Le 28 juin 2005, le quartier-maître Marcus Luttrell, des Navy Seals, les commandos d’élite de la marine américaine, a les talibans aux trousses. Son commando a été anéanti dans la province de Kounar, près de la frontière pakistanaise, où il s’était infiltré pour éliminer un chef de l’insurrection. Lui-même est blessé.
Les renforts héliportés arrivent. Non seulement ils échouent à sauver le commando, mais 16 hommes sont tués dans l’opération, ce qui sera le plus lourd bilan pour l’armée américaine depuis le début de l’opération « Enduring Freedom », en octobre 2001.
Pendant sa fuite, Luttrell rencontre des membres de la tribu Sabray et leur demande protection. Ceux-ci acceptent, le soignent et refusent de le remettre aux talibans, quand bien même ceux-ci menacent d’attaquer leur village.
Si Luttrell a la vie sauve, c’est grâce au pachtounwali, le code d’honneur des Pachtouns, qui interdit que l’on refuse l’hospitalité à un étranger, quoi qu’il ait fait, quelle que soit sa nationalité, race ou religion. Cette obligation s’appelle la nemestia. Trahir cette nemestia est le pire des crimes, y compris devant les tribunaux – en 1975, un paysan de la région de Kandahar qui avait égorgé un routard français a été condamné à la pendaison, non pour cet assassinat mais pour n’avoir pas respecté la nemestia. Elle a comme corollaire le nanawatai, une autre obligation qui implique la protection par tous les moyens de celui qui la réclame auprès d’un chef de village, de clan ou de tribu.
Si un soldat américain peut en bénéficier, a fortiori Oussama Ben Laden. En 1996, il a regagné l’Afghanistan. Chassé du royaume saoudien, il s’était d’abord établi au Soudan sous la protection de la dictature militaro-islamiste d’Omar al-Bechir, sous l’influence de l’idéologue Hassan Al-Tourabi. Il y était même devenu un homme d’affaires prospère, disposant de ses propres entreprises. Mais sous la pression de Washington et de Riyad, le pouvoir de Khartoum l’a lâché – ce qui avait déjà été fait avec le terroriste Carlos, permettant même aux services français de venir l’enlever, en août 1994.
En Afghanistan, bénéficiant de la nemestia et du nanawatai, Oussama Ben Laden sait que personne ne le livrera à ceux qui le traquent.
Le Ben Laden qui s’installe en Afghanistan, avec ses épouses, ses enfants et sa garde rapprochée, le 16 mai 1996, n’est plus celui des années 1980. Son ami le prince saoudien Turki al-Fayçal, qui l’avait encouragé à recruter des volontaires contre l’armée soviétique, est désormais son ennemi. Depuis 1991, Ben Laden combat frontalement la famille royale d’Arabie saoudite qui lui a retiré, en avril 1994, la nationalité saoudienne. Sa famille, elle aussi, l’a renié dans un communiqué en février de la même année et a bloqué ses avoirs.
Le régime saoudien a perdu sa légitimité.
Oussama Ben Laden (1990)
Des différends avec les dirigeants saoudiens, Ben Laden en a depuis 1985. Mais l’invasion du Koweït, le 2 août 1990, par Saddam Hussein, va les rendre irrémédiables. Craignant une offensive irakienne contre son royaume, le roi Fahd panique. Il se tourne vers l’allié américain en même temps qu’il refuse la proposition de Ben Laden, qui lui avait demandé l’autorisation de venir défendre le pays avec ses milices d’Arabes afghans.
Colère du chef djihadiste, qui voit l’arrivée de dizaines de milliers de soldats occidentaux en Arabie saoudite, pays considéré comme l’expansion spatiale des villes saintes de La Mecque et Médine, comme « la souillure d’un sol sacré », et qu’il ressent comme un traumatisme. Le roi Fahd devient à ses yeux un apostat.
« Le régime saoudien, en commettant la grave erreur d’inviter les troupes américaines, a révélé sa duperie. Il a apporté son soutien à des nations qui combattent les musulmans. Après avoir insulté et emprisonné les oulémas, le régime saoudien a perdu sa légitimité », écrit-il.
Dans un autre texte, Ben Laden renchérit : « L’homme de la rue sait que son pays est le plus gros producteur de pétrole au monde, et pourtant il subit des impôts et ne bénéficie que de mauvais services. Le peuple comprend maintenant les discours des oulémas dans les mosquées – selon lesquels notre pays est devenu une colonie américaine. […]. Les Saoudiens savent maintenant que leur véritable ennemi est l’Amérique. »
Plus que la rupture entre deux hommes, c’est celle entre deux visions du salafisme. D’où une nouvelle grande fitna (discorde au sens religieux), après celle qui opposa les sunnites aux chiites. D’un côté, le djihadisme des cheikhs, marqué par une allégeance à l’Arabie saoudite et qui consiste à demander aux hauts religieux leur accord avant de décider d’un djihad – il ne faut pas le déclarer à tort et à travers, ce qui conduirait, selon les oulémas, à l’anarchie ; de l’autre, le djihadisme salafiste que prône Ben Laden, dont l’inspiration doit beaucoup à Abdullah Azzam (lire le premier volet de notre série). Il ne vise plus à reconquérir un territoire musulman envahi comme l’Afghanistan mais la « libération » des pays musulmans gouverné par des « impies ». En particulier, le royaume saoudien, l’Égypte, la Tunisie, la Syrie...
Viser la tête du serpent (américain)
« Le sentiment d’avoir battu l’armée soviétique en Afghanistan, qui a conduit à l’effondrement de l’URSS peu après, va provoquer un sentiment de démesure, une sorte d’hubris chez Ben Laden et influencer sa vision du djihad », souligne Élie Tenenbaum, responsable du Laboratoire de recherche sur la défense à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et coauteur de La Guerre de vingt ans (Robert Laffont, 2021). Avec sans doute chez le Saoudien l’idée de faire de l’Afghanistan le lieu où l’Amérique s’enlisera, première étape avant sa chute, comme cela s’était produit avec l’URSS.
La pensée stratégique de Ben Laden va donc évoluer. Plutôt que de frapper « les multiples queues du serpent », il préconise de « viser la tête ». C’est la théorie, chère à Ayman al-Zawahiri, de « l’ennemi proche », c’est-à-dire les régimes arabes corrompus, et de « l’ennemi lointain », les États-Unis. Pour abattre cet « ennemi proche », il faut d’abord frapper « l’ennemi lointain » pour le pousser à intervenir à l’extérieur et à s’embourber. C’est ce qui va se passer avec l’Afghanistan après le 11-Septembre. Sauf que l’Amérique, malgré son lourd échec sur le terrain, ne s’est pas effondrée.
La nouvelle Al-Qaïda n’est pas non plus celle de 1989. Elle s’est beaucoup radicalisée, sans doute à l’initiative d’Ayman Al-Zawahri, qui a dirigé le groupe paramilitaire et ultra-radical égyptien du Djihad islamique, avec lequel Al-Qaïda a d’ailleurs fusionné en 1998. D’autres groupes djihadistes, notamment somaliens, s’agrègent à ce noyau qu’ils contribueront aussi à durcir.
Pendant l’absence de Ben Laden, les camps d’entraînement installés en Afghanistan ont profité du chaos dans lequel le pays a plongé. Certains sont dirigés directement par des officiers pakistanais qui y forment des volontaires appelés à se battre contre l’armée indienne au Cachemire.
Le retour de Ben Laden est l’aimant qui attire vers ces camps tous les nouveaux théoriciens d’un djihad planétaire. Sitôt arrivé en Afghanistan, il a en effet publié une « Déclaration de djihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints », qui a eu un effet retentissant.
Nombre d’idéologues qui viennent voir Ben Laden ne lui font pas nécessairement allégeance. C’est le cas du Palestino-Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui (tué en Irak par une frappe américaine, en 2006), fondateur de ce qui deviendra l’État islamique. Il ne s’entend pas avec le Saoudien, en raison de divergences sur la question de l’élimination des chiites, dont il fait une priorité dans le combat djihadiste. Il installe donc son propre camp à l’autre bout de l’Afghanistan, du côté de Hérat.
Jurisprudence du sang
Vient aussi le cheikh Abou Mohammed al-Maqdissi, un théologien jordanien, qui aura une grande influence sur les djihadistes avec son traité intitulé « La religion d’Abraham, l’appel des Prophètes et des messagers, et les manières dont les tyrans cherchent à banaliser cette religion ». Plus extrémiste encore est le cheikh Abdel Rahmane al-Ali, un religieux égyptien connu sur les réseaux sociaux sous le nom d’Abou Abdallah al-Mohadjer, et l’auteur de Questions sur la jurisprudence du Djihad, jurisprudence du sang, un livre de 500 pages qui est l’un des principaux ouvrages de référence de l’État islamique, où il justifie l’extermination des chiites et des apostats, avec un éloge de la torture et de la décapitation – « acte chéri de Dieu et de son Messager ».
Fera aussi le voyage Abou Moussab al-Souri, le théoricien du « troisième djihad » dont l’ouvrage Observations sur l’expérience djihadiste en Syrie a été retrouvé chez nombre de jeunes Français partis faire la guerre sainte dans ce pays et a inspiré nombre d’attentats isolés sur le territoire européen. Dans son Appel à la résistance islamique mondiale, un livre de 1 600 pages publié en 2004, il préconise de viser l’Europe, « ventre mou » de l’Occident, afin de provoquer des réactions islamophobes qui pousseraient les musulmans européens à rejoindre les rangs djihadistes.
Al-Souri formule lui aussi de profonds désaccords avec Ben Laden après le 11-Septembre et prédit le déclin d’Al-Qaïda. Arrêté par les Pakistanais en 2005, remis à la CIA et extradé en Syrie, où il était réclamé, il est pour certains experts toujours emprisonné tandis que, pour d’autres, il a été libéré dans le cadre de la stratégie du régime visant à transformer l’insurrection populaire syrienne en guerre djihadiste.
Passent aussi par les camps afghans des Ouzbeks, des Tadjiks, des Tchétchènes, des Chinois, des Malaisiens... Mais aussi nombre de ceux qui vont participer à l’attaque aérienne contre les tours jumelles, le 11 septembre 2001, en particulier l’Égyptien Mohammed Atta, que Ben Laden a rencontré en novembre 1999 et désigné pour diriger le commando de 19 membres.
600 kilos d’explosifs au sous-sol du World Trade Center
En attendant, les attentats contre « l’ennemi lointain » commencent le 26 février 1996, alors que Ben Laden est encore au Soudan. Avec 600 kilos d’explosifs à base d’urée et de nitrate d’hydrogène déposés dans une camionnette garée dans le sous-sol du World Trade Center, à New York. L’attentat fait six morts et un millier de blessés. Mais la tour nord ne s’écroule pas, contrairement à ce que les organisateurs avaient prévu.
C’est le premier grand attentat d’Al-Qaïda contre les États-Unis. L’un de ses principaux organisateurs est le Pakistanais Ramzi Yousef, dont l’oncle est Khalid Cheikh Mohammed, le responsable des opérations extérieures d’Al-Qaïda. Les deux hommes ont séjourné dans les camps afghans. Divers attentats suivent, dont celui d’Al-Khobar, sur la côte est de l’Arabie saoudite, contre un immeuble où résident des soldats américains, qui fait 19 morts et des centaines de blessés.
Les deux hommes ont un projet encore plus ambitieux : celui de faire sauter en même temps douze avions de ligne américains au-dessus de l’océan Pacifique. C’est ce projet qui inspirera l’attaque du 11 septembre 2001.
Les attentats se poursuivent. Le 7 août 1998, des kamikazes lancent des camions bourrés d’explosifs contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, faisant 257 morts et 5 000 blessés. En réaction, Bill Clinton, en pleine affaire Monica Lewinsky, ordonne le bombardement de six camps d’entraînement d’Al-Qaïda en Afghanistan. Pas moins de 79 missiles Tomahawk, chacun d’une valeur de 750 000 dollars, sont tirés. C’est Ben Laden qui est visé.
Entre les talibans et Al-Qaïda, les relations demeurent globalement bonnes.
Les services américains ont appris qu’il devait tenir une réunion à Zhawar Kili, l’endroit où il s’est illustré contre l’armée soviétique, et où sont attendus plusieurs centaines de djihadistes. Sauf qu’il n’est plus là au moment de la frappe, et ses lieutenants non plus. Les talibans confient, via leur agence de presse, qu’ils les ont mis à l’abri peu avant l’attaque. Par qui ont-ils été prévenus ?
Probablement par Islamabad. Steve Coll révèle en 2004, dans son livre Ghost Wars, que les Américains ont prévenu l’armée pakistanaise du bombardement, craignant qu’elle se croie victime d’une attaque nucléaire indienne. Une vingtaine de djihadistes pakistanais ont néanmoins été tués.
Les attentats continuent de plus belle. Cette fois, la marine américaine est visée dans le port yéménite d’Aden, le 12 octobre 2000. L’USS Cole, un destroyer lance-missiles, est frappé par un attentat suicide qui tue 17 marins et en blesse 39 autres. Là encore, l’attaque a été préparée depuis l’Afghanistan.
Entre les talibans et Al-Qaïda, les relations demeurent globalement bonnes. Ben Laden est même venu s’installer près du chef des talibans, à Kandahar, mais ses camps sont essentiellement demeurés dans les fiefs de Haqqani, notamment autour de la ville afghane de Khost.
Des mariages entre les familles Omar et Ben Laden
Le mollah Omar, devenu borgne après avoir été blessé au combat contre les Soviétiques et qui s’est paré du titre incomparable de « commandeur des croyants », semble fasciné par le milliardaire saoudien. Ce dernier est très grand – 1,97 mètre –, mince, ascétique, d’une belle prestance, cultivant une élégance austère, avec un charisme indéniable, une grande piété et une parole brûlante. Les Afghans sont sensibles aux qualités de leur hôte qui parle un aussi bel arabe et sait les attendrir avec des formules tribales.
Lorsque le commando américain viendra tuer Ben Laden à Abbottabad, le 2 mai 2011, il saisira parmi ses effets des livres sur la prosodie arabe classique. Le premier camp fondé par Ben Laden au Pakistan a pour nom Al-Ma’sada, inspiré d’un vers de Ka’b ibn Malik, un poète tribal païen qui s’était converti pour suivre Mahomet. Ces simples faits touchent le cœur des Pachtouns des campagnes.
Bientôt, des mariages entre les familles Omar et Ben Laden cimentent leurs relations. Probablement, l’argent du Saoudien compte-t-il aussi. De même que la fraternité d’armes : les djihadistes arabes créent la 55e Brigade, qui combat à partir de 1997 l’Alliance du Nord commandée par Massoud, et commettent sur leur passage de terribles exactions contre les populations.
Preuve de cette belle entente, les talibans ne réagissent pas quand Ben Laden et al-Zawahiri publient un nouveau manifeste : la « Déclaration du Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés ». Ils y soulignent que les Américains ont déclaré « la guerre contre Dieu et son prophète » et que les tuer, ainsi que leurs alliés, est « le devoir de tout musulman dans tout pays où il se trouvera » jusqu’à la libération de Jérusalem et de La Mecque et « jusqu’à ce que leurs armées sortent de tout territoire musulman, les mains paralysées, les ailes brisées, incapable de menacer un seul musulman ».
Les émissaires américains ont beau venir demander aux dirigeants talibans de leur remettre Ben Laden et de fermer les camps djihadistes, le mollah Omar ne lâche pas son invité. Ni les sanctions économiques américaines ni les promesses de construire un immense gazoduc qui partirait du Turkménistan et traverserait le territoire afghan ne changent sa détermination. Le prince Turki, venu à son tour supplier le « commandeur des croyants », se voit même insulté par son hôte : « Pourquoi ne mettez-vous pas vos mains dans les miennes afin que nous allions ensemble libérer la péninsule Arabique des soldats infidèles ? »
La nemestia et le nanawatai ne souffrent aucun compromis.
L’imminence de l’attaque
La préparation des attentats du 11-Septembre peut continuer. À Hambourg, où la police allemande est aveugle et sourde en dépit des tombereaux d’indices qui s’accumulent ; aux États-Unis, où affluent les rapports de différents services secrets mettant en garde contre l’imminence d’une attaque de vaste ampleur sur le sol américain, mais qui ne sont pas pris au sérieux. Pas davantage ceux de la CIA qui plaident pour que soit apportée une aide militaire importante à Massoud, qui continue de résister dans le nord de l’Afghanistan contre la poussée des talibans appuyés par les volontaires arabes d’Al-Qaïda.
À Strasbourg, devant le Parlement européen, le « lion du Pandjchir » alerte, en avril 2001, de la menace représentée par Ben Laden pour les États-Unis et le monde entier. Il s’adresse depuis cette tribune au président George W. Bush. Lequel ne l’écoute même pas.
Massoud se sait aussi sérieusement menacé. Là encore, tous les clignotants sont au rouge. Mais, parce qu’il s’est rapproché des États-Unis et de la CIA, il ne veut pas que le monde musulman le juge mal. C’est pourquoi il accepte l’interview avec les deux kamikazes, déguisés en journalistes, qui affirment travailler pour une télévision arabe. Son assassinat a été minutieusement et remarquablement préparé. Comme les attentats du 11 septembre 2001, deux jours plus tard.
Jean-Pierre Perrin