À quatre ans d’intervalles, la même personnalité, la même chaîne, la même stratégie. Sur BFMTV, mercredi 24 novembre, Nicolas Hulot a à nouveau choisi, comme en 2018, de devancer une enquête journalistique s’apprêtant à révéler des accusations de viol et d’agression sexuelle. Il a contesté des « accusations purement mensongères » et annoncé se retirer de la vie publique.
La séquence télévisée avait de quoi étonner. Les téléspectateurs ont pu visionner 37 minutes d’entretien avec l’ancien ministre de l’environnement au sujet d’accusations de violences sexuelles dont personne n’avait encore connaissance. Et pour cause : l’enquête étayée d’« Envoyé Spécial », l’émission de France 2, n’était pas encore diffusée. C’est Nicolas Hulot lui-même qui a « décidé de prendre la parole », comme le présentateur de BFMTV, Bruce Toussaint, l’a expliqué.
« Nous avons accepté de vous recevoir parce que je vais dans un instant pouvoir vous poser absolument toutes les questions, il n’y a pas de conditions à votre venue ce matin sur BFMTV », a-t-il précisé. Même pugnace, le journaliste n’a pu en réalité poser « toutes les questions », faute d’avoir en mains les éléments précis mettant en cause l’ancien animateur d’« Ushuaïa ».
Une telle configuration permet à Nicolas Hulot de s’exprimer auprès d’une très large audience (un direct et trois articles à la une du site de BFMTV), sans risquer d’affronter des questions trop précises sur le fond qui pourraient le mettre en difficulté.
En 2018 déjà, il avait usé de la même stratégie : anticipant l’article du magazine Ebdo, qui s’apprêtait à révéler l’existence d’une plainte pour viol classée sans suite en raison de la prescription, en 2008, il s’était rendu sur BFMTV, au micro de Jean-Jacques Bourdin, pour démentir. « Depuis des mois, je subis toutes sortes de rumeurs, d’insinuations, d’inquisitions, auprès d’hommes, de femmes que j’ai connus parfois il y a vingt, trente ans. [...] Je n’ai absolument pas peur de la vérité, mais j’ai peur de la rumeur, car c’est un poison lent qui tue », affirmait-il. Quatre ans plus tard, les mêmes mots : « Depuis quatre ans, je subis, comme d’autres, le poison de ce que j’appelle la rumeur puis des insinuations. »
S’il n’a jamais prononcé l’expression, Nicolas Hulot s’est plaint d’une forme de tribunal médiatique. « Cette émission m’a convoqué comme dans un commissariat de police et sommé de venir. Je ne suis pas seulement jugé, je suis condamné à perpet’ », a-t-il affirmé.Il a déploré une « justice en direct » : « La justice et la vérité ne peuvent pas jaillir sur un plateau de télévision. » « Nous sommes sur un plateau de télévision... », lui a alors fait remarquer Bruce Toussaint. « Non, non… c’est ma vérité… », a bafouillé l’ancien animateur d’« Ushuaïa ».
Dans la plupart des affaires de violences sexuelles médiatisées, les mis en cause contre-attaquent dans un média où le questionnement sera faible, voire inexistant.
L’ancien ministre de l’environnement n’est pas la seule personnalité accusée de violences sexuelles à recourir à cette stratégie médiatique. Au mois de février, anticipant la révélation de la plainte de sa fille Coline Berry dans Le Point et sachant qu’une enquête du Monde était en cours, l’acteur Richard Berry a décidé de publier un communiqué sur son compte Instagram dans lequel il démentait toutes « relations déplacées ou incestueuses ».
Dans la plupart des affaires de violences sexuelles médiatisées, les mis en cause refusent – et c’est tout à fait leur droit – de répondre aux journalistes les questionnant précisément sur les faits reprochés, se contenant d’un démenti écrit laconique ; puis ils contre-attaquent dans un média où le questionnement sera faible, voire inexistant.
En février, Patrick Poivre d’Arvor, accusé de viol par Florence Porcel, refuse de répondre aux questions du Parisien, se contentant d’un simple SMS dénonçant des « accusations qui ne peuvent être que fantaisistes ». Lorsque Le Monde publie huit nouveaux témoignages, à nouveau aucune réponse précise sur chaque fait dénoncé. Il fait savoir par le biais de son avocate, qu’il « conteste les quelques allégations qui lui ont été communiquées », qu’il « réfute toute accusation qui évoquerait des faits non consentis », et dénonce « un tribunal où les médias et les réseaux dits “sociaux” sont à la fois juges et procureurs ». Le 3 mars, il choisit de se rendre dans l’émission « Quotidien », pour dénoncer pendant près de trente minutes une « affabulation ».
Il en va de même du réalisateur Luc Besson. Resté publiquement silencieux face aux questions concernant les témoignages de neuf femmes dans Mediapart en 2018, il a mené une contre-attaque médiatique en octobre 2019, alors que l’enquête pour viol le visant était rouverte : sortie d’une autobiographie, un entretien au Point et une heure de prime time sur BFMTV, la chaîne dirigée par son ami Marc-Olivier Fogiel.
Il a dénoncé un « mensonge de A à Z » de la plaignante et a balayé l’unique question portant sur les huit autres témoignages, assurant simplement qu’il ne savait pas « qui c’est » et « de quoi on parle » – alors même que quatre d’entre elles avaient témoigné, sous leurs noms, auprès de la justice.
En novembre 2019, accusé par la photographe Valentine Monnier de viol dans une enquête du Parisien, Roman Polanski refuse de s’exprimer, opposant un court démenti via son avocat. Le mois suivant, il fait la une de Paris Match avec un entretien présenté comme la « grande explication », sans que la contradiction ne soit portée. « La sortie de votre dernier film, J’accuse, a été perturbée par des accusations de viol. Malgré la polémique, c’est néanmoins un succès. C’est une revanche ? Un soulagement ? », lui demande alors l’hebdomadaire en préambule.
C’est aussi à la une de Paris-Match que Dominique Strauss-Kahn livrera pour la première fois « sa vérité », à travers un plan de communication minutieux. L’hebdomadaire publie des extraits du livre de Michel Taubmann, le biographe attitré de DSK. L’ancien patron sera reçu par la suite au « Journal de 20 heures »de TF1 par Claire Chazal, amie de son épouse de l’époque, Anne Sinclair.
À la différence despersonnes « lambda » mises en cause, pour qui la divulgation d’éléments de procédure dans le journal local pourront avoir des conséquences importantes, les personnalités publiques disposent d’une grande capacité de riposte publique. Des services de communication, des avocats médiatiques et un accès privilégié à la presse, où elles peuvent décrocher des interviews complaisantes. Dominique Strauss-Kahn a été conseillé par des communicants d’Euro RSCG. Luc Besson s’est alloué les services de l’agence de communication Havas. Quant à la communication de Roman Polanski, elle a été gérée par Anne Hommel.
Dans la bouche des personnalités accusées de violences sexuelles, le même vocable revient : pilori, tribunal médiatique, mort sociale, jugement sur la place publique.
Régulièrement, l’émission « Touche pas à mon poste », sert ce type de plans de communication. Un exemple parmi d’autres : en mai dernier, lorsque l’avocat et activiste Juan Branco est visé par une plainte pour viol, il vient contester les faits sur le plateau de Cyril Hanouna, dans une séquence intitulée le « quart d’heure sans filtre ».
Si les personnes mises en cause ont bien évidemment le droit de s’exprimer et de se défendre, le problème de ces émissions est le peu de contradiction apportée.
Tout en refusant de prendre la parole qui leur est offerte, nombre de personnalités accusées de violences sexuelles ou leurs avocats, se plaignent souvent qu’ils n’ont pas eu voix au chapitre. « On va me frapper du sceau ignoble de l’infamie sans me donner les moyens [de me défendre] », a déclaré Nicolas Hulot sur le plateau de BFMTV, assurant même : « Ce sont des accusations pour l’instant sans nom et dont j’ignore tout » ; « Je ne sais même pas de qui il s’agit ».
Dès le 9 novembre, soit seize jours avant la diffusion, « Envoyé Spécial » l’avait pourtant sollicité pour pouvoir s’exprimer dans le reportage et donner sa version des faits. Il avait refusé : « Je n’ai pas envie de me défendre », avait-il répondu à Elise Lucet. Puis les journalistes lui avaient adressé des questions et proposé de visionner les témoignages. Il avait à nouveau refusé.
À l’automne 2019, les avocats de Christophe Ruggia, le réalisateur accusé d’agressions sexuelles par Adèle Haenel, avaient affirmé, après la publication de notre enquête, qu’« un questionnaire de trois pages » lui avait été transmis « 24 heures avant la publication », qu’il n’avait pas « pu se défendre » et que « le procès a[vait] été fait sans lui », « hors tout contradictoire ».
Pendant dix jours, il avait pourtant refusé en bloc toutes les demandes de Mediapart : ni entretien, ni réponses à nos questions précises, ni prise de parole dans notre émission, se contentant de trois phrases de démenti. L’enquête avait donc été publiée, avec sa réaction écrite intégrale. Il avait ensuite dénoncé les « piloris médiatiques » dans un droit de réponse, avant de prendre la parole dans l’hebdomadaire Marianne un mois après.
Dans la bouche des personnalités accusées de violences sexuelles, le même vocable revient : pilori, tribunal médiatique, mort sociale, jugement sur la place publique. Il est surtout reproché aux journalistes de ne pas respecter la présomption d’innocence. Ce principe, qui prévoit qu’une personne accusée d’une infraction est considérée comme innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement établie, est un principe fondamental, mais judiciaire : il s’applique lorsqu’une enquête pénale est en cours. « Seuls celles et ceux qui font l’objet d’enquêtes ou de poursuites pénales sont présumés innocents », rappelaient les avocates Valence Borgia, Zoé Royaux, Clotilde Lepetit et Mathilde Jouanneau, dans une tribune collective, rédigée en mars 2020.
Lorsque aucune enquête pénale n’est en cours, le principe de présomption d’innocence ne s’applique pas aux journalistes. Ils sont en revanche soumis à d’autres obligations résultant de leur code de déontologie et de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, comme la nécessité d’asseoir leur enquête sur une base factuelle solide et des informations vérifiées, de faire preuve de prudence et de modération dans leur propos, et de respecter le contradictoire (les parties mises en cause doivent avoir été sollicitées).
Cette dernière condition est une étape indispensable, une phase durant laquelle la personne accusée doit pouvoir se défendre, donner sa version des faits, confirmer, infirmer, démentir. En tout cas avoir la parole, équitablement, sur chacun des éléments l’incriminant. Ses réponses peuvent amener les journalistes à mener de nouvelles recherches et vérifications. Cette étape est souvent imaginée par le lecteur comme un rapide coup de fil juste avant d’appuyer sur le bouton « publier ». Elle doit en réalité constituer une phase à part entière de l’enquête.
Enfin, tout le monde ne peut pas dire tout et n’importe quoi en toute impunité. Les journalistes peuvent répondre de leurs écrits devant la justice. Les personnes s’exprimant dans leurs articles ne sont pas non plus au-dessus des lois. La loi sur la presse de 1881 encadre l’expression, notamment lorsqu’elle relève de la diffamation, de l’injure ou encore de la provocation à la haine. La personne qui s’estime diffamée, ou bien victime d’atteinte à la présomption d’innocence ou de dénonciation calomnieuse, peut saisir la justice.
Régulièrement, des personnalités mises en cause pour des violences sexuelles menacent de porter plainte, puis se gardent de le faire, inquiètes parfois de ce que révélerait à la lumière du jour un procès.
Mais ces nombreux leviers judiciaires, les mis en cause les saisissent peu ou pas. Après le témoignage de Valentine Monnier dans Le Parisien, Roman Polanski explique, par la voix de son avocat, « travaill[er] aux suites judiciaires à apporter » : il ne déposera finalement aucune plainte.
En février 2018, Nicolas Hulot dépose une plainte en diffamation contre le magazine Ebdo, qui révèle l’existence d’une plainte pour viol classée sans suite : il la retirera quelques mois plus tard, un 24 décembre...
La même année, Gérald Darmanin dépose plainte en dénonciation calomnieuse contre l’habitante de Tourcoing qui l’accuse d’avoir abusé de son pouvoir pour obtenir des faveurs sexuelles. Alors qu’il avait assuré publiquement qu’il irait « jusqu’au bout » pour faire condamner ces « calomnies », il a retiré, en toute discrétion, sa plainte en octobre 2018, après le classement sans suite de l’enquête judiciaire (il a en revanche maintenu celle déposée contre l’autre plaignante, Sophie Patterson).
Le présentateur de LCI Darius Rochebin, qui avait déposé plainte en diffamation contre Le Temps, a finalement retiré sa plainte et passé un accord à l’amiable avec l’ancien propriétaire du quotidien suisse.
Régulièrement, des personnalités mises en cause pour des violences sexuelles menacent de porter plainte, puis se gardent de le faire, inquiètes parfois de ce que révélerait à la lumière du jour un procès. Car ces plaintes peuvent avoir un effet boomerang.
Ce fut le cas de l’ex-député écologiste Denis Baupin. Sa plainte en diffamation contre les six femmes et deux témoins qui l’accusaient d’agressions ou harcèlements sexuels, mais aussi contre les médias où ceux-ci s’étaient exprimés (Mediapart, France Inter), s’est retournée contre lui : en 2019, le procès, très médiatisé, a été l’occasion de faire défiler à la barre de nombreux témoins et s’est conclu par une condamnation de l’élu pour procédure abusive.
Face à la chape de plomb posée sur les crimes sexuels, les médias peuvent contribuer à briser l’omerta et amener les victimes à parler.
Dans ces affaires, la presse ne se substitue pas à la justice. Sur ce sujet comme sur les autres, les journalistes ne font que leur travail d’information. Ils ne sont ni policiers ni juges, comme le stipule leur charte d’éthique professionnelle. Leur rôle n’est ni de qualifier des faits pénalement ni de déclarer des coupables. Il leur revient en revanche d’informer sur ce gigantesque problème de santé publique que sont les violences sexuelles. Et de jouer leur rôle de contre-pouvoir en révélant des faits d’intérêt public qui sont tus, étouffés, ou difficiles à formuler.
Face à la chape de plomb posée sur les crimes sexuels, les médias peuvent en effet contribuer à briser l’omerta et amener les victimes à parler – ou surtout à être entendues. Dans ces affaires où le fil rouge est souvent l’éventuel abus de pouvoir, les enquêtes journalistiques mettent aussi sur la table d’autres débats que la seule dimension pénale : des questions morales, éthiques, déontologiques, politiques.
Interviewée récemment (dans le cadre de l’ouvrage Faute de preuves), l’avocate Valence Borgia, engagée au sein de la Force juridique de la Fondation des femmes, nous expliquait que ceux qui dénoncent un « tribunal médiatique » ne sont « pas les moins rapides à avoir recours aux médias quand c’est au service de leur client – et ils ont raison de le faire ». Ce qu’ils reprocheraient en réalité selon elle, « c’est de ne pas pouvoir maîtriser leur propre communication ».
Cette accusation récurrente de « tribunal médiatique » a souvent pour but d’esquiver les questions de fond en s’en prenant au messager, et de délégitimer le travail de la presse. Comme l’a souligné dans Le Monde l’historien des médias Alexis Lévrier, maître de conférences à l’université de Reims, l’expression est « un piège » et entretient souvent volontairement une confusion entre des réalités bien différentes : le journalisme d’information (des enquêtes étayées), le journalisme d’opinion (des commentaires des éditorialistes), les réseaux sociaux.
Force est de constater en tout cas que la stratégie médiatique des personnalités mises en cause est de moins en moins efficace. Dans l’affaire PPDA, le passage à « Quotidien » de l’ancienne vedette du « 20 heures », dénonçant des témoignages uniquement dans « l’anonymat » (« Jamais une personne qui ose venir, les yeux dans les yeux, me dire : “Non, ce n’était pas bien” »)a poussé plusieurs femmes non seulement à témoigner dans l’enquête judiciaire, mais ensuite ouvertement dans Libération, à visage découvert. Dans l’affaire Nicolas Hulot, c’est aussi la prise de parole de l’ancien ministre sur BFMTV en 2018 qui a convaincu certaines femmes de parler publiquement.
Marine Turchi