L’ONG israélienne Yesh Din (Il y a une loi) a dénombré 1 293 plaintes entre 2005 et 2019
Dans un communiqué du 10 novembre, les experts du Conseil des droits de l’homme de l’ONU s’alarment des violences de la part des colons israéliens « les plus élevées enregistrées ces dernières années ». Si les ONG palestiniennes alertent depuis des lustres sur cette situation, l’inquiétude des organisations israéliennes oblige la communauté internationale, voire le gouvernement israélien, à s’emparer du sujet. Reste à appréhender ce phénomène tel qu’il est : non comme des « incidents » isolés, mais l’héritage d’un terrorisme juif issu de la colonisation sioniste.
Vous êtes le gardien des colonies
Dans un livret intitulé On Duty, Breaking the Silence rassemble 36 témoignages de soldats et d’officiers qui ont été aux premières loges des violences récurrentes des colons israéliens. L’organisation met en lumière la réalité pratique et stratégique de ces attaques de colons qui cherchent à accroitre l’expropriation et à assurer une « prise de contrôle effective » par l’intimidation et la force d’autant de terres que possible.
Ancien porte-parole de Breaking the Silence et ex-membre d’une unité combattante de l’armée, Nir Avishai Cohen pointe le système juridique israélien comme premier obstacle à la répression de ces colons. Citoyens israéliens, ils relèvent d’une juridiction civile, contrairement aux Palestiniens soumis à une justice militaire d’exception. Ainsi, lors d’affrontements ou d’incidents en Cisjordanie, l’armée est la première mobilisée sur les lieux et privilégierait, systématiquement, le refoulement des Palestiniens sur qui elle a une emprise concrète plutôt que des colons qui savent qu’en l’absence de policiers israéliens, ils ne risquent aucune interpellation.
Toutefois, les ONG dénoncent le rôle controversé des officiers chargés de coordonner la défense des colonies. Dans chacune d’elles, l’État paie au moins un officier censé y organiser la protection par le recrutement de volontaires, via un soutien logistique de l’armée, favorisant les connivences entre colons et soldats. À cela s’ajoutent des liens idéologiques et naturels, dont témoignent les propos recueillis par Breaking the Silence. Un sergent ayant opéré dans la région d’Yitzhar en 2017 rapporte :
Vous êtes le gardien des colonies et vous êtes comme l’ange qui garde la zone. De votre point de vue, les juifs sont les gens qui vous apportent de la nourriture et sont gentils avec vous lorsque vous êtes en patrouille, du genre “merci beaucoup de nous protéger“. […] Ce n’est pas si simple d’utiliser des moyens de dispersion des émeutes contre eux. N’oubliez pas qu’ils sont « les nôtres » et ne doivent pas être touchés.
L’extrême-droite plébiscitée
Au cœur de la colonisation des territoires palestiniens conquis en 1967 ont émergé plusieurs groupes extrémistes motivés par une volonté de terroriser la population autochtone et de museler chez elle toute velléité d’indépendance ou même de revendication politique. Interdite en 1984, l’organisation Jewish Underground, par son profil atypique, annonçait le développement d’un mouvement de plus grande ampleur, inspiré du rabbin Meir Kahane. Fruit d’une fusion entre l’orthodoxie religieuse juive et le messianisme colonial qui est persuadé que les victoires et les conquêtes israéliennes sont autant de preuve d’une intervention divine, le kahanisme modélise un suprématisme juif hostile au sécularisme et au judaïsme libéral, incarnant une extrême droite fanatique et violente.
Marginalisé pendant les premières décennies d’Israël, cette forme de sionisme religieux bénéficie d’une revanche via les colonies : lors des élections législatives de mars 2021, les colons de Cisjordanie ont nettement plébiscité l’extrême droite, donnant 21,6 % des voix aux kahanistes d’Hatziyonout Hadatit (Sionisme religieux), 19,4 % au Likoud, 29 % aux partis ultra-orthodoxes Yadout Hatorah (Judaïsme de la Torah) et Shas (Séfarades orthodoxes pour la Torah), plus 13,6 % à Yamina (À droite), le parti de l’actuel premier ministre Naftali Bennett.
L’émergence d’un camp de la paix dans les années 1980, puis l’accession d’Itzhak Rabin au pouvoir en 1992 ont participé à la radicalisation des colons. D’une part, sur le terrain se sont multipliés les avant-postes illégaux — même au regard du droit israélien — soutenus par la droite nationaliste opposée à toute négociation territoriale avec les Palestiniens. D’autre part, la normalisation des échanges avec Yasser Arafat a modifié le rapport du mouvement colonial à la gauche sioniste. Si jusqu’à présent, aux yeux de l’extrême droite, celle-ci se composait de « juifs égarés » mais respectés pour leurs victoires militaires passées, Rabin devint un traître agissant contre les intérêts du peuple juif. Ainsi, dans la perspective d’un Baruch Goldstein ou d’un Yigal Amir, respectivement auteur du massacre de la mosquée d’Hébron en 1994 et assassin de Rabin en 1995, le peuple d’Israël doit s’unir pour assurer son salut face à la menace arabe, et donc en finir avec ceux qui pactisent avec l’ennemi, affaiblissant ainsi délibérément l’État.
La stratégie du harcèlement permanent
Davantage encore que le processus d’Oslo, la seconde Intifada a alimenté les dérives extrémistes chez une nouvelle jeunesse juive, plus forcément issue des colonies. Cet activisme se confronte à l’autre société israélienne, un camp de la paix alors encore actif, mais divisé entre différentes ONG spécialisées. Celles-ci enclenchent des procédures juridiques contre chaque avant-poste, espérant ainsi empêcher la création de nouvelles colonies. Entre 2005 et 2012, la Cour suprême israélienne ordonne 27 démolitions, sans pour autant atténuer la détermination des colons : ceux-ci sont de plus en plus nombreux à se retrouver dans ces préfabriqués installés à la hâte sur le sommet de collines pour rappeler à la population palestinienne qui est le « maître » du territoire, et épuiser les ONG anticolonialistes qui, à chaque nouvel avant-poste, doivent reprendre toutes les procédures à zéro.
Dans cette dynamique et à partir de 2008 se multiplient les opérations dites « tag mehir » (le prix à payer), mode opératoire revendiqué par les extrémistes juifs ciblant la population palestinienne, la gauche israélienne et tous les symboles de l’État légitimant ou participant à des concessions territoriales en Cisjordanie. Vandalisme dans les villages palestiniens, incendies ou coupes d’oliviers appartenant à des familles palestiniennes, jets de pierres sur des paysans ou des cueilleurs d’olives…
Les Noar ha gvaot (Jeunes des collines) focalisent l’attention des médias et des enquêteurs, car ils fournissent la quasi-totalité des acteurs du « tag mehir ». Relativement faible jusqu’au début des années 2000, le mouvement prend de l’ampleur en réaction à la seconde Intifada et au démantèlement des colonies de la bande de Gaza. Des jeunes de 16 à 25 ans, aux profils différents adoptent un mode de vie autour de la prière, de la méditation et du chant. Ils errent en Cisjordanie entre les avant-postes, vêtus le plus souvent d’un poncho, de chaussures de randonnée et d’une kippa brodée colorée.
Certains manifestent un attachement au travail agricole et aspirent à vivre une expérience de retour à la terre, inspirée des pionniers du sionisme au début du XXe siècle. D’autres expriment une révolte contre leur éducation bourgeoise ou autoritaire et s’intègrent facilement à ces lieux de vie, hors des cadres traditionnels. Enfin, quelques groupes comptent des jeunes unis par la perte d’un frère ou d’un cousin dans des attentats ou des affrontements avec les groupes armés palestiniens. À des degrés différents, ils se réclament du kahanisme, corolaire d’une haine profonde des Arabes, du désir de conquérir toute la « Judée-Samarie » par l’expulsion de la population locale et d’une réelle colère envers l’armée, jugée trop passive, voire contre les rabbins qui collaborent avec les autorités.
Le nombre de Jeunes des collines oscille autour de 200 à 300 au quotidien, et peut dépasser les 500 pendant les vacances scolaires pour atteindre le millier dans des situations tendues. À défaut de les appréhender comme une vraie menace pour la sécurité du pays, les autorités israéliennes ont longtemps privilégié le dialogue, cherchant à encadrer et canaliser ces jeunes dont les valeurs rejoignent à bien des égards les intérêts des gouvernements israéliens de ces deux dernières décennies.
Des réseaux actifs à partir des milieux religieux
Dans leur déclaration évoquée précédemment, les experts onusiens accusent le « gouvernement israélien et son armée » de faire bien trop peu pour freiner cette violence et protéger les Palestiniens. Sur le terrain, ni la hausse des effectifs de la « Division juive » du Shin Beth — le service de sécurité intérieure — chargée d’enquêter sur les extrémistes juifs, ni la création en 2012 d’une « police spéciale » — dotée de faibles moyens — devant opérer uniquement en Cisjordanie ne mettent un terme aux attaques.
En 2013, les autorités israéliennes déclarent illégales les organisations revendiquant des actes du tag mehir. Dans leur viseur, plusieurs écoles religieuses situées dans les colonies, particulièrement l’institution Od Yosef Chai de Yitzhar, officiellement fermée depuis 2011 mais dont le réseau demeure actif, ainsi que les militants d’organisations d’extrême droite telle que Lehava (Flamme), connue pour traquer les couples mixtes arabes-juifs dans les rues de Jérusalem. De nombreux Jeunes des collines participent d’ailleurs à des formations et des camps d’entrainement de Lehava, et cette dernière peut mobiliser ses éléments les plus fanatiques pour des opérations en Cisjordanie.
La situation semble changer en juillet 2015 avec le jet d’un cocktail Molotov sur une maison du village palestinien de Douma, coûtant la vie à toute une famille. Seul un des enfants, âgé de quatre ans s’en sort, bien que gravement brûlé. L’acte heurte la bonne conscience israélienne et fait voler en éclat le narratif d’une population juive innocente contrainte de se défendre pour vivre en paix et en sécurité. Plusieurs jeunes issus des colonies sont interpellés et placés en détention administrative, méthode jusque-là réservée aux Palestiniens — elle permet un placement en détention sans procès, pour une durée de six mois renouvelables. Plus significatif encore, deux d’entre eux sont inculpés pour meurtre, tentative de meurtre et appartenance à une « organisation terroriste ».
Les propos d’officiers israéliens s’accumulent. Avi Arieli, ancien agent et directeur de la Division juive au Shin Beth qualifie le terrorisme juif de « menace existentielle ». Ses propos rejoignent ceux de Carmi Gilon, ex-directeur du Shin Beth, pour qui les extrémistes juifs deviennent une « menace plus importante pour le monde juif » que les opérations de la résistance palestinienne.
Soutien tacite et relais politiques
Mais dans les faits, les avant-postes continuent de bénéficier dans la grande majorité des cas d’un soutien tacite de l’administration coloniale qui facilite leur raccordement à l’eau et à l’électricité. Ainsi, les Jeunes des collines se perçoivent comme une avant-garde coloniale : la partie obscène et visible d’un colonialisme que les Israéliens n’aiment pas voir, alors qu’il résulte bel et bien de l’idéologie au cœur de la fondation de leur État. Le ministre de la défense Benny Gantz peut qualifier la violence des colons de « phénomène grave » auquel il prétend vouloir mettre fin, tout en plaçant sur la liste des organisations terroristes six ONG palestiniennes parmi les plus actives dans la défense des droits humains et le combat anticolonial, sans que la société juive progressiste ne s’en émeuve.
Ces terroristes disposent par ailleurs de relais politiques, à l’instar de l’avocat et député Itamar Ben-Gvir, membre du parti suprématiste juif Otzma Yehudit (Force juive, allié du Likoud). Lors des affrontements de Jérusalem au printemps 2021, le chef de la police Kobi Shabtaï a remis à Benyamin Nétanyahou, encore premier ministre, un rapport dénonçant Ben Gvir comme l’instigateur des ratonnades comme des provocations à Sheikh Jarrah et dans les « villes mixtes ».
Il ne faut pas s’y tromper : plus que le résultat d’années d’impunité, ce terrorisme s’inscrit dans l’évolution logique d’un mouvement sioniste qui, incapable de pérenniser un État majoritairement juif sur l’ensemble de la Palestine ni d’être parvenu à effacer la présence palestinienne du territoire, laisse déferler une violence sans précédent qui menace peu à peu ses propres fondations. Sans doute certains rêvent-ils encore de provoquer une nouvelle Nakba.
Thomas Vescovi