Nous sommes le 23 juin 2021, la candidature d’Éric Zemmour ne paraît encore que peu crédible. L’homme matraque ses obsessions sur le créneau que CNews lui offre chaque soir. Et ce jour-là, il s’en prend… au fascisme. Pour lui, le parti de Mussolini, comme celui de Hitler, sont des mouvements « de gauche ». Étant de droite, il ne peut donc être qualifié de « fasciste ». CFQD.
Au-delà de la bouffonnerie historique dont l’ancien chroniqueur est un habitué, cette démonstration ne descend pas du ciel. Elle ne vient évidemment pas de la tradition fasciste qui a toujours rejeté cette idée d’une proximité avec les ennemis de gauche. Non, pour en trouver la forme la plus aboutie, il faut se tourner vers une autre tradition et ouvrir le chapitre XII de La Route de la servitude, le livre le plus populaire et le plus lu de Friedrich von Hayek.
Dans ce chapitre, titré « Les racines socialistes du nazisme », Hayek développe, avec beaucoup plus de subtilité et de sources, la même thèse que le nouveau candidat à la présidence de la République française. « Le troisième Reich […] était destiné à donner aux Allemands une forme de socialisme adapté à leur nature et non corrompu par les idées libérales de l’Occident », écrit notamment l’économiste autrichien. Pour ce dernier, comme pour beaucoup de ses pairs de l’école néolibérale, le nazisme et le fascisme ne sont qu’une version nationale du socialisme, avec leurs plans, leurs économies dirigées et leurs rêves d’autarcie.
Mais cette concordance n’est-elle rien d’autre qu’une simple coïncidence ? À première vue, les liens entre Éric Zemmour, qui, au reste, ne rechigne pas à tresser les louanges des collaborateurs et exalte le nationalisme le plus réactionnaire, et Friedrich von Hayek, défenseur de l’individu contre l’État, ne peuvent qu’être éloignés.
Ce dernier n’a-t-il pas, d’ailleurs, lui-même coupé court à toute récupération droitiste dans un texte de 1960, Pourquoi je ne suis pas conservateur, qui pourrait apparaître aujourd’hui comme une condamnation sans nuance des propos zemmouriens ? Dans ce texte, il fustige le refus de la nouveauté et le nationalisme étroit des conservateurs. « Le libéral sait que cela fait partie de l’essence de l’action humaine de produire toujours du neuf », explique-t-il. A priori donc, pour Hayek, qui, au reste, était fortement francophobe, la conservation de la « France de Jeanne d’Arc et de Brigitte Bardot » est une aberration.
Pour autant, l’affaire n’est pas réglée. Pour plusieurs raisons. D’abord, malgré cette défense et sa volonté de rompre avec les conservateurs, notamment aux États-Unis, Hayek a été et reste une référence pour une grande partie de l’extrême droite du monde anglophone. Un penseur n’est pas propriétaire des idées qu’il propage dans l’espace public et des interprétations qui en sont faites.
Depuis plus d’un demi-siècle, la pensée de Hayek irrigue la critique de la modernité et le compromis social de l’après-guerre
William Buckley, un des pères du mouvement néoconservateur étatsunien, n’était guère apprécié de Hayek qui, précisément, le jugeait trop « conservateur ». Mais son influence sur lui a été considérable et, en 2000, ce même Buckley pouvait encore faire l’éloge de l’Autrichien comme d’un maître à penser. Comme le résume Zachary Carter dans sa récente et brillante biographie intellectuelle de Keynes (The Price of Peace : Money, Democracy and the Life of John Maynard Keynes, Random House, 2020), « qu’il le veuille ou non, Friedrich August von Hayek a été le parrain intellectuel de la contre-révolution de Buckley ».
Depuis plus d’un demi-siècle, la pensée de Hayek irrigue la critique de la modernité et le compromis social de l’après-guerre. Il est donc naturel que le candidat réactionnaire français de 2022 retrouve ce chemin.
Au reste, il faut ajouter que les conservateurs que visaient Hayek dans son texte ne sont plus tout à fait les mêmes. Qu’ils l’acceptent ou non, ils sont aussi le produit d’une époque où a triomphé le néolibéralisme comme pratique. Dès lors, leur conservatisme vise aussi précisément à sauver ce néolibéralisme dans un sens conservateur, celui qui permet de donner la priorité au capital et à l’initiative privée.
Pour ces gens, et au-delà du folklore, l’enjeu n’est pas tant de maintenir des hiérarchies féodales « naturelles » qui supposent de se retirer de l’économie de marché, comme le dénonçait Hayek dans le texte cité précédemment, que d’assurer un cadre culturel et civilisationnel « pur » qui permette le fonctionnement d’un « bon » capitalisme. Dès lors, la défense de Hayek de 1960 ne tient plus face à ce nouveau type d’extrême droite. Bien au contraire, les points communs se multiplient alors.
Les points de convergence avec Hayek
Au cours de sa précampagne, Éric Zemmour a dû donner quelques indices de son programme économique. Il est sans grande originalité et s’inscrit dans la lignée de celui de François Fillon et même d’Emmanuel Macron : baisse des impôts sur la production pour réindustrialiser, réduction de l’impôt sur la fortune immobilière, réduction des normes, obsession de la compétitivité prix, critique de la dépense sociale (avec l’âge de la retraite repoussé à 64 ans).
À cela s’ajoute un discours monétariste qui critique la création monétaire par les institutions de l’État et une acceptation du cadre économique et financier européen. Bref, un programme assez classiquement néolibéral de notre temps qui trahit une volonté de s’inscrire dans une société de marché, tant dans la société (avec un discours méritocratique classique) que dans le contexte international (ce n’est pas la compétition mondiale qui est dénoncée, mais plutôt la réponse de la France à cette compétition).
Les croyances économiques d’Éric Zemmour sont donc profondément ancrées dans le contexte du « bloc bourgeois » décrit par Bruno Amable et Stefano Palombarini et, partant, dans un cadre profondément néolibéral. C’était aussi, d’ailleurs, un positionnement de Donald Trump en 2016 : tenir un discours nationaliste et démagogique dans un cadre profondément reaganien.
Pourtant, Éric Zemmour prétend dans un tweet du 13 novembre que sa « vision de l’économie » n’est pas celle d’un « homo-œconomicus calculateur et déraciné qui travaille pour consommer et consomme pour travailler ». Mais si cette vision s’oppose effectivement à une longue tradition libérale, ce n’est pas la tradition néolibérale. Bien au contraire, cette tradition a précisément émergé dans les années 1930 contre la prétention de la pensée néoclassique à concevoir l’homme comme un être calculateur pur.
Pour Zemmour, la défense de la « civilisation » française doit primer parce qu’elle est le fondement même de la réussite de l’économie de marché.
La pensée de Hayek part même de ce point, précisément : celle que l’homme ne peut pas tout calculer et tout savoir. C’est pour cela, précisément, qu’il s’oppose au socialisme qui prétend, par la planification, pouvoir prévoir et évaluer les besoins. Hayek, lui, défend le marché non pas comme un lieu de calcul scientifique et rationnel, mais comme une institution humaine d’où surgit un « ordre spontané ». Cette vision est en rupture complète avec le rationalisme issu de la tradition française et c’est aussi ce qui explique la très grande détestation de l’Autrichien de cette vision et, notamment, du libéralisme français, notamment celui de Frédéric Bastiat.
L’économiste autrichien ne pense donc pas qu’il existe un « homo œconomicus calculateur et déraciné ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est pour cette raison qu’il place le système de prix au centre de la société. Précisément parce que les prix permettent de combler l’ignorance et les limites humaines. En cela, ils offrent un cadre possible à la liberté. Mais puisqu’il est issu d’une institution humaine, cet ordre spontané n’est possible que si les hommes qui y participent sont d’accord entre eux sur un certain nombre de règles et de pratiques.
Dans Droit, législation et liberté, son grand opus philosophique du milieu des années 1950, Hayek définit ce qu’il entend par culture : « Même s’il peut exister peu d’accord entre [les personnes] sur les actions particulières et concrètes, il peut exister, s’ils appartiennent à la même culture ou tradition, une similarité de grande portée dans leurs opinions, un accord qui ne concerne pas des événements concrets particuliers, mais certains cadres abstraits de la vie sociale, qui peut prévaloir à différents endroits et à différentes époques. »
Cet accord et cette similarité permettent précisément de faire fonctionner des marchés et donc de parvenir à l’ordre spontané. Ce que Hayek appelle la « culture » et la « civilisation » est pour lui le point central qui permet le fonctionnement de son libéralisme. Et pour Hayek, la culture qui permet cet ordre spontané, c’est la culture occidentale.
Et c’est bien là que l’on retrouve l’obsession zemmourienne de la défense de la « civilisation » française. Cette défense doit primer parce qu’elle est le fondement même de la réussite de l’économie de marché. C’est bien pour cette raison que le candidat d’extrême droite a prévenu qu’il ne ferait pas de l’économie le centre de son programme. C’est une démarche très hayékienne : il entend d’abord construire par la restauration d’une unité civilisationnelle les conditions du fonctionnement du marché. Si la France refuse les réformes et la « bonne économie » de marché, ce serait alors parce qu’elle serait aux mains des « sauvages ».
À partir du milieu des années 1950, Hayek insiste beaucoup sur la distinction entre « sauvages » et « civilisés » et cette distinction ne concerne pas que la hiérarchie entre peuples, elle traverse les sociétés occidentales gangrénées par le marxisme et la psychanalyse. À la fin du volume 3 de Droit, législation et liberté, Hayek fustige, en conclusion de son attaque contre Marx et Freud, ces « sauvages non domestiqués qui se représentent eux-mêmes comme aliénés de quelque chose qu’ils n’ont jamais appris et qui, même, entreprennent de construire une “contre-culture” ». Ces sauvages sont pour l’auteur autrichien « le produit nécessaire d’une éducation permissive qui a échoué à leur transmettre le fardeau de la culture et qui fait confiance aux instincts naturels qui sont les instincts des sauvages ».
Ne croirait-on pas lire une critique de la modernité par l’extrême droite actuelle ? Dans son rejet du rationalisme, Hayek valorise donc naturellement la tradition et l’évolution internes des cultures qui parviennent à trouver les modes de fonctionnement les plus efficaces. La « nouveauté » est alors intégrée par la tradition dans un cadre qui permet le maintien de l’ordre social. Le « constructivisme » rationaliste est donc à bannir.
Hayek reprend là la tradition conservatrice britannique qui s’oppose à la Révolution française et qui, chose peu étonnante, sera reprise par les réactionnaires français du XIXe siècle contre les libéraux d’alors. Là encore, on retrouve l’héritage dont peut se prévaloir Éric Zemmour.
Une partie des libertariens français se rallient à Éric Zemmour, comme le financier Charles Gave, grand lecteur de Hayek, qui finance la campagne de l’ancien journaliste.<
Il ne faut donc pas se laisser tromper par la critique du « libéralisme » de ce dernier. Cette critique est celle précisément des « sauvages » de Hayek et elle est déjà inscrite dans la critique que les néolibéraux pouvaient adresser aux autres libéraux dans les années 1930. Derrière cette critique, il y a le rejet d’une modification externe de la tradition. La nouveauté doit s’inscrire dans l’existant pour que cet existant trouve un nouvel équilibre, mais il ne doit pas s’imposer comme une nouvelle construction.
Même si Hayek a toujours été mal à l’aise face à l’utilisation de sa pensée par l’extrême droite, on comprend pourquoi cette utilisation est possible : elle valorise une tradition qui s’oppose à une modernité « importée » qui serait imposée par un État soucieux d’imposer ce que Hayek appelait un ordre « abstrait », l’inverse même de l’ordre spontané. D’où la nécessité de se débarrasser de ce que l’on pourrait concevoir comme une impureté pour revenir à la possibilité de l’ordre du marché.
Dans Pourquoi je ne suis pas conservateur, Hayek marche d’ailleurs sur la corde raide : « L’aversion pour le nationalisme est pleinement compatible avec le patriotisme entendu comme l’attachement profond aux traditions de son propre pays », explique-t-il avant de préciser : « Mais le fait que je préfère certaines traditions de mon pays, et que j’éprouve du respect pour elles, ne saurait être la cause d’une quelconque hostilité envers ce qui est étranger et différent. »
Mais si l’on prétend que lesdites traditions sont attaquées par ce qui est étranger, par ce que Hayek appelle « sauvage », que faut-il faire ? Si « l’hostilité » se place sous la couverture de la « défense », la frontière avec le conservatisme s’efface alors. On comprend dès lors qu’une partie des libertariens français et des petits patrons hérissés contre l’État puisse être tentée par la candidature Zemmour..
Le néolibéralisme historique et ses liens avec le fascisme historique
De fait, l’école néolibérale n’a pas toujours eu les scrupules d’un Hayek vis-à-vis du fascisme et du racisme. L’économiste allemand Wilhelm Röpke partage plusieurs traits de la pensée hayékienne : le rejet du rationalisme et du nationalisme, mais aussi la mise en avant de l’importance de la culture occidentale pour assurer l’ordre économique et le marché. Mais lui se veut plus clair : il s’affiche clairement comme « antimoderne », précisément parce que la culture moderne détruit les bases de la civilisation occidentale et donc de ce qu’il juge comme le seul libéralisme possible. « Le libéralisme est l’essence même de notre civilisation occidentale », écrira-t-il dans un texte de 1947, L’Idéal culturel du libéralisme.
Dès lors, Röpke développe une vision de la décadence de l’Occident où, là encore, le libéralisme civilisationnel s’oppose au socialisme décadent dont le nazisme fait partie (Röpke s’est volontairement exilé après 1933). Ces positions l’amènent à défendre avec véhémence le régime de l’apartheid en Afrique du Sud, condamné explicitement par Hayek (qui néanmoins se rendit plusieurs fois dans ce pays et milita contre les sanctions internationales).
Tout cela amène aussi Röpke, selon son biographe Jean Solchany (dans son livre Wilhelm Röpke, l’autre Hayek, Éditions de la Sorbonne, 2015), a des échanges intenses avec l’extrême droite française des années 1950 et 1960, notamment l’écrivain Gustave Thibon, l’essayiste Henri Massis ou l’ancien conseiller de Pétain, René Gillouin, exilé comme Röpke en Suisse. Les liens entre néolibéralisme et ceux qui vont influencer la Nouvelle Droite dont Éric Zemmour est l’héritier sont donc anciens.
Ils le sont d’autant plus que, dès l’origine, les frontières sont minces. Ainsi, l’organisateur du fameux colloque Lippmann de 1938 à Paris, l’acte de naissance de l’école néolibérale où se retrouvent, entre autres, Röpke et Hayek, n’est autre que Louis Rougier. Le portrait de la pensée de celui-ci que dresse François Denord dans son livre Le Néo-Libéralisme à la française, publié en 2007 et republié par Agone en 2016, rappelle les traits de ce qu’on vient d’examiner : laïciste « républicain », il est aussi antirationaliste et ne croit pas, comme les réactionnaires français, à l’universalité de la raison.
Éric Zemmour n’est pas un libéral classique ou un libertarien pur, mais bien un représentant de cette mouvance fascisante au sein du néolibéralisme.
Ceci l’amène à fustiger à la fois le socialisme planificateur et le libéralisme classique. On retrouve donc les traits de la pensée néolibérale et c’est sans surprise que Rougier va être l’organisateur de cet embryon « d’internationale néolibérale » à Paris en 1938. Or, Rougier va être un collaborateur convaincu pendant la guerre, au point même qu’il sera bientôt persona non grata dans les cercles néolibéraux. Mais il sera très influent dans les années 1970 dans les cercles proches d’Alain de Benoist. Là encore, le lien avec le candidat actuel de l’extrême droite est établi.
Que conclure de ces liens ? Éric Zemmour n’est peut-être pas un hayékien patenté. Mais l’influence du néolibéralisme historique semble évidente. Cela n’en fait pas un libéral classique ou un libertarien pur, mais bien un représentant de cette mouvance fascisante au sein du néolibéralisme. Cette mouvance prend de plus en plus d’importance dans le monde depuis ces dernières années, Donald Trump en a été un exemple, les extrêmes droites italienne ou allemande en représentent d’autres. À chaque fois, bien sûr, les traits nationaux leur donnent une couleur particulière, mais les grands traits sont les mêmes.
Cette évolution traduit surtout la crise du néolibéralisme perçu comme un mode de gestion du capitalisme. Incapable de trouver des réponses au ralentissement structurel de la croissance et à la nécessité de l’action publique pour soutenir la rentabilité du secteur privé, le néolibéralisme qui s’était construit sur un consensus entre différentes écoles (néokeynésienne, néoclassique et néolibérale à la Hayek et Röpke) se fracture. Chaque tendance juge que c’est parce que le consensus était trop déséquilibré en sa défaveur qu’il a échoué.
Les néokeynésiens accusent l’absence de politique budgétaire, et les néolibéraux à l’ancienne critiquent une trop forte intervention des banques centrales. Éric Zemmour est le symptôme de cette crise. Il analyse la crise en termes civilisationnels. Il s’engouffre dans l’ambiguïté hayékienne sur le sujet. Son fascisme est réel, mais il est précisément un fascisme empreint de néolibéralisme. Un fascisme du XXIe siècle.
Romaric Godin