La CIA et la présidence américaine ont envisagé, en 2017, de kidnapper, voire d’exécuter le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, en représailles contre la publication de documents détaillant les outils d’espionnage de l’agence américaine, rapporte dimanche 26 septembre Yahoo News.
La CIA aurait ainsi envisagé de « pénétrer dans l’ambassade, d’en sortir Assange et de l’emmener où [elle] vou[drait] », indique un ancien membre de l’agence au site d’information. L’hypothèse d’assassiner Julian Assange, elle, aurait été avancée par Donald Trump lui-même lors d’une réunion. Le président aurait demandé que différentes options soient étudiées.
Aucun de ces plans n’a finalement été exécuté, pour des raisons légales et diplomatiques. Il n’en demeure pas moins que l’enquête de Yahoo !, qui se base sur les témoignages d’une trentaine d’anciens fonctionnaires américains, apporte de nouveaux éléments qui devraient être repris par la défense de Julian Assange, dont le procès en appel en vue de son extradition vers les États-Unis doit se tenir à Londres dans tout juste un mois.
Le récit particulièrement détaillé livré par le site d’actualités confirme en effet plusieurs éléments avancés par les avocats du fondateur et ex-rédacteur en chef de WikiLeaks, comme le caractère politique des poursuites engagées contre lui.
Lors de son procès en vue de son extradition, qui s’était tenu aux mois de février puis de septembre 2020, la défense de Julian Assange avait affirmé à plusieurs reprises que la décision d’enclencher la procédure était le fruit d’une décision politique personnelle de Donald Trump visant à le faire taire.
Cette thèse avait déjà été évoquée par plusieurs articles de presse cités par la défense lors de l’audience, ainsi que par plusieurs témoins. Les avocats évoquaient également la temporalité de la procédure, qui a semblé être mise en suspens durant le mandat de Barack Obama pour connaître une brusque accélération quelques mois après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2017.
L’enquête de Yahoo ! confirme en partie ce scénario et donne même plus de détails. Plusieurs sources attestent en effet que l’administration Obama avait mis, dans un premier temps, un veto à l’ouverture d’une procédure contre WikiLeaks et même au placement sous surveillance de ses membres, en raison des risques d’accusation de violation de la liberté de la presse.
Mais, au fil des années, la position de la présidence va évoluer. Tout d’abord, les services de renseignement n’ont pas apprécié le rôle joué par WikiLeaks à l’été 2013 dans la fuite d’Edward Snowden vers la Russie. Bloqué à Hong Kong alors qu’il venait de dévoiler son identité au monde entier, le lanceur d’alerte avait été rejoint par la journaliste de l’organisation Sarah Harrison, qui l’avait aidé à quitter le pays.
Sujet de la présidentielle
À partir de cet épisode, explique Yahoo !, les services de renseignement américains vont mener auprès de la Maison Blanche une opération de lobbying visant à redéfinir le statut de WikiLeaks, afin de lui nier le bénéfice du Premier amendement de la Constitution américaine protégeant la liberté de la presse. Au sein de la CIA, une « équipe WikiLeaks » est alors mise en place pour s’occuper du sujet.
Pourtant, la présidence continuera, jusqu’à la fin du mandat de Barack Obama, à refuser d’inculper officiellement Julian Assange. Une première bascule a lieu à l’été 2016, lorsque WikiLeaks s’invite dans la campagne présidentielle en publiant les « DNC Leaks », une série de révélations tirées de mails piratés du parti démocrate particulièrement embarrassantes pour sa candidate Hillary Clinton.
Ces documents avaient été piratés par un groupe de hackers appelé « Guccifer 2.0 », derrière lequel se dissimulaient en réalité les services de renseignement russes du GRU, comme l’ont affirmé par la suite plusieurs enquêtes menées par les services américains. À partir de ce moment, au sein de la CIA, la question de savoir si WikiLeaks et ses membres doivent faire l’objet de mesures de surveillance fait l’objet de « zéro débat », témoigne une des sources de Yahoo !.
Après l’élection présidentielle, Julian Assange aurait pu espérer bénéficier de l’indulgence de Donald Trump, premier bénéficiaire des « DNC Leaks » et qui avait déclaré, durant la campagne : « I love WikiLeaks ». Mais de nouvelles révélations de l’organisation, publiées quelques semaines après l’installation de la nouvelle présidence, ont eu un effet déflagrant et provoqué un basculement dans le traitement de l’organisation par les services américains.
À partir du 7 mars 2017, WikiLeaks débute la publication de la série « Vault 7 », en partenariat avec plusieurs médias du monde entier, dont Mediapart et Libération pour la France. Celle-ci dévoilait une bonne partie des « outils » numériques utilisés par la CIA pour mener ses opérations de cyberespionnage et d’intrusion informatique. Durant plusieurs mois, l’agence a ainsi vu s’étaler dans la presse ses méthodes et ses logiciels les plus secrets.
La publication de Vault 7 « a touché le cœur de l’agence » qui, jusqu’à présent, « riait de WikiLeaks », se moquant même des déboires du département d’État et du Pentagone, témoigne auprès de Yahoo ! un ancien membre de la CIA. Selon le site d’information, le nouveau patron de l’agence, Mike Pompeo, avait même peur d’évoquer le sujet avec Donald Trump, craignant sa colère.
Une surveillance renforcée
Cette publication a conduit à la naissance d’un « tout nouvel état d’esprit au sein de l’administration, repensant la manière de voir WikiLeaks comme un acteur conflictuel », explique à Yahoo ! William Evanina, un ancien responsable de la sécurité intérieure sous la présidence de Donald Trump. « C’était nouveau et rafraîchissant pour la communauté du renseignement et pour la communauté des forces de l’ordre. » À partir de ce moment, les dernières nouvelles sur la situation de Julian Assange ont été intégrées dans le compte-rendu quotidien top secret transmis par les services de renseignement au président Trump.
Si la décision de s’en prendre directement à Julian Assange et à ses collaborateurs ne fait désormais plus l’objet d’aucun doute, il reste certains obstacles juridiques. Normalement, les opérations secrètes menées hors du sol américain doivent en effet être autorisées par le président américain et les commissions du renseignement du Sénat et de la Chambre des représentants.
Mais la CIA dispose de la possibilité de mener ses propres actions, sans même en informer le président, en cas de « contre-espionnage offensif ». La question d’une éventuelle collusion entre WikiLeaks et les services russes a donc été au cœur des discussions. « Il y a eu beaucoup de débats sur [cette question] : est-ce qu’ils agissent en tant qu’agents russes ? », indique à Yahoo ! une des sources. Pour contourner le problème, l’idée a été avancée de les traiter comme un service de renseignement indépendant, hostile aux États-Unis et travaillant pour le compte de la Russie.
Le projet d’assassinat de Julian Assange évoqué par Donald Trump n’aurait, lui, jamais été pris au sérieux. « C’était juste Trump faisant du Trump », résume une source de Yahoo !
C’est ainsi que le 13 avril 2017, dans l’une de ses premières interventions publiques, Mike Pompeo fait une déclaration remarquée par de nombreux observateurs dans laquelle il qualifiait WikiLeaks de « service de renseignement non étatique hostile, souvent encouragé par des acteurs étatiques comme la Russie ». « Cette phrase a été choisie délibérément et reflétait la vision de l’administration », indique à Yahoo ! un ancien membre de l’équipe présidentielle.
Peu après cette sortie, le nouveau directeur de la CIA met en place un groupe de travail composé d’officiers chargés de réfléchir à toutes les options envisageables. « Il a dit : “Rien n’est hors des limites, ne vous censurez pas. J’attends de vous des idées opérationnelles. Je m’occuperai des juristes de Washington” », témoigne une des sources de Yahoo !.
Ces nouvelles directives ont conduit à un « doublement des efforts » de surveillance de WikiLeaks et de ses membres, se souvient William Evanina. L’agence a notamment cherché à récolter un maximum d’informations sur les personnes travaillant sur Vault 7, une tâche difficile, précise une des sources, car ce sont « des gens super-paranoïaques », utilisant notamment des outils de chiffrement de leurs données.
L’agence est parvenue à mettre en place une surveillance relativement efficace des membres de WikiLeaks et de leurs alliés. À partir du milieu de l’année 2017, elle savait « ce que ces individus disaient et à qui ils le disaient, où ils se voyaient et où ils seraient à une date et une heure données, et sur quelles plateformes ces individus communiquaient ».
Le changement de statut de WikiLeaks et la stratégie de « contre-espionnage offensif » ont fait passer l’organisation de « cible de collecte » à « cible de perturbation »,et différents plans ont commencé à être évoqués visant à la déstabiliser : « paralyser son infrastructure numérique, perturber ses communications, provoquer des disputes internes […] et voler les appareils électroniques des membres de WikiLeaks », ont confirmé à Yahoo ! trois anciens responsables.
Cette surveillance renforcée a également conduit à la mise en place de « l’opération hôtel », au cours de laquelle une société espagnole, UC Global, assurant la sécurité de l’ambassade équatorienne de Londres où était réfugié Julian Assange, a travaillé en sous-main pour les États-Unis. À partir de la fin d’année 2017 et durant plusieurs mois, ses agents ont ainsi truffé de micros et de caméras l’appartement dans lequel vivait le fondateur de WikiLeaks, espionné ses conversations avec ses visiteurs, dont ses avocats, et fouillé dans les appareils numériques de ses visiteurs.
Ce dispositif a permis aux autorités américaines d’être averties de plusieurs tentatives de fuite de Julian Assange. Le 15 décembre 2017, UC Global les informe ainsi que l’Équateur avait accordé un statut de diplomate à Julian Assange dans l’espoir de le transférer ensuite son ambassade à Moscou. Le fondateur de WikiLeaks a refusé ce plan. Quelques jours plus tard, le 21 décembre, un autre stratagème est imaginé : faire sortir secrètement Julian Assange de l’ambassade pour l’envoyer dans un pays tiers. Mais ce projet a été annulé après que des proches de WikiLeaks ont appris que les États-Unis en avaient eu vent.
Sous-traitance britannique
Ces tentatives de fuites ont été prises très au sérieux par les autorités américaines. La Maison Blanche a alors envisagé plusieurs scénarios pour mettre en échec une telle opération sur le sol britannique, par exemple en fonçant dans le véhicule devant l’emmener à l’aéroport avec une autre voiture ou en tirant dans ses pneus. Les services britanniques auraient même accepté d’assurer la sous-traitance de l’attaque. Plusieurs membres de l’équipe présidentielle ont tenté de dissuader Donald Trump d’approuver une telle opération. « Nous lui avons dit que ce ne serait pas joli », témoigne l’un d’eux auprès de Yahoo !.
Ces nouvelles révélations risquent d’être au centre du procès en appel en vue de l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis qui doit se tenir les 27 et 28 octobre à Londres
Le projet d’enlèvement a suscité le même type de résistance, notamment de la part de juristes de la Maison Blanche et de certains membres de la CIA qui ont pu le qualifier de « ridicule ». Il aurait en effet nécessité de mener une opération sur le sol britannique, de violer l’autorité équatorienne sur son ambassade pour emmener de force un citoyen australien. « Ce n’est pas la Pakistan ou l’Égypte », aurait notamment objecté un responsable.
Le projet d’assassinat de Julian Assange évoqué par Donald Trump n’aurait, lui, jamais été pris au sérieux. « C’était juste Trump faisant du Trump », résume une source de Yahoo !. Interrogé par le site d’information, l’ex-président a fermement démenti avoir évoqué cette question, affirmant : « C’est totalement faux, ça n’est jamais arrivé. »
Ces nouvelles révélations risquent d’être au centre du procès en appel en vue de l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis qui doit se tenir les 27 et 28 octobre à Londres. La justice américaine souhaite le juger pour son rôle en tant que rédacteur en chef de WikiLeaks dans la diffusion de plusieurs séries de documents classés secrets, dont ceux fournis en 2010 par Chelsea Manning et détaillant les exactions de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Visé par dix-huit charges, dont des violations de l’Espionnage Act, il risque 175 années de prison.
Le lundi 4 janvier, la justice britannique avait rejeté en première instance cette demande d’extradition en raison de l’état de santé mentale du fondateur de WikiLeaks, incompatible avec les conditions de détention qui l’attendent dans l’une des prisons de haute sécurité où il serait détenu aux États-Unis, dans des conditions particulièrement strictes.
Jérôme Hourdeaux