Femmes de la MMM lors des manifestations du 8 mars 2020 aux Philippines
À Bulacan, une province de la région Luzón Central, aux Philippines, Myles Sanchez et d’autres survivantes ont mis en place un programme communautaire avec l’aide de la Coalition Contre la Traite des Femmes (Coalition Against Trafficking in Women – CATW). Dans cet espace, les femmes qui ont survécu à la prostitution ont fondé un sanctuaire loin de la violence qui hante leur vie et où leurs enfants peuvent étudier, apprendre un métier et avoir le soutien dont ils ont besoin pour construire leur propre autonomie, non seulement économique, mais aussi politique. Les survivantes utilisent ce qu’elles ont appris dans leur propre processus pour aider et s’organiser avec d’autres femmes. Elles aident celles qu’elles appellent sœurs dans les cas de violence et offrent un soutien juridique pour faire sortir les femmes de prison en cas de besoin.
La CATW-AP (la division de la coalition dans la région Asie-Pacifique) est un réseau international d’organisations et de groupes féministes qui combattent la violence sexuelle et domestique, en particulier la prostitution subie par les femmes du monde entier. Aux Philippines, la coalition fait partie de la Coordination Nationale de la Marche Mondiale des Femmes. Lancé en 1988 à New York, aux États-Unis, lors de la première Conférence Mondiale Contre la Traite des Femmes, le réseau vise à attirer l’attention et à prendre en charge les femmes et les filles victimes de la traite des êtres humains, de la prostitution, de la pornographie, du tourisme sexuel et de la vente de femmes pour le mariage par le biais de campagnes et d’actions politiques. Les survivantes et les victimes survivantes – sont ainsi appelées, respectivement, les femmes et les filles qui ont réussi à échapper à cette réalité et celles qui dépendent encore de la prostitution. Elles sont assistées par CATW et participent à des programmes de formation, de renforcement des capacités et de développement organisationnel, d’autonomisation, de plaidoyer politique et de recherche, et de documentation.
Pour produire cet article, Capire a parlé avec Myles Sanchez, une survivante de la prostitution aux Philippines, et avec Jean Enriquez, directrice exécutive de CATW-AP. « Nos campagnes traitent non seulement des violences sexuelles de toutes sortes, mais aussi de l’économie, de la mondialisation, de la militarisation et d’autres politiques. Nous associons sans équivoque l’idée de marchandisation de la vie et la marchandisation du corps des femmes », explique Jean à propos du travail de CATW-AP.
« Quand je me guéris, je peux aider d’autres survivantes. Nous nous donnons les moyens de devenir des leaders. Pour nous, être une leader ne signifie pas être une personne de la politique institutionnelle. Pour nous, cela signifie agir comme un modèle pour encourager les autres. Nous sommes des leaders qui guident et nous sommes des modèles pour montrer qu’il est possible d’avoir des transformations positives dans nos vies », explique Myles. Elle considère que l’une des choses les plus importantes dans le travail avec les victimes survivantes est de les écouter et écouter leurs histoires. C’est en écoutant ces femmes et en comprenant leurs réalités que les dirigeantes sont en mesure de discuter de l’autonomie et de la lutte contre la prostitution et les autres types de violence auxquels ces femmes sont soumises.
La méthodologie de travail avec les victimes survivantes est également ce qui motive l’action autour des revendications politiques. C’est à partir de ces histoires et de ces récits d’expériences qu’elles sont en mesure d’accumuler et de développer des connaissances et une vision sur les pièges qui mènent les femmes à la prostitution. Du point de vue de Myles, qui se répercute dans les histoires de nombreuses autres victimes survivantes du monde entier, le fait qu’elle ait été abusée sexuellement par son propre père dans son enfance, ayant vu sa mère se marier de force après avoir été violée par lui et bien d’autres situations ont conduit sa vie dans cette voie.
Myles explique qu’elle « n’a jamais voulu être dans la prostitution ». « Aucune de nous ne veut être touchée par tant d’hommes que nous ne connaissons pas. J’ai été emmenée à la maison de prostitution par un soldat quand je m’occupais de mes frères. Mes sœurs de l’organisation ont également été violées par des employeurs lorsqu’elles étaient domestiques. Aucun d’entre elles ne rêvait de se prostituer, mais beaucoup de choses se sont passées jusqu’à ce que nous arrivions dans cette situation. » De leur point de vue, la prostitution n’est pas seulement quelque chose à affronter, mais l’une des violences contre les femmes qui est à la base de leurs luttes.
Écouter les victimes survivantes c’est aussi construire l’agenda politique de l’organisation. En ce qui concerne les termes utilisés pour nommer la prostitution aujourd’hui, l’organisation est catégorique : il n’y a pas de « travail du sexe » ou de « travailleuses du sexe. » Ces noms deviennent hégémoniques dans certains endroits, mais ils ne proviennent pas de l’expérience ou du vocabulaire de ces femmes, explique Jean à propos de ses expériences aux Philippines. « En général, nous entendons ces termes entre les bailleurs de fonds et les membres de l’académie. Historiquement, les mouvements féministes parlent de la violence contre les femmes comme une forme de violation de leurs droits, mais il est important de comprendre que dans le cas de la violence contre les femmes, il y a ceux qui commettent des violences et il y a les victimes. C’est pourquoi le terme ‘victime’ est très valable. »
Le terme « survivante » a été inclus parce que ces femmes ne restent pas des victimes. Quand elles se battent ou utilisent des stratégies pour survivre, elles deviennent des survivantes. C’est là qu’elles commencent à retrouver une certaine autonomie sur leur propre vie. « Nous nous occupons du processus de renforcement, de guérison et de récupération. Récupération de la vie, récupération des rêves et des aspirations. La plupart parviennent à entrer dans l’éducation formelle, certaines deviennent enseignantes, d’autres ont le désir de devenir des assistantes sociales. Mais presque toutes deviennent des militantes qui font maintenant partie de quelque chose qui a non seulement transformé leur propre vie, mais qui transforme aussi la société », explique Jean.
Les survivantes travaillant dans le programme communautaire et avec CATW-AP sont totalement contre la légalisation de la prostitution. Myles déclare : « pour nous, les groupes qui défendent la légalisation veulent que les femmes soient maltraitées et violées. » Beaucoup de gens qui discutent de la légalisation sont issus du milieu universitaire, avec des idées postmodernes et post-structuralistes, et parlent de la prostitution comme s’il s’agissait d’une question d’identité sexuelle. » Jean explique que ce récit « vient souvent d’une idée très patriarcale ». « De la même manière, nous sommes très critiques envers les hommes qui banalisent l’expérience des femmes en matière de violence sexuelle. Ils essaient de définir la prostitution pour les femmes qui vivent cette réalité. » Cette perspective est renforcée par la glamourisation de la prostitution, menée par le néolibéralisme.
En plus des gens du milieu universitaire, les bailleurs de fonds de l’extérieur des Philippines dictent également le discours et de nombreuses organisations non gouvernementales (ONGs) ne survivent que grâce à des agences de financement dont le point de vue vient des idées libérales. C’est un processus marqué par les inégalités entre le Nord et le Sud et par le colonialisme qui promeut l’idéologie selon laquelle les femmes sont libres de choisir la prostitution, sans reconnaître que la vie de ces femmes ne pourrait pas être plus difficile, devant être avec des hommes quand elles ne veulent pas et ne pas avoir les moyens de s’occuper de leurs familles.
Comprendre la vie, l’histoire, les expériences et les besoins de ces femmes est l’un des moyens d’articuler une voie pour sortir de la prostitution. Il est important de s’attaquer aux racines du problème de toutes les formes de violence auxquelles les femmes sont confrontées et qui sont patriarcales, et aussi, dans le cas de la prostitution, capitalistes, dans le sens de l’idée et de la pratique néolibérale selon laquelle toutes choses peuvent devenir des marchandises, y compris les êtres humains. Les femmes veulent de vrais emplois, pas de la prostitution, et le mouvement des travailleurs et travailleuses des Philippines l’a compris.
« Nous sommes satisfaites de la façon dont nous gagnons notre argent aujourd’hui, avec notre programme écologique et féministe de subsistance du commerce équitable. Nous qui avons déjà été jugées. Dans le passé, quand nous voyions des avocats et des policiers, nous étions gênées. Maintenant, nous parlons devant eux. Nous parlons de nos droits. C’est à nous qu’il faut s’adresser pour connaître la situation réelle de la prostitution. Je vais à la télévision et je dis que je n’ai jamais rêvé de tomber dans la prostitution, je rêvais d’avoir une bonne vie », nous dit Myles. Dans la lutte pour l’autonomie, les victimes survivantes conviennent que la prostitution n’est pas un vrai travail, et elles se réunissent pour approuver une loi contre la prostitution qui ne les considère pas comme des criminelles, comme c’est le cas aujourd’hui, mais comme des victimes survivantes pour lesquelles des programmes de soutien doivent être formulés. Les vrais criminels sont ceux qui font le proxénétisme et ceux qui paient. « Nous voulons avoir des communautés libres, comme celle que nous avons organisée avec l’aide de CATW-AP. »
Le mouvement exige une loi contre la prostitution et qui renforce les sanctions contre ceux qui paient. Comme l’affirme Jean, « notre analyse est que les principaux agents de violence à l’égard des femmes sont ceux qui utilisent le corps des femmes ». La loi dans le pays aujourd’hui punit ceux qui trafiquent et ceux qui font du proxénétisme, mais ne responsabilise pas ceux qui paient – une perspective qui ignore le problème du patriarcat, selon Jean. Le capitalisme ne concerne que le profit dans le système de prostitution. Mais l’idée que le consentement d’une femme peut être acheté et qu’un homme a le droit d’acheter le corps d’une femme est une relation patriarcale. C’est pourquoi les survivantes aux Philippines veulent l’adoption de la loi contre la prostitution qui clarifie ce combat en tant que politique publique.
Un autre problème majeur auquel sont confrontées les victimes survivantes est la consommation de drogues. « J’ai été forcée de consommer de la drogue parce que la drogue anesthésie. Elle anesthésie pour ce que le client va faire avec nous », dit Myles. Les femmes sont poussées à consommer de la drogue par des trafiquants qui les endettent constamment envers les trafiquants eux-mêmes et avec les proxénètes, et les rendent encore plus victimes du système qui profite de leur vie.
La consommation de drogues illicites aux Philippines est inférieure à la moyenne mondiale. Cependant, Rodrigo Duterte, le président de droite populiste, conservateur et autoritaire, qui assume les plus hautes fonctions du pays depuis 2016, mène une guerre contre la drogue avec l’aide de la Police Nationale qui a déjà entraîné la mort de cinq à vingt mille Philippins, principalement des pauvres des centres urbains (les chiffres divergent entre l’information gouvernementale et les groupes de la société civile). Ces décès ont augmenté de plus de 50 % au cours des premiers mois de la pandémie.
De plus en plus, les femmes qui se prostituent sont utilisées par la police pour apporter de la drogue à ceux qui paient. Elles sont obligées de consommer et beaucoup finissent en prison. Certaines sont accusées non seulement d’utiliser, mais aussi de vendre des narcotiques. En outre, Myles a déclaré à Capire que depuis l’arrivée de Duterte au pouvoir, de nombreuses victimes survivantes ont été violées par la police en échange de la vie et de la liberté de leurs partenaires, qui sont blâmés, même sans preuve, dans cette guerre contre la drogue. « Les femmes prostituées sont particulièrement ciblées. Bulacan, où Myles vit aujourd’hui, est en fait une région vers où se dirigent les femmes pauvres des centres urbains. Depuis 2016, la région a enregistré l’un des taux de meurtres les plus élevés du pays. Au moins 210 femmes du CATW-AP ont vu des membres de leur famille être tués par la police », explique Jean.
Sur les femmes et Duterte, Myles nous a dit que « certaines de nos compagnes ont soutenu Duterte, mais après son arrivée à la présidence, des membres de leur famille ont été tués et elles ont réalisé à quel point il est mauvais. Il attaque ceux qui le critiquent, il banalise le viol. Pour nous, survivantes de viol, il est très douloureux d’entendre tous les discours de Duterte normalisant le viol, arborant l’agression de sa domestique et tous les commentaires sexuels contre les femmes ». Pour elle et pour toutes les femmes organisées au sein de CATW-AP, sans les groupes féministes, elles ne savent pas comment elles seraient en ce moment. « Nous en sommes très reconnaissantes. C’est grâce à ces femmes et à leurs expériences que nous savons résister et nous battre ».