Depuis quelques mois, à lire et à écouter tribunes, éditoriaux, entretiens, « enquêtes », les trans – enfants, ados, adultes, binaires ou non-binaires – ne seraient qu’une horrible minorité dont l’objectif serait de déstabiliser la société au nom d’une idéologie niant l’existence des sexes. La transidentité serait également une épidémie qui envahirait les écoles par simple effet de mode. Les discours transphobes, ou au moins ignorants de la réalité trans au point de diffuser de honteux mensonges, se sont multipliés sur CNews, dans Valeurs actuelles, Le Figaro, Marianne, L’Express… et même dans Charlie Hebdo.
Laissez-nous vivre et, en cette Journée internationale du souvenir trans, organisée le samedi 20 novembre, cessez, avec vos imprécations, de distiller la peur qui, comme le dit Averroès, philosophe musulman andalou du XIIe siècle, mène à la haine, elle-même conduisant à la violence.
Contre-vérités
Laissez-nous vivre et cessez de raconter n’importe quoi à propos des enfants trans. Claude Habib, pourtant professeure émérite à l’université Sorbonne-Nouvelle, s’en prend dans son livre La Question trans [Gallimard, 176 pages, 14 euros] à la maman de la petite Sasha, née garçon et dont l’histoire est racontée dans le magnifique documentaire Petite fille, de Sébastien Lifshitz [1] : elle l’accuse de ne pas avoir « la moindre considération à l’avenir qu’elle prépare à son enfant sur le plan médical », évoquant des traitements hormonaux dangereux.
Argument repris par d’autres personnalités qui, voulant faire peur, assènent des contre-vérités, comme de prétendus traitements médicaux à vie ou chirurgicaux, infligés aux enfants ou adolescents trans. Quelle méconnaissance des réalités ! En France, aucune chirurgie de réassignation ne peut être pratiquée sur un mineur. Quant aux traitements hormonaux, aucun enfant n’en reçoit. Ce n’est qu’à l’approche de la puberté que les jeunes trans peuvent demander à bénéficier de bloqueurs de puberté. Ce traitement est totalement réversible, même s’il peut induire quelques effets secondaires.
« La prise de conscience d’appartenance à son sexe s’opère vers 4 ans. Peut-on imaginer un enfant de 4-5 ans influencé par les réseaux sociaux ou les médias ? »
Laissez-nous vivre et ne refusez pas aux enfants de vivre leur vie. La prise de conscience d’appartenance à son sexe s’opère vers 4 ans. C’est souvent à cet âge qu’un enfant peut découvrir qu’il n’est pas né dans le bon corps. « Un phénomène de mode », affirment certains, sans peur du ridicule ; peut-on imaginer un enfant de 4-5 ans influencé par les réseaux sociaux ou les médias ? D’ailleurs, combien sommes-nous, issus des années 1950 et 1960 ou plus tard, à avoir constaté au même âge cette inadéquation entre notre corps et notre esprit ? Or, à l’époque, personne ne parlait de transidentité.
Et, pourtant, nous étions bien trans… sans le savoir. Pour beaucoup d’entre nous, notre enfance a été « perdue ». Nous ne pouvions rien dire, et notre mal-être a conduit à des souffrances qui nous ont rongés : pour ma part, hypertimidité, hypersensibilité, profonde mélancolie et, parfois, envie farouche d’en finir. Moqueries, bousculades dans la cour de récréation ; à l’époque, on ne parlait pas de harcèlement. Aujourd’hui, tous les spécialistes de la petite enfance qui accompagnent des enfants trans connaissent cette réalité qui peut conduire à des envies de « se faire mal » : scarification, tentative de suicide, déscolarisation.
La population la plus confrontée au suicide
Laissez-nous vivre, plutôt que de contribuer à des taux de suicide et de dépression hors norme. Quand les parents, la famille, les institutions, le monde scolaire, ou professionnel, vous empêchent de vivre votre vie, parfois vous préférez la quitter.
Peu le savent, mais la population trans est la plus confrontée à la dépression et au suicide. Il ne s’agit pas de sombrer dans le misérabilisme, mais de reconnaître la brutalité des chiffres, autant pour les adultes que pour les plus jeunes. Selon une enquête de l’association HES LGBTI+, réalisée en 2009 [2], 69 % des jeunes trans de 16 à 26 ans avaient « déjà pensé au suicide » et 34 % avaient fait une ou deux tentatives, principalement de 12 à 17 ans. Un jeune trans sur trois ! Une étude de l’Académie américaine de pédiatrie, publiée en octobre, montre une diminution de 60 % de la dépression modérée et sévère et de 73 % des tendances suicidaires chez les jeunes trans et non-binaires ayant reçu des bloqueurs de puberté ou des hormones d’affirmation de genre.
« Pourquoi nous impose-t-on un avis psychiatrique pour bénéficier de la prise en charge hormonale et chirurgicale ? La transidentité n’est pas une pathologie »
Laissez-nous vivre, sans nous considérer comme des malades. Même si cela ne fait que deux ans que l’Organisation mondiale de la santé a pris la décision de retirer l’« incongruence de genre » des maladies psychiatriques [dans la Classification internationale des maladies], le parcours médical des personnes trans en France est toujours « psychiatrisé ». La Haute Autorité de santé et l’Assurance-maladie exigent toujours un suivi psychiatrique de deux ans, après un diagnostic d’incongruence de genre, pour bénéficier de la prise en charge hormonale et chirurgicale. Pourquoi nous impose-t-on un avis psychiatrique ?
La transidentité, comme l’homosexualité, n’est pas une pathologie. Il est urgent de mettre en place un parcours médical « dépathologisé » et « dépsychiatrisé » sur la base d’une autodétermination éclairée, tout en assurant une sécurité juridique des médecins prenant en charge les personnes trans.
Aller à l’étranger pour bénéficier de la PMA
Laissez-nous vivre, avoir des enfants et être reconnues parents de nos enfants. La loi bioéthique promulguée en août fait l’impasse sur la situation des personnes trans qui se voient toujours contraintes de se rendre à l’étranger pour bénéficier de la procréation médicalement assistée (PMA). De même, les questions de filiation restent ignorées. Une femme trans, parent biologique (par ses propres spermatozoïdes) d’un enfant conçu avec sa conjointe cis [personne qui n’est pas transgenre], ne peut toujours pas être reconnue comme étant, elle aussi, la mère de ce dernier. Transphobie institutionnelle d’une violence inouïe : la justice française préconise que la maman trans adopte… son propre enfant.
Oui, laissez-nous vivre comme des citoyennes et citoyens à part entière. Est-il si inconcevable de faire preuve d’un peu d’humanité ? Nous n’avons pas choisi d’être trans, nous n’avons pas décidé, par pur plaisir, d’être un jour femme plutôt qu’homme ou vice-versa. Une société est forcément diverse. Un peu de tolérance. Merci de nous laisser vivre notre vie.
Béatrice Denaes
Journaliste