POUR GALIA et BORIS
Dans les années 80, rencontrer Galia puis Boris a été une chance extraordinaire pour moi. Grâce à eux je n’ai plus été un simple touriste – linguiste – militant venu de France assister aux événements qui bouleversaient le pays : Galia et Boris m’ont permis d’être présent en Russie, de comprendre de l’intérieur le pays, les événements, les enjeux mais aussi de rencontrer des gens extraordinaires. Bien plus, après le cambriolage de ma chambre à l’hôtel de l’Académie (« vous avez été ‘privatisé’ » m’avait déclaré le milicien), Galia et Boris m’avaient accueilli chez eux, une hospitalité généreuse renouvelée pendant plus de vingt ans : partager leur vie au quotidien fut une expérience d’une richesse incroyable sur tous les plans.
Je me souviens des premières rencontres avec Galia, lorsqu’elle m’emmenait dans les réunions du mouvement informel (po kuxnjam ‘dans les cuisines’). Je me souviens comment avec elle nous avons participé à la première manifestation, du Bolshoi à la place Pouchkine. Je me souviens de toutes les poezdki (‘expéditions’) en province, dans le cadre des sessions organisées par l’Ecole de la démocratie du travail, de Tolliati à Oufa. Je me souviens de Galia hors de Russie, parlant de la Russie, à Genève, Bâle, Paris. Je me souviens aussi des discussions, intenses, passionnées, riches de nos positions partagées mais aussi de nos désaccords.
Il est impossible d’évoquer Galia sans parler de Boris. Deux personnalités si différentes mais qui formaient un obscij idejnyj dejstvujuscij blok (‘un bloc commun d’idées pour l’action’) nourri par les apports de l’un et de l’autre : idées, projets, actions, luttes. Galia et Boris avaient transformé leur appartement de deux pièces en base d’action où s’accumulaient les publications de l’Ecole de la démocratie du travail, écrites par eux et fabriquées sur place. Une activité incessante mais profondément réfléchie, qui faisait pleinement sens car l’enjeu était d’expliquer sans relâche que dans les temps difficiles que traversait la Russie il ne fallait en aucun cas se résigner à la catastrophe, qu’il fallait encore et toujours résister, lutter.
Dans le volume 10 de l’Encyclopédie des travailleurs et des exploités publié par École de la démocratie du travail figure une (auto)biographie de Galia où elle se définit comme obscesvoved (‘sociologue’) social’nyj myslitel’ (‘théoricienne’), publicist (‘écrivain-journaliste), obscestvennyj dejatel’ (‘activiste’), veteran rabocego dvizenija (‘vétéran du mouvement ouvrier’) sans oublier pocetnyj clen profsojuza Edinstvo (Toliatti) (membre d’honneur du syndicat Unité de Toliatti) : à elle seule cette liste témoigne de l’incroyable activité déployée par Galia sur tous les plans. Mais, et c’est essentiel, chez Galia la réflexion théorique était indissociable de son engagement aux côtés des travailleurs pour la justice et la dignité : la théorie nourrissait la pratique et l’expérience des luttes en retour enrichissait la théorie.
C’est une banalité de rappeler ici le rôle essentiel que Galia et Boris ont joué dans la reconstruction d’un mouvement syndical indépendant dans la Russie postsoviétique. En même temps ils n’avaient aucun fétichisme de l’organisation et une aversion sans limite pour les bureaucrates en tous genres. Pour eux, le syndicat est une des formes d’organisation que les travailleurs doivent se donner pour défendre au quotidien leurs droits : un espace collectif, lieu de pensée et d’action, de solidarité dans la lutte et face à la répression. Sans relâche, ils insistent sur le fait qu’il appartient aux travailleurs eux-mêmes de prendre en mains leurs destins. Dans les publications de l’École de la démocratie du travail résonnent les mots samoorganizacija (‘autoorganisation’), samoosvobozdenie (‘autoémancipation’), samo zascita (‘autodéfense’).
Pour Galia et Boris, les luttes au quotidien doivent être pensées comme des moments particuliers mais essentiels dans le combat pour une société de justice et d’égalité entre les hommes. Le combat contre l’exploitation et la violence dans la société actuelle est inséparable d’une lutte pour un autre monde, pour une vie digne d’être vécue. Toute la démarche de l’Ecole de la démocratie du travail, y compris son nom associant trud (‘travail’)net démokratija (‘démocratie’), affirme la nécessité de développer face au discours dominant une autre (inaja) culture – mirovozrenie (‘vision du monde’), la culture des travailleurs et des exploités, une culture fondée sur les notions de dignité humaine, de solidarité, d’égalité et de justice, une culture qui par les connaissances qu’elle met en jeu permet de critiquer et déconstruire le discours des dominants et de donner tout son sens aux luttes et aux résistances au quotidien malgré les difficultés et la répression. En 2001, la création de l’Université internationale des travailleurs et des exploités (l’Université ouvrière) a marqué un nouveau pas important dans cette direction.
Aujourd’hui, le monde est en proie à des forces destructrices en tous genres : spéculations sans fin des banques, guerres, violences de toutes sortes. Face à cette barbarie l’urgence d’une résistance sur tous les plans, basée sur une compréhension en profondeur des enjeux, est plus que jamais d’actualité. Aujourd’hui tout est mis en œuvre pour rendre invisible le fait que partout à travers le monde, en Russie comme en Europe, en Amérique Latine, en Asie, des gens s’unissent pour résister collectivement et affirmer qu’une autre vie, une vie digne d’être vécue, est possible. Leur message : c’est aujourd’hui, maintenant que se joue l’avenir ; aucune lutte, aucune résistance n’est dérisoire.
Galia parlait un peu français. Je suis sûr qu’elle aurait aimé ces vers d’un grand poète français, René Char, en résonance avec ce pour quoi, jusqu’au bout, elle s’est battue :
« Ah si chacun noble naturellement et délié autant qu’il le peut
soulevait la sienne montagne mettant en péril son bien et ses entrailles,
alors passerait à nouveau l’homme terrestre, l’homme qui va, le garant qui élargit,
les meilleurs semant le prodige »
Le message que nous laisse Galia, à travers tout ce que fut sa vie, est clair, exigeant : penser pour résister, lutter pour changer la vie ; cette cause concerne chacun d’entre nous.
Denis Paillard