« Environ 216 000 personnes auraient subi des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans de la part d’un membre du clergé. » Et encore : « Si l’on considère les violences perpétrées par une personne en lien avec l’Église [personnes travaillant dans les internats catholiques, s’occupant de catéchisme ou d’aumônerie ou de mouvements de jeunesse catholique, ou encore travaillant dans les établissements scolaires de l’enseignement catholique, etc. – ndlr], on aboutit à une estimation moyenne de 330 000 personnes concernées. »
Ces deux chiffres sont issus du très sérieux et très documenté rapport élaboré par l’Inserm et l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) d’environ 500 pages, titré « Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église catholique en France (1950-2020) ». Il a été remis courant septembre à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) qui a elle-même rendu son propre rapport ce mardi matin. Celui de l’Inserm lui est annexé.
La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église a été mise en place le 13 novembre 2018 par Jean-Marc Sauvé, à la demande de la Conférence des évêques de France (CEF) et de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref). Elle compte vingt et un membres, outre son président. Lors de la conférence de presse de remise du rapport de la Ciase, mardi 5 octobre au matin, son président Jean-Marc Sauvé a repris ce chiffre. « Par leur ampleur, ces nombres sont bien plus que préoccupants, ils sont accablants, ils ne peuvent en aucun cas rester sans suite », a insisté Jean-Marc Sauvé.
Ce chiffre de 216 000 victimes mineures de membres du clergé devrait à coup sûr sonner comme une déflagration pour l’Église française, d’autant que les trois autrices et l’auteur du rapport – Nathalie Bajos, directrice de recherche à l’Inserm, Julie Ancian, sociologue à l’Inserm, Axelle Valendru et Josselin Tricou, démographes à l’Inserm – le précisent : ce nombre constitue une estimation « a minima », car « nombre de personnes ne peuvent ou ne souhaitent pas évoquer de tels événements dans le cadre d’une enquête » et parce que « les nombres de violences présentées dans ce rapport ne tiennent pas compte de la situation dans les départements et régions d’outre-mer ».
Jusqu’à présent, l’Église estimait le nombre de victimes à environ 5 000 selon les résultats d’une enquête de l’École pratique des hautes études sur les archives ecclésiales. En mars dernier, Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État et président de la Ciase, évoquait 10 000 victimes. Un chiffre encore repris le 21 septembre dans un article du Monde.
La remise du rapport Sauvé était très attendue notamment par les victimes. Et de fait, celles-ci ont été mises en avant au début de la conférence de presse. Ainsi, après un très court mot d’introduction de Jean-Marc Sauvé, Alice Casagrande, membre de la Ciase, et François Devaux, victime, ont été invités à monter sur la tribune. Des extraits des auditions de la Ciase ont été lus par Alice Casagrande. Quant à François Devaux, il a pu parler sans ambages, à la tribune, d’une « terrible mécanique systémique » de l’Église, avant d’accuser celle-ci d’avoir porter le « discrédit » sur les premières alertes, pointant le pape lui-même. « Vous êtes une honte pour notre humanité », a-t-il asséné à la tribune.
Mais c’est bien les chiffres qui s’avèrent déflagratoires, bien que le document de l’Inserm ne s’y arrête évidemment pas. Un appel à témoignages a eu lieu du 3 juin 2019 au 31 octobre 2020, en association avec France Victimes, la fédération nationale d’associations de victimes. Plus de 6 000 personnes ont répondu. Plus de 2 000 victimes de violences sexuelles ont ainsi été identifiées et 1 628 ont accepté de répondre à un questionnaire plus détaillé, dont 1 448 personnes mineures au moment des faits et personnes majeures dites « vulnérables ». Les répondants majeurs au moment des violences ne sont quasiment pas pris en compte dans ce rapport, au vu de la commande.
Dans un deuxième temps, soixante-quinze entretiens ont été menés, dont quarante-cinq avec des personnes mineures au moment des faits et vingt-quatre avec des personnes dites « majeures vulnérables » à ce moment-là, parmi lesquelles dix-sept religieuses, deux séminaristes et cinq laïcs, victimes de violences sexuelles et/ou d’abus spirituels. Une partie spécifique dans le rapport est d’ailleurs consacrée à ces religieuses et séminaristes.
« Ouvrir la boîte noire ecclésiale »
L’appel à témoignages et les entretiens permettent une plongée dans ce qu’ont vécu les victimes, avec de nombreuses retranscriptions d’entretiens tout au long du rapport. Les auteurs parlent ainsi d’« ouvrir la boîte noire ecclésiale » et ont dégagé « six configurations types d’abus sur personnes mineures qui renvoient à autant de logiques institutionnelles de construction du pouvoir du clerc, et trois dispositifs d’emprise mobilisés par les abuseurs pour obtenir de leur victime obéissance ».
Quoi qu’il en soit, ce chiffre de 216 000 risque d’être discuté. Les auteurs du rapport prennent donc le soin de bien en expliciter l’origine. Une enquête dite de population générale a été menée du 25 novembre 2020 au 28 janvier 2021. 28 010 personnes de plus de 18 ans – un échantillon par quotas – ont été interrogées par Internet. Complètement anonyme, elle a reçu la validation du comité d’éthique de l’Inserm.
« En rapportant le nombre de violences commises par un membre du clergé à la population générale, on peut estimer le nombre de personnes concernées par ces agressions en France », écrivent les auteurs. Qui poursuivent : « En appliquant le pourcentage de femmes abusées avant 18 ans par un membre du clergé (0,17 %) à la population des femmes en France métropolitaine de plus de 18 ans au 1er janvier 2021 (26 933 808), on estime que 46 000 ont été confrontées à une violence sexuelle. Pour les hommes, le pourcentage de violence est de 0,69 % et celui de la population concernée de 24 469 124, soit 170 000 hommes confrontés à de telles violences. On estime ainsi qu’environ 216 000 personnes auraient subi des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans de la part d’un membre du clergé. »
« Dans l’idéal, nous aurions fait une enquête aléatoire mais, dans le temps imparti, avec les moyens donnés, notre analyse est très fine, et c’est la méthodologie la plus rigoureuse qu’on pouvait faire », nous a déclaré Nathalie Bajos lundi. « Ce chiffre, scientifiquement, n’est pas intéressant en tant que tel, tient-elle à préciser, ce qui nous intéresse, c’est l’ampleur du phénomène, ses caractéristiques et son évolution dans le temps. »
Véronique Margron, présidente de la Corref, y voyait dans tous les cas des estimations « glaçantes ». « Quelle que soit la réalité des chiffres, c’est effroyable. D’autant qu’on peut plutôt supposer qu’on est sans doute en deçà de la réalité. Il y a des phénomènes de non-déclaration dans les violences sexuelles. Nous sommes donc malheureusement sûrs que ce n’est pas moins », explique-t-elle.
L’enquête de l’Inserm comprend trois périodes différentes : 1940-1969, qui correspond à une période de relative emprise de l’Église sur la société ; 1970-1990, qui recouvre une période de déclin rapide ; et 1990 jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire une situation plus apaisée mais où l’Église tend à devenir un fait minoritaire de la société.
Sur ces trois périodes, le nombre de violences sexuelles déclarées dans l’appel à témoignages, de même que dans l’enquête de population générale, baisse. Mais, écrivent les auteurs, cette baisse est directement liée, d’une part, à la diminution du nombre de membres du clergé et, d’autre part, à la réduction du nombre de personnes ayant pratiqué dans l’enfance des activités en lien avec l’Église.
Chaque abuseur aurait agressé en moyenne 36 personnes mineures »
L’Inserm compare ces chiffres avec d’autres. La famille reste bien le premier lieu de violences sexuelles – et largement – mais ces violences au sein de l’Église catholique « sont proportionnellement plus fréquentes que celles qui surviennent dans d’autres instances de socialisation non familiales ou amicales comme l’Éducation nationale, les clubs de sport ou encore dans le cadre d’activités culturelles et artistiques ».
L’enquête Inserm insiste sur la spécificité des violences sexuelles au sein de l’Église. Parmi les premiers faits commis par des membres du clergé, 93,4 % d’entre eux sont intervenus avant l’âge de 18 ans (contre 77,3 % pour l’ensemble de la population). Ils sont commis à 93,2 % par des hommes et touchent, au contraire des violences sexuelles au sein de la famille, majoritairement des hommes.
Par ailleurs, ces violences sexuelles sont plus souvent répétées dans le temps – 35,9 % ne se sont produites qu’une seule fois contre 51,5 % des violences en population générale. Enfin, dans près de la moitié des cas, la personne avait connaissance d’autres violences perpétrées par son agresseur au sein de l’Église, soit deux fois plus souvent environ que pour les violences survenues dans d’autres cercles.
L’Inserm indique en outre que 42 % des personnes victimes ont parlé, pour un tiers au moment des faits et deux tiers plus tard. Or, parmi ces victimes, 10 % se sont adressées à quelqu’un dans l’Eglise.
Ce document tente également d’estimer la proportion d’« abuseurs » (le mot est employé par les rapporteurs – lire notre Boîte noire) au sein de la population des membres du clergé. « Une proportion de 5 % paraît plausible au regard des données recueillies par des commissions d’enquête à l’étranger », écrivent-ils. Or, sur la période 1950-2020, la France a compté 116 000 prêtres et religieux, d’après la Conférence des évêques de France, auxquels il convient d’ajouter 2 600 diacres. « On peut alors estimer que 5 900 d’entre eux auraient commis des infractions sexuelles. Si l’on rapporte cette estimation au nombre de 216 000 personnes abusées, chaque abuseur aurait agressé en moyenne 36 personnes mineures tout au long de son activité sacerdotale. »
« L’estimation est beaucoup plus élevée que celle qui ressort de l’analyse des archives qui conduit à établir entre deux et quatre le nombre de personnes agressées par un même clerc », soulignent-ils, estimant très probable qu’« un travail d’enquête à partir du dossier de la personne signalée n’a pas été mené par l’Église pour tenter de retrouver les différentes personnes qu’elle aurait pu abuser ».
De son côté, l’École publique des hautes études, qui a travaillé à partir des archives de l’Église mais aussi judiciaires, a dénombré environ 3 000 prêtres « abuseurs ». En s’en tenant à ce chiffre, la commission Sauvé estime qu’en moyenne, un prêtre pourrait avoir abusé de plus de 60 mineurs. Ces chiffres sont quoi qu’il en soit très élevés.
Les situations d’abus sexuels renvoient à des violences systémiques bien plus qu’à des “inconduites individuelles”.
L’enquête de l’Inserm
Le rapport de l’Inserm pointe particulièrement la réaction de l’Église face aux scandales de violences sexuelles en son sein. Et très particulièrement de l’Église française : « En comparaison avec les vagues de scandales qui secouent l’Église aux USA, au Canada, en Irlande, en Australie, etc., la plupart des évêques et catholiques français se rassurent en pensant que la France est épargnée. Du fait d’une bien plus faible présence des prêtres dans les institutions éducatives que dans ces pays, d’une plus forte déprise de l’Église catholique sur la société et d’une séparation stricte entre l’Église et l’État, de tels abus massifs leur semblent improbables. »
Ainsi, « tout au long des années 1980-2000, l’Église catholique de France [a] refusé le constat du caractère systémique des violences sexuelles et sexistes commises en son sein, et surtout de l’existence de routines organisationnelles de protection des agresseurs. Mieux, l’Église a plus que jamais adopté une position surplombante à l’égard des sociétés occidentales sur les questions précisément de morales sexuelles et familiales, voire de protection de l’enfance en danger comme on l’a vu lors des débats autour de “La Manif pour tous”, redoublant, ce faisant, le scandale de son refus d’introspection sur ses propres manquements ».
Et les quatre auteurs de conclure qu’il « ressort des résultats de cette recherche que les situations d’abus sexuels renvoient à des violences systémiques bien plus qu’à des “inconduites individuelles” ». Ces violences ne peuvent d’ailleurs « être simplement résolues par une sélection et une formation adaptées des candidats au sacerdoce ou à la vie religieuse ».
« Derrière ce chiffre, il y a aussi tous les mécanismes décrits dans le rapport, l’ampleur des défaillances institutionnelles avec des auteurs d’agressions qui n’ont pas été signalés et encore moins poursuivis, confirme sœur Véronique Margron. C’est de l’ordre de l’impensable de se dire qu’une Église qui est là pour témoigner de l’Évangile, attentif aux plus petits, a été le lieu de la mort physique, morale, affective ou psychique de tant de vies. »
La religieuse espère « que le choc moral sera à la hauteur de la catastrophe et que cela obligera l’Église à reconnaître tout cela ». Il est temps aussi, selon elle, « de penser la réparation de l’irréparable ». La question des réparations risque en effet d’être un enjeu central pour l’Église après la remise du rapport Sauvé.
Mais l’institution pourrait bien être bousculée plus fortement encore car une autre cause de la spécificité des violences sexuelles dans l’Église est pointée : le fait que l’institution « revendique encore ouvertement la domination masculine et l’[inscrive] dans sa culture et dans ses structures » : « Tant qu’elle refusera de renoncer au monopole masculin du pouvoir et à sa métaphorisation paternelle […] le risque de violence sexuelle au sein de l’Église catholique restera d’actualité », affirme le rapport de l’Inserm.
C’est loin d’être gagné. Le 22 juillet dernier, le collectif de femmes « Toutes apôtres ! » a écrit une lettre à la Conférence des évêques de France réclamant la constitution d’une commission indépendante sur la situation des femmes dans l’Église. Ce collectif né il y a un an réclame la possibilité pour les femmes « d’accéder aux différents ministères ordonnés et de prendre part à la gouvernance de nos paroisses, de nos diocèses comme au Vatican ». Sept semaines auparavant, le pape confirmait que les ordinations de femmes étaient passibles d’excommunication.
Durant sa conférence de presse, Jean-Marc Sauvé n’a pas été aussi loin, reconnaissant toutefois que la « sacralisation excessive du prêtre, son identification au Christ, est un problème », et estimant qu’« une conception excessivement taboue de la sexualité est susceptible de constituer des points aveugles sur des agissements graves ».
La Conférence des évêques de France et la Conférence des religieux et religieuses de France tiennent leurs assemblées générales en novembre et devraient se saisir des 45 recommandations émises par la Ciase. Celle-ci estime par exemple qu’il faut revoir la gouvernance de l’Église, trouver de nouveaux équilibres entre la verticalité et l’horizontalité, que le secret de la confession ne peut pas être opposé à l’obligation de dénoncer des atteintes sur des mineurs, ou encore que la procédure pénale canonique pourrait être ouverte aux victimes, grandes absentes de ce procès.
Devant la presse, mardi, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la CEF, a demandé « pardon » aux victimes, évoquant son effroi. Il a également annoncé que des actions étaient d’ores et déjà à l’œuvre, parlant notamment de la réforme pénale canonique en cours... Une réponse qui reste bien pâle à cette heure face à l’électrochoc.
Christophe Gueugneau et David Perrotin
Sauf mention contraire, les citations de cet article sont tirées du rapport intitulé « Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église catholique en France (1950-2020) », rédigé par les chercheuses Nathalie Bajos, Julie Ancian, Axelle Valendru et le chercheur Josselin Tricou.
Depuis mars 2016, Mediapart a publié de nombreuses enquêtes sur les violences sexuelles dans l’Église : notre dossier complet est à retrouver ici.
Longtemps, nous avons employé le terme de « pédophilie », tel qu’il était couramment utilisé par la quasi-totalité de nos interlocuteurs sur le sujet. Aujourd’hui, nous préférons les termes, plus justes et plus précis, de « pédocriminalité » ou de « violences sexuelles ».
Nous évitons également de parler d’« abus sexuels » – une expression certes courante mais qui, mal employée, tend à minimiser les faits dont il est question. Cette notion est par ailleurs inexistante dans le droit français. En revanche, les atteintes sexuelles, le harcèlement sexuel, l’agression sexuelle ou le viol y figurent – et toutes ces infractions peuvent être regroupées sous le vocable de violences sexuelles.
L’enquête de l’Inserm évoquée dans cet article utilise les deux expressions – abus sexuels et violences sexuelles – et s’en explique : en résumé, les violences décriraient les faits quand l’abus pointerait le contexte. « Parce que ces violences sexuelles prennent place dans un cadre relationnel établi, dans lequel une personne, en situation de pouvoir institutionnalisé par rapport à une autre, abuse de ce pouvoir en l’étendant au champ sexuel, nous adoptons dans ce rapport l’expression abus sexuel lorsque nous traitons spécifiquement du contexte relationnel dans lequel les violences sexuelles sont commises », écrivent les autrices et l’auteur du travail remis à la Ciase.