qui feront campagne pour sa candidature. Un engouement jamais vu. Même dans le très abstentionniste quartier de Belsunce, trois « groupes d’action » – le surnom des sections locales, dans le jargon insoumis – sont créés. « Tout à coup, j’avais l’impression de ne plus connaître personne dans les réunions, c’était impressionnant », se remémore Frédéric Blanchard, coordinateur du Parti de gauche local à l’époque.
Ce sont les années fastes. Par deux fois, en 2017 et 2018, La France insoumise fait de Marseille son camp de base pour ses « Amfis », ses universités d’été. « Il y avait toute une ébullition qui se créait autour de ma présence à Marseille, souligne, sans forfanterie, Jean-Luc Mélenchon a posteriori. Je pensais que la relève politique se ferait de manière très forte localement, accélérée par ma propre présence. »
Il nourrit alors de grandes ambitions pour la deuxième ville de France, dont il veut faire une capitale de « l’auto-organisation », explique-t-il lors d’un meeting en plein cœur de sa circonscription, en août 2018, pour fêter « un an d’insoumission » locale. « On parle alors d’acheter un immeuble de 2 000 mètres carrés en centre-ville où l’on ferait de l’éducation populaire, des réunions, des tables rondes, des permanences... », se remémore Alain Barlatier, passé par la Gauche socialiste à la fin des années 1980, et qui a participé à faire venir Mélenchon dans la cité phocéenne.
Derrière les foules chaleureuses qui reçoivent le leader de LFI à grands renforts de selfies et les « minots » qui lui donnent du « Monsieur le maire », les premières craquelures avec la gauche locale sont apparues bien vite.
Ami de cinquante ans de l’ancien sénateur socialiste et membre influent de la Gauche républicaine et socialiste (GRS) à Marseille, Daniel Bœuf est missionné pour trouver le site idoine : un immeuble sur les allées Gambetta, à quelques encablures du Vieux-Port, qui ferait aussi office de centre de formation des cadres du mouvement. « Former ici les élus insoumis de la France entière, ça aurait eu de la gueule ! », dit-il. Mais, la « ruche » annoncée ne voit jamais vraiment le jour. Et « au fil des mois, la permanence est devenue fictive », relate Alain Barlatier.
Certes, les « écrivains publics », ces bénévoles du mouvement qui aident les habitants dans leurs démarches administratives, continuent d’œuvrer et des collectes alimentaires sont organisées, notamment pendant le confinement. Mais aujourd’hui, située dans le 2e arrondissement, la permanence est nichée dans la discrète rue Astouin qui finit en impasse sur de raides escaliers, entre une épicerie de vrac et un cabinet de sage-femme. Elle affiche des prétentions plus modestes qu’annoncé. À l’image de l’implantation en demi-teinte du leader insoumis.
C’est que l’histoire n’est pas aussi univoque que le laisse entendre le récit, méticuleusement mis en scène, de la symbiose entre l’homme et la ville. Comme quand celui qui n’est « pas très footeux » se rend, au printemps 2018, pour la première fois, au stade Vélodrome pour assister, des étoiles dans les yeux, à un match OM-Salzbourg. Il ne réitère pas l’expérience.
Derrière les foules chaleureuses qui reçoivent le leader de LFI à grands renforts de selfies et les « minots » qui lui donnent du « Monsieur le maire » – ce qui a le don de l’embarrasser –, les premières craquelures avec la gauche locale sont ainsi apparues bien vite. Du côté des communistes, d’abord, avec qui les relations s’enveniment. Il faut dire que La France insoumise a présenté un candidat sur la circonscription briguée par Jean-Marc Coppola, la figure tutélaire du PCF marseillais. Et a, ce faisant, contribué à faire élire un député La République en marche (LREM), Saïd Ahamada, face au Rassemblement national (RN).
Bizarrement, le grand théoricien du “dégagisme” n’a pas senti que l’essentiel, pour nous, c’était de dégager Gaudin !
Sophie Camard
Mais ce n’est pas tout. La visite, pendant la campagne des législatives, de Jean-Luc Mélenchon à Jean-Claude Gaudin (Les Républicains – LR), l’indéboulonnable maire de Marseille – 25 ans de règne –, haï par toute la gauche locale, a fait tordre le nez à bon nombre de militants. Qu’est venu faire Mélenchon dans le bureau du maire ? Prêter allégeance ?
« De la même manière que Jean-Luc avait rendu visite au préfet, assure Bernard Pignerol, présent au rendez-vous, c’était une rencontre républicaine entre anciens collègues du Sénat. » Deux grands fauves de la politique qui se respectent et s’apprécient. Dans son bureau parisien, le député écarte les bras, bombe le torse et prend l’accent. Son imitation de Gaudin, tout à la fois « Raimu et Falstaff » à ses yeux, est très juste. L’ancien maire a mis en garde le nouveau venu : « Il ne faut pas se fier aux apparences à Marseille : la ville est excessive, flamboyante, mais pas révolutionnaire », lui aurait-il dit.
Quoi qu’il en soit, la rencontre fait « beaucoup causer dans les groupes d’action », confie un Insoumis. Un péché originel ? À tout le moins le premier signe d’un malentendu qui ne cesse de croître dans les mois et les années qui suivront. Alors qu’une partie de la gauche marseillaise attend Mélenchon pour se renouveler, s’unifier, et l’aider à se débarrasser de la droite locale, Mélenchon regarde ailleurs. « Quand il est arrivé, on s’est aperçu que son premier adversaire, c’était la gauche, pas la droite », résume Sophie Camard, sa suppléante aux législatives, aujourd’hui en rupture de ban avec LFI.
« Bizarrement, ajoute celle qui est, entre-temps, devenue maire des 1er et 7e arrondissements de Marseille et qui a adhéré à GRS, le grand théoricien du “dégagisme” n’a pas senti que l’essentiel, pour nous, c’était de dégager Gaudin ! » Au fond, l’incompréhension est liée au rôle que veut endosser l’Insoumis : député de la nation ou député de Marseille ? Après une courte période d’authentique réflexion, le très Jacobin Mélenchon, qui n’a jamais caché que son ambition est d’abord, si ce n’est exclusivement, nationale, décide de faire de sa circonscription une simple base arrière.
Par réticence aussi, à mettre les mains dans le panier de crabes de la méandreuse politique phocéenne où, dit-il, « tout le monde ment ». Pas question de s’occuper des problématiques locales : ni poubelles ni élections municipales. « Il s’est dit qu’il n’y avait que des coups à prendre, que c’était une ville de fous », glisse une ancienne proche. « Pour être maire, il faut se passionner pour chaque bordure de trottoir. Mon registre est celui de la politique nationale, je ne l’ai jamais caché », confirme l’intéressé.
Pas question, non plus, de se mouler dans les pratiques locales, pour celui que « le rôle de notable n’intéresse pas ». Au risque de décevoir. « Il y a eu tellement de clientélisme à Marseille que les gens se trompent sur ce qu’est la fonction d’un député dont le boulot est d’être à l’Assemblée nationale, et de voter des lois. Je suis très fier de ce qu’il a fait là-bas », le défend Hendrik Davi, ancien candidat dans la 4e circonscription voisine. « Il relaye politiquement et il pose des questions au Parlement. C’est ça qu’on lui demande, pas de me donner la main pour aller me balader dans les quartiers nord ! », abonde le militant LFI Mohamed Bensaada.
Alain Barlatier n’offre pas la même lecture : « Dans cette ville qui, pour diverses raisons, a déjà un sentiment d’extraterritorialité, ajoute l’ancien fidèle, c’est compliqué de se retrouver face à l’attitude surplombante du “député de la nation”. » Compliqué à entendre, aussi, dans un mouvement qui se pique d’être le fer de lance de la participation populaire et de l’auto-organisation de terrain.
Acte 2 : le drame de la rue d’Aubagne, un sentiment d’abandon
Le fracas et la poussière. Le 5 novembre 2018, un peu après 9 heures, la rue d’Aubagne vit un drame sans commune mesure dans l’histoire récente de Marseille : l’effondrement de deux immeubles anciens très dégradés provoque la mort de huit habitants. L’onde de choc, d’une ampleur tout aussi inédite, entraîne l’évacuation de plus de 700 immeubles et le délogement de quelque 5 000 habitants.
Jean-Luc Mélenchon, alerté par son garde du corps et militant antifasciste marseillais, Hazem El Moukaddem, arrive sur place le jour J, à 16 heures. D’emblée, le député laisse poindre son émotion face à ces « maisons de pauvres qui tombent ». Mais alors que cet événement traumatique – donc fondateur – va fédérer toute la gauche et constituer l’un des éléments clefs de sa future victoire aux municipales de 2020, l’Insoumis rate le coche.
Un manque de flair qui n’est peut-être pas étranger à la séquence des perquisitions, qui se sont déroulées à peine trois semaines plus tôt, déstabilisant profondément Mélenchon et ses proches. Et qui est sans doute pour partie lié à l’insuffisante structuration sur place, conséquence directe du fameux « mouvement gazeux ». Des groupes d’appui éparpillés et hétérogènes, une méfiance de plus en plus sensible vis-à-vis des relais locaux, notamment vis-à-vis de sa suppléante, Sophie Camard.
« Le duo n’a pas pris, c’est dommage, car il y aurait eu moyen d’articuler davantage le national et le local », regrette Frédéric Blanchard. « Depuis le début, l’entourage de Mélenchon, notamment son assistante parlementaire qui n’était pas marseillaise, a plus fait écran qu’il n’a permis de faire remonter de l’information », juge Alain Barlatier.
Gaudin mérite bien des critiques, mais pas celle-là
Jean-Luc Mélenchon
Quoi qu’il en soit, en bon « député de la nation », l’Insoumis dézoome très vite la problématique du logement insalubre qui ronge le cœur de Marseille pour en faire une préoccupation nationale. Renvoyant dès ses premières déclarations vers la responsabilité de l’État, il choisit de ménager Jean-Claude Gaudin, dont l’inaction en matière de lutte contre le mal-logement est pourtant pointée par tous.
Le jour des effondrements, à quelques mètres des ruines, le député Insoumis déclare ainsi : « La mairie fait une politique de gentrification, mais je ne vais pas les accuser d’avoir laissé tomber les immeubles pour cela. Gaudin mérite bien des critiques, mais pas celle-là. »
La sortie laisse pantois jusque dans les rangs des militants locaux, où l’on fait aussi remarquer que l’intervention de Jean-Luc Mélenchon sur l’habitat indigne et les marchands de sommeil à l’Assemblée nationale est arrivée bien tard, en mars 2019, quand celle de trois députés macronistes est lue dans l’hémicycle dès le lendemain de la catastrophe.
Hazem El Moukaddem tempère : « À Noailles, son action s’est maintenue sur les mois qui ont suivi. Quand il y avait un problème dans les relogements, c’est son bureau qui débloquait les choses. On ne peut réduire sa présence à quelques selfies dans la rue ! » Mais au sein des groupes citoyens qui ont éclos après le drame, la pilule a du mal à passer.
Zohra Boukenouche, cheville ouvrière du Collectif du 5 novembre – Noailles en colère, né après les effondrements de la rue d’Aubagne, et figure locale du quartier populaire de La Plaine où elle donne rendez-vous, décrit spontanément un sentiment d’abandon, voire de trahison. « Il peut bien dire qu’il est allé défendre des trucs pour nous à l’Assemblée nationale,dit celle qui a voté pour lui aux législatives de 2017. Mais dans le quartier de Noailles qui est dans sa circo, on voit bien que rien ne se passe. Si en tant que député, il ne fait rien, comment les gens peuvent croire qu’en tant que président, il va faire quelque chose ? »
Dans cette ville dont l’indiscipline et la rébellion prennent rarement corps dans la rue, le drame de la rue d’Aubagne va générer des manifestations inédites. Le leader de La France insoumise bat volontiers le pavé aux côtés des délogés et victimes du mal-logement. Et rêve à haute voix de la création d’une « fédération du peuple marseillais », appelant régulièrement à la « révolution citoyenne ».
Mais par crainte d’être accusé de récupération politique, ou parce qu’en cet hiver 2018, il a la tête ailleurs – en l’occurrence avec les « gilets jaunes » qu’il défend mordicus, suscitant, là encore, de la perplexité dans une ville où ceux-ci sont clairement liés à l’extrême droite –, Mélenchon peine à cerner la puissance du mouvement populaire qui émerge sous ses yeux.
« Soudain, il y a eu un foisonnement. Des gens du nord, du sud, du centre de la ville, de différents courants, syndicats, partis... On s’est retrouvés, regardés, on a avancé sur certains sujets. Sur la question du mal-logement, les institutions avaient face à elles des citoyens qui étaient des experts. Il y avait évidemment des gens de La France insoumise dans nos permanences. On aurait pu penser que Mélenchon allait utiliser cet élan. Même pas ! », estime Zohra Boukenouche. Daniel Bœuf confirme : « Sur le 5 novembre et son après, clairement, il regarde passer le train. »
Alors que la rue d’Aubagne est au cœur de sa circonscription, le chef de file de LFI n’a d’yeux que pour les quartiers nord de la ville. Là où, pense celui qui a théorisé que, sans les quartiers populaires, l’accès au second tour en 2022 est impossible, doit se lever un mouvement populaire d’envergure.
Non sans une certaine efficacité, il se fait l’écho de problématiques qui gangrènent la vie de ces quartiers : la légionelle à Air-Bel, cité de l’est de la ville, les règlements de comptes qui secouent la Busserine, les punaises de lit qui pullulent dans certains immeubles de la ville ou la pollution chronique que génèrent les navires de croisière dans le port. Il participe à des travaux de peinture dans une école du 15e arrondissement de la ville, pour souligner le manque d’entretien chronique du bâti scolaire municipal.
Il ne se passe pas un mois sans qu’il appelle pour prendre des nouvelles
Kamel Guemarri
Le 25 janvier 2020, Jean-Luc Mélenchon convie à sa cérémonie de vœux au restaurant McDonald’s de Sainte-Marthe, dans les quartiers nord. Le leader insoumis n’est pas là pour grignoter un « Big Mac » mais pour faire rayonner un symbole : les salariés, en lutte avec le franchisé de la multinationale qui veut fermer le site, occupent les lieux depuis des mois. Ce combat emblématique, il s’emploie à le médiatiser. « C’est un des premiers à nous avoir tendu la main, à être venu. On ne peut pas l’oublier. Il fait partie des personnes qui nous ont donné la force politique de faire bouger les lignes », pose Kamel Guemarri, un des fers de lance du mouvement.
Depuis, le lieu dont les murs ont été rachetés par la Ville de Marseille est devenu l’« Après M », une plateforme solidaire à destination des populations les plus fragiles du Nord marseillais, qui ambitionne de devenir un centre de formation. « À chaque fois que Mélenchon descendait à Marseille, il passait nous voir officiellement ou en off. Maintenant, il vient moins, mais il ne se passe pas un mois sans qu’il appelle pour prendre des nouvelles », poursuit Kamel Guemarri.
Chez les bénévoles de l’Après M, « certains reprochent sa présence ici ». Trop politique. La figure des McDo sourit, pas dupe du risque d’instrumentalisation : « Bien sûr que Mélenchon voulait s’implanter dans les quartiers populaires marseillais. Il s’est vraiment investi. Mais on ne croit plus au Père Noël depuis longtemps… »
Acte 3 : le Printemps marseillais, Mélenchon, spectateur de la victoire
Au bord de la grande bleue, le ciel s’est assombri. À Marseille, l’échec des élections européennes en 2019, où La France insoumise fait guère mieux que dans le reste de la France, avec 8,23 % des suffrages – tandis que le RN arrive largement en tête à 26 % devant LREM à 20,5 % – a été un coup de semonce.
Par ailleurs, l’approche des municipales ravive les tensions avec sa suppléante, Sophie Camard, ancienne d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) passée à La France insoumise, qu’il a pourtant désignée sa « meilleure camarade de galère ». Avec elle, a-t-il coutume de dire aux Marseillais, « vous avez deux députés pour le prix d’un ! »
À l’approche des élections locales, le malentendu originel se fait de plus en plus saillant : une partie de la gauche marseillaise rêve de voir en lui son leader fédérateur pour les prochaines municipales ; lui pense à sa trajectoire élyséenne. « Quand il arrive à Marseille, le vieux PS, on n’en veut plus, les Verts, ça ne marche pas, le PCF, il n’en reste rien… On accueille Mélenchon car il nous offre une solution à gauche, on pense qu’il peut agglomérer pour nous aider à virer la droite. Mais ce n’est pas son combat », regrette Sophie Camard.
Pourtant, il y a fort à faire dans cette ville en pleine crise humanitaire : traumatisme des effondrements, état déplorable de nombreuses écoles notamment des quartiers populaires, retard profond dans l’offre de transports en commun. La gauche locale se fédère sur le rejet du bilan très lourd des mandats de Jean-Claude Gaudin. Mélenchon, lui, continue de retenir ses coups contre lui.
Les premiers pourparlers pour les municipales commencent début 2018. Le député a déjà renoncé à mener le combat municipal, même s’il continue toutefois de cultiver le flou auprès des militants locaux. « L’idée de se présenter à la mairie a bien effleuré Jean-Luc, mais à l’automne 2017, constatant que gérer un groupe d’opposition frontale à l’Assemblée était trop chronophage, sa décision est prise »,raconte Bernard Pignerol. Jean-Luc Mélenchon, lui, assure avoir été éjecté de la liste des prétendants par une gauche locale aux appétits très aiguisés. « J’ai été mis sur le côté de l’assiette, mais je ne me suis pas battu pour y être »,résume-t-il.
Surtout, il n’est pas à son aise avec le rassemblement de la gauche qu’ambitionne de porter le Printemps marseillais. Un scénario qui ne colle pas avec sa stratégie nationale consistant à vouer aux gémonies les « soupes de logos ». Mais aussi à enjamber les municipales, dans lesquelles le mouvement rechigne à investir financièrement. Dans son bureau, Mélenchon se montre plus prosaïque : « Dès les premières réunions, je me suis dit que j’avais surévalué mon rôle là-dedans. Je sais faire quand je veux m’imposer. Mais je ne l’ai pas fait. »
À partir de là, La France insoumise marseillaise se divise : une partie de ses membres suit Sophie Camard, engagée dans l’aventure printanière dès ses prémices ; les autres rejettent l’alliance avec des représentants du Parti socialiste (PS), Benoît Payan en tête. « Nous refusons une tête de liste PS pour Marseille. Depuis quand union et tête de liste PS sont synonymes ? », pique Jean-Luc Mélenchon, le 14 décembre 2019 sur Twitter. Beaucoup de ses partisans espèrent alors qu’il désignera un champion qui fédérera au-delà des frontières du mouvement.
« Tout le monde est persuadé qu’on va avoir un super candidat et qu’on va casser la baraque », témoigne Alain Barlatier. Mohamed Bensaada remâche encore la déception que Jean-Luc Mélenchon lui-même n’ait pas postulé : « Ça va l’énerver, mais pour moi, oui, il aurait dû y aller. »
Seulement, Jean-Luc Mélenchon n’est pas intéressé. Il ne vit pas à Marseille, d’ailleurs. Il a certes loué, un temps, sur le Vieux-Port – trop bruyant –, puis a navigué de Airbnb en chambres d’amis. Sur les listes électorales, le député est domicilié dans sa modeste permanence électorale. « J’ai visité des apparts et des villas pour lui pendant six mois. Jusqu’au moment où j’ai compris qu’il ne s’installerait jamais ici », soupire un relais marseillais.
Curieusement, il garde plus aisément le contact avec le maire socialiste, Benoît Payan. Celui-là même qu’il ne voulait pas voir prendre la tête du Printemps marseillais.
En mars, puis en juin 2020, tout à son objectif de croiser le fer avec Macron durant le premier confinement, il ne s’implique que de loin en loin dans la campagne. « Cette élection, ce n’était pas ses oignons, il ne voulait pas s’en mêler. Ça aurait dû être les oignons d’une structure LFI, qui n’existe malheureusement pas. C’était à Camard, Bensaada, [Bernard] Borgialli [candidat sur la liste des européennes – ndlr], ou Kevin Vacher de créer ce mouvement de masse », rembobine Hazem El Moukaddem.
S’il ne dessine pas une stratégie lisible sur la ville, le patron invite ses troupes à faire des choix. « Ce n’est pas un gourou qui nous dit de faire ci ou ça. Il laisse les camarades prendre position », relate Frédéric Blanchard du Parti de gauche. Une liste emmenée par Mohamed Bensaada part avec sa bénédiction contre le Printemps marseillais dans un secteur des quartiers nord. « C’est kamikaze,reconnaît le militant toujours très engagé. Mais La France insoumise va jusqu’au bout de ses idées. »
Résultat ? « Ça a divisé la gauche et a offert ce secteurde la villeà la droite. Son seul apport, c’est la division », peste un socialiste du cru. Emmené par une Michèle Rubirola, adoubée du bout des lèvres par Jean-Luc Mélenchon, le Printemps marseillais s’impose néanmoins au soir du 28 juin 2020. La liste réalise son meilleur score dans le 1er secteur – celui dans lequel la suppléante du chef insoumis se présente et qui recoupe peu ou prou les contours de sa circonscription : 58 % contre 38 % à l’échelle de la ville.
Mélenchon n’est pas venu voir Sophie Camard depuis qu’elle s’est assise dans le bureau de la mairie de secteur, sur la Canebière – « Bah, pour quoi faire ?, feint-il de s’interroger, si je vois Benoît Payan [l’actuel maire socialiste de Marseille – ndlr], toute discussion avec Sophie Camard est réglée. » Le binôme de 2017 explose, Mélenchon accusant son ancienne suppléante de lui avoir planté un couteau dans le dos. Ce duo n’est pas « son meilleur souvenir » à Marseille, admet le leader insoumis : « Mais ça n’est pas un souvenir qui fait descendre tous les autres dans le fond, et notamment de rencontres beaucoup plus excitantes comme celle avec Benoît Payan. »
Curieusement, il garde plus aisément le contact avec le maire socialiste, qui « dépasse de la tête et des épaules tous les autres ». Celui-là même qu’il ne voulait pas voir prendre la tête du Printemps marseillais. Désormais, l’aîné ne tarit pas d’éloges sur son cadet : « C’est important pour la gauche d’avoir des hommes et des femmes qui tiennent la mer. » Les deux hommes échangent, régulièrement, parlent « de tout et de rien ». Le candidat insoumis à la présidentielle a envoyé une demande de parrainage à l’édile de Marseille. Payan n’a pas répondu.
Épilogue
Attablée dans un restaurant de couscous en plein cœur de Noailles, Sophie Camard sourirait presque du paradoxe. Avoir gagné aux municipales en faisant siens des principes mélenchonistes, mais sans le soutien direct du leader… « Son legs, c’est le Printemps marseillais qui a allié dégagisme, fédération populaire, et zéro logo. L’ironie de l’histoire, c’est qu’il restera dans les mémoires comme celui qui s’y est opposé », dit-elle.
Comme un retour de bâton, les résultats des dernières départementales, qui n’ont envoyé aucun Insoumis « labellisé » dans l’hémicycle de l’hôtel départemental des Bouches-du-Rhône, ont été sans appel. Dans le canton de sa circonscription, le binôme Payan-Camard a failli l’emporter dès le premier tour (49,8 % des voix) en dépit du binôme d’Insoumis que le mouvement avait placé en face de l’ancienne suppléante – façon d’acter le divorce. Il n’a rassemblé qu’un peu plus de 7 % des suffrages.
Marginalisé dans son propre fief, Mélenchon ne s’avoue pour autant jamais vaincu. Chez ses soutiens, on affirme que, s’il est « cramé » dans le marigot politique local, il n’a rien perdu de son aura dans les quartiers populaires. « Oui, Mélenchon s’est “extériorisé” de la vie militante locale. Mais quand il vient ici, il a toujours la cote auprès du grand public, notamment dans les quartiers populaires », estime ainsi Kevin Vacher. « Entre le renouvellement des générations et la dynamique de la campagne, ça peut repartir comme en quarante », veut croire Frédéric Blanchard.
Dans son bureau parisien, Jean-Luc Mélenchon n’attend qu’une chose : que le vent regonfle ses voiles. Non, le bilan de ses cinq années marseillaises n’est pas « noir ou gris ». Il en est convaincu, la campagne qui s’amorce va de nouveau brasser les cartes au sein même des politiques marseillais qui se sont éloignés de lui. Il le répète une deuxième fois : « Tout le monde ment, ici. » Mais il connaît bien le personnel politique marseillais. Pour certains, « depuis l’adolescence ». Calé dans son fauteuil, il offre le sourire du berger qui attend le retour des brebis égarées : « Pour la présidentielle, ils reviendront tous. »
Pauline Graulle et Coralie Bonnefoy (Marsactu)
Boîte noire
Jean-Luc Mélenchon nous a reçues au QG de campagne de la France insoumise à Paris, pendant deux heures, ce lundi 6 décembre.
Pauline Graulle et Coralie Bonnefoy (Marsactu)