La justice britannique a ouvert la voie, dans une décision en appel rendue vendredi 10 décembre, à l’extradition vers les États-Unis de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, afin qu’il y soit jugé pour avoir publié des milliers de documents détaillant, notamment, les opérations de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak.
« La cour a été satisfaite des assurances » apportées par la justice américaine, a affirmé le juge Lord Burnett de la Haute Cour, en présentant le jugement lors d’une audience retransmise par visioconférence.
Dans sa décision, la Haute Cour précise que le dossier devra être réétudier par un nouveau tribunal,qui ne pourra plus considérer que « la condition mentale de M. Assange était telle qu’il aurait été abusif de l’extrader » et qui devra « envoyer le dossier au secrétaire d’État », responsable de la décision d’extradition finale au sein du gouvernement de Boris Johnson. « C’est une parodie de justice », a réagi l’ONG Amnesty International, vendredi, dans un communiqué.
Les juges fondent notamment leur décision sur une « note diplomatique » transmise en février 2021 par la justice américaine, qui s’est engagée à ce que Julian Assange ne soit pas détenu dans l’ADX de Florance, une prison de haute sécurité, et qu’il ne fasse pas l’objet de « mesures administratives spéciales » (« SAMs » en anglais), c’est-à-dire des mesures d’isolement extrême auxquelles sont normalement assujettis les détenus intéressant la sûreté nationale, que ce soit avant son procès ou après s’il est condamné.
Dans cette dernière hypothèse, la justice américaine a également ouvert la porte à un possible transfert de Julian Assange vers l’Australie, son pays d’origine, afin qu’il puisse y purger la peine à laquelle il aurait été condamné.
Enfin, les États-Unis s’engagent à ce que Julian Assange reçoive « un traitement clinique et psychologique approprié » à son état de santé, qui n’a cessé de se dégrader ces dernières années.
Cette question de la dégradation de la situation physique et mentale du journaliste avait été au cœur de la décision de première instance, rendue le 4 janvier dernier, en sa faveur. La juge Vanessa Baraitser avait en effet rejeté la demande d’extradition, mais au seul motif des risques pour la santé mentale de Julian Assange. La magistrate avait rejeté les arguments de la défense visant à démonter les accusations américaines et à reconnaître les aspects politiques des poursuites engagées par le département de la justice.
Elle s’était en revanche montrée sensible aux propos des multiples experts qui, durant quatre semaines d’audience, étaient venus témoigner à la fois de la dégradation de l’état de santé mentale de Julian Assange et des mesures drastiques auxquelles il serait soumis une fois incarcéré aux États-Unis. Plusieurs juristes et avocats avaient détaillé le traitement systématique réservé aux personnes détenues pour des motifs liés à la sécurité nationale.
Les experts avaient également insisté sur les conséquences sur son état psychologique des conditions d’isolement imposées à Julian Assange et des multiples pressions qu’il a pu subir, que ce soit dans son refuge dans l’ambassade équatorienne de Londres à partir de juin 2012 ou à la prison de haute sécurité de Belmarsh, où il est détenu depuis son arrestation le 11 avril 2019.
Au mois de décembre 2020, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, avait vivement dénoncé ces conditions de détention. « Les souffrances de plus en plus graves infligées à Julian Assange, du fait de son isolement cellulaire prolongé, équivalent non seulement à une détention arbitraire, mais aussi à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », avait alors accusé Nils Melzers.
En conséquence, « la condition mentale de Julian Assange est telle qu’il serait abusif de l’extrader vers les États-Unis », avait déclaré la juge Vanessa Baraitser en rendant son verdict.
Mais les États-Unis avaient fait appel de ce jugement, tout en transmettant à la justice britannique leurs engagements sur le traitement réservé à Julian Assange, censé répondre aux inquiétudes formulées dans le jugement de première instance.
Lors des audiences en appel, qui s’étaient tenues les 27 et 28 octobre dernier, les avocats du fondateur de WikiLeaks avaient remis en cause la bonne foi des promesses américaines. En effet, celles-ci sont « sujettes à condition », précise elle-même la note diplomatique, et le placement sous SAMs restera « possible » en cas de mauvaise conduite.
Pour pouvoir bénéficier d’un traitement de faveur, Julian Assange devra montrer patte blanche, notamment en s’abstenant de poursuivre ses activités militantes. Il n’est pas question de lui donner « un chèque en blanc pour faire tout ce qu’il veut », avait même reconnu durant la première journée d’audience le procureur James Lewis, représentant du gouvernement américain.
Les avocats avaient de leur côté insisté sur l’animosité plusieurs fois affichée par les autorités américaines à l’encontre de Julian Assange, et notamment celle de la CIA. Ainsi, fin septembre, Yahoo ! News avait publié une enquête expliquant à quel point l’agence avait mal pris la publication par WikiLeaks à partir de mars 2017 de sa série de documents baptisée Vault7 (dont Mediapart fut partenaire), révélant ses principaux outils d’intrusion informatique. Cet affront subi par la CIA avait conduit certains responsables à discuter, avec la Maison Blanche, d’un projet d’enlèvement, voire d’assassinat de Julian Assange.
La CIA avait alors qualifié WikiLeaks « d’entité de renseignement non étatique hostile », avait rappelé lors de l’audience Edward Fitzgerald. Et selon la presse, elle « voulait une vengeance », avait poursuivi l’avocat, avant de rappeler que la CIA avait le pouvoir de réclamer la mise en place de SAMs. « Quelle est la probabilité que cette agence certifie que Julian Assange est quelqu’un qui devrait être placé sous SAMs au moment où il posera le pied aux États-Unis ? », avait lancé Edward Fitzgerald. « Ce n’est pas quelque chose qui arrivera dans un futur distant et obscur, ça arrivera au moment où il atterrira », prédisait l’avocat.
Les avocats de Julian Assange avaient également mis en doute la possibilité d’un transfert de Julian Assange en Australie pour qu’il y purge sa peine. Celui-ci, avait pointé Edward Fitzgerald, est « conditionné au consentement de l’Australie ». Or le pays d’origine de Julian Assange ne s’est pour l’instant pas prononcé sur le sujet.
La Haute Cour de Londres a pourtant écarté ces critiques. « Il n’y a pas de raisons pour lesquelles cette cour ne devrait pas accepter les assurances pour ce qu’elles sont, affirme le jugement. Il n’y a pas de base pour supposer que les États-Unis n’ont pas donné ces assurances de bonne foi. »
« C’est une parodie de justice, a réagi dans un communiqué le directeur pour l’Europe de l’ONG Amnesty International Nils Muižnieks. En acceptant cet appel, la Haute Cour a choisi d’accepter les assurances diplomatiques profondément imparfaites données par les États-Unis […]. Le fait que les États-Unis se sont réservé le droit de changer d’avis à n’importe quel moment signifie que ces assurances ne valent pas plus que le papier sur lequel elles sont écrites. »
La compagne de Julian Assange, Stella Moris, a de son côté dénoncé « une grave erreur judiciaire ». « Comment peut-il être juste, comment peut-il être possible d’extrader Julian vers le même pays qui a comploté pour le tuer ? »,a-t-elle déclaré dans un communiqué.
« Nous condamnons la décision prise aujourd’hui, qui prendra une dimension historique pour de mauvaises raisons, a de son côté déclaré Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières. Nous sommes convaincus que Julian Assange a été ciblé pour ses contributions au journalisme et nous le soutenons en raison des dangereuses implications que ce cas pourrait avoir au niveau mondial, pour l’avenir du journalisme et de la liberté de la presse. Il est temps de mettre définitivement terme à cette persécution qui dure depuis plus d’une décennie. Il est temps de libérer Julian Assange. »
Dans son communiqué, l’ONG renouvelle auprès des autorités américaines sa demande d’abandon définitif des charges retenues contre Julian Assange, et réclame sa « libération immédiate » .
La justice américaine souhaite le juger pour son rôle en tant que rédacteur en chef de WikiLeaks dans la diffusion de plusieurs séries de documents classés secrets, dont ceux fournis en 2010 par Chelsea Manning et détaillant les exactions de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Visé par 18 charges, dont des violations de l’Espionage Act, il risque 175 années de prison.
Jérôme Hourdeaux