Le différend qui oppose le Royaume-Uni à la France au sujet des territoires de pêche s’est dernièrement intensifié. Le jeudi 28 octobre, les autorités françaises ont saisi un chalutier britannique. Londres a immédiatement réagi en convoquant l’ambassadrice de France.
Cet épisode survient dans un contexte marqué par des tensions croissantes autour des licences de pêche, que les bateaux français doivent désormais, du fait du Brexit, obtenir pour avoir le droit de continuer de travailler dans les eaux britanniques. Face aux nombreux rejets de demandes de licences dont se plaignent les pêcheurs normands (notamment à Jersey), le gouvernement français a menacé de soumettre les entreprises de pêche britanniques à une bureaucratie harassante, voire d’interdire aux chalutiers anglais l’accès aux ports de l’Hexagone, et même de couper l’alimentation électrique des îles anglo-normandes.
De son côté, le gouvernement britannique a menacé de prendre des mesures de rétorsion et a mis des navires de la Royal Navy en état d’alerte, au cas où les pêcheurs français tenteraient de bloquer ces îles. Les discussions visant à résoudre le problème n’ont jusqu’ici pas permis d’aboutir à une solution définitive.
Ces événements font suite à des affrontements antérieurs lors des négociations sur le Brexit, mais ils s’inscrivent aussi dans une histoire plus longue. La comparaison la plus évidente pourrait être les « guerres de la morue » des années 1950 et 1970, durant lesquelles le Royaume-Uni tenait le rôle inverse. À l’époque, l’Islande avait mis fin à un accord antérieur et exclu les pêcheurs britanniques des eaux territoriales islandaises.
En réalité, les conflits relatifs à la pêche remontent à bien plus loin encore. Un rappel de l’histoire de ces disputes autour des eaux territoriales et de l’accès aux ressources maritimes peut nous aider à comprendre pourquoi ces questions restent encore étroitement liées à l’identité nationale moderne – et pourquoi les deux gouvernements ont réagi de manière aussi spectaculaire.
Au début des années 1600, par exemple, la république des Sept Provinces Unies des Pays-Bas possédait la plus grande flotte de pêche d’Europe. Un avocat écossais, William Welwod, a écrit que la surpêche effectuée par cette flotte en mer du Nord menaçait les stocks marins de la région – un argument qui a donné à Londres un prétexte pour défier la domination néerlandaise et récupérer une partie des précieuses ressources. Les intérêts des dirigeants britanniques étaient, en l’occurrence, plus économiques qu’écologiques. Ils ont donc essayé d’imposer de nouvelles licences et taxes aux navires de pêche néerlandais. Mais les efforts de la Royal Navy – à l’époque sous-financée, mal équipée et inefficace – pour faire appliquer cette politique se sont révélés largement insuffisants. Plus agiles et rapides, les navires hollandais pouvaient littéralement se permettre de tourner autour de leurs poursuivants britanniques.
La « mer fermée »
Au XVIIe siècle, les Britanniques et les Néerlandais se sont fait la guerre trois fois pour la suprématie commerciale et maritime. Les politiques de pêche s’inscrivaient donc dans le cadre d’un conflit plus large autour de la souveraineté maritime. C’est de ce débat qu’est né le droit international moderne.
Le conflit a commencé avec la publication en 1609 de Mare liberum (De la liberté des mers) par l’avocat et diplomate néerlandais Hugo Grotius. Dans ce texte, il proclame que personne ne peut contrôler la mer ou empêcher les autres de pêcher et de commercer. Ce livre était à l’origine destiné à l’empire portugais, qui tentait d’empêcher les Néerlandais de commercer dans l’océan Indien. Mais ses idées ont également été suscité une levée de boucliers en Grande-Bretagne.
Encouragés par les monarques Stuart, William Welwod et d’autres auteurs, dont l’avocat et député John Selden, ont répondu à Grotius pour défendre les eaux territoriales de la Grande-Bretagne. L’influent ouvrage de John Selden, Mare Clausum (Traité sur la politique de la mer), remet en question les affirmations d’Hugo Grotius et s’appuie sur des exemples historiques pour démontrer que les États ont le droit de revendiquer des parties de la mer.
Remontant jusqu’aux Romains et aux Grecs, l’avocat britannique mentionne aussi des États qui lui sont contemporains, comme Venise, et a fouillé dans l’histoire de l’Angleterre médiévale pour trouver des précédents appropriés, mais souvent douteux, notamment du temps du roi saxon Alfred au IXe siècle. John Selden fait grand cas du programme de construction navale lancé par Alfred, mentionné dans diverses chroniques saxonnes, mais celui-ci était très probablement exagéré.
La culture populaire a elle aussi participé d’une réécriture de l’histoire pour justifier les revendications britanniques sur la mer. La célèbre chanson « Rule, Britannia ! », qui est scandée chaque année lors de la dernière soirée du festival des Proms, a été écrite au XVIIIe siècle dans le cadre d’une mascarade de cour qui dépeignait Alfred (encore une fois, de manière plutôt douteuse) comme un héros naval, censé mettre la Grande-Bretagne sur la voie de son destin maritime.
Ces idées étaient bien sûr facilement manipulables à des fins de realpolitik. Lorsque les Néerlandais ont à leur tour tenté d’interdire aux Britanniques de commercer dans l’océan Indien, les négociateurs anglais ont cité les écrits d’Hugo Grotius à leurs homologues néerlandais (parmi lesquels, ironiquement, se trouvait Grotius lui-même).
L’ouverture
Au XVIIIe siècle, ces différends ont abouti à un large accord sur les eaux territoriales en Europe (la « limite des trois milles », basée sur la portée d’un coup de canon), ainsi qu’à l’acceptation générale du principe de la liberté de la mer.
Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, avec l’expansion de l’empire britannique et la recherche agressive de nouveaux marchés, le gouvernement anglais a adopté l’idée de la liberté des mers. Bien que les dirigeants du pays n’aient pas abandonné l’idée des eaux territoriales, ceux qui interrompaient le commerce britannique, généralement au nom de leur propre souveraineté maritime, étaient qualifiés de « pirates » et souvent détruits.
Ces préoccupations ont resurgi au cours du XXᵉ siècle, à la fois en raison du développement d’armes d’une portée supérieure à trois miles et de l’importance croissante de l’accès au pétrole et aux autres ressources naturelles sous-marines.
Certains pays ont revendiqué des eaux territoriales s’étendant jusqu’à 200 miles en mer. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 (influencée, en partie, par les guerres de la morue) visait à résoudre certaines de ces questions mais plusieurs nations, dont les États-Unis, ne l’ont jamais ratifiée officiellement.
Si le différend actuel sur la pêche reprend à certains égards des arguments exprimés par le passé, il existe aussi une différence importante. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la pêche était économiquement vitale pour la Grande-Bretagne. En 2019, le secteur ne représente plus que 0,02 % de l’économie nationale. Il dépend également de la coopération avec l’Union européenne, puisque près de la moitié des prises annuelles du Royaume-Uni y sont exportées.
La position intransigeante des gouvernements britannique et français dans ce conflit peut donc sembler excessive. Elle reflète toutefois le statut symbolique permanent de la pêche et de la souveraineté maritime, un statut qui a fait l’objet de débats répétés depuis au moins le XVIIe siècle.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Richard Blakemore, Associate Professor in Social and Maritime History, University of Reading