Le psychodrame sur les contrats de sous-marins rompus par l’Australie ne peut se comprendre sans le sous-jacent économique de cette affaire. Car la fureur des autorités représente davantage qu’une question d’atteinte à l’honneur ou à la grandeur de la France. C’est aussi le désastre achevé d’une stratégie industrielle adoptée depuis longtemps par les gouvernements successifs.
Car, pendant plus d’un demi-siècle, le secteur de l’armement est apparu comme une pépite au sein de la triste histoire de la chute industrielle de la France. On y maintenait des parts de marché et les commandes signées étaient suffisamment impressionnantes pour redorer le blason d’un commerce extérieur en déficit permanent depuis 2004. Comme ces « marchés » sont principalement le fruit d’accords entre gouvernements, les dirigeants pouvaient donner l’illusion d’être les grands défenseurs de l’industrie française et des emplois qui vont avec.
Mais ce secteur était comme une drogue pour l’économie française. Un substitut de grandeur industrielle qui donnait une illusion de succès dans un environnement désastreux. Et comme une vraie drogue, elle a fini par ronger le pays et devenir nuisible. Elle a modifié la réalité au point que, désormais, on pense qu’elle est devenue indispensable. Lorsque survient le manque, il occupe toute la surface médiatique.
Mais les emplois menacés dans le Cotentin par la fin du contrat australien, dont on s’émeut aujourd’hui à juste titre, ne sont qu’une partie d’une histoire plus grande. Depuis quarante ans, la France a perdu des pans entiers de son industrie, dans l’indifférence, voire sous les applaudissements des dirigeants soucieux de « l’adaptation » du pays ou de sa « modernisation ». Pendant ce temps, pourtant, l’industrie de la défense et de l’armement a, elle, bénéficié d’un très fort soutien public financier et diplomatique.
L’argument avancé était que, à la différence des autres industries soumises à la loi « naturelle » du marché, l’armement permettait de soutenir la grandeur économique française. En 2013, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense de François Hollande, affirmait qu’il était un élément clé de la « politique de compétitivité » du pays qui « suscite et accompagne l’innovation industrielle et technologique ».
L’économiste Claude Serfati, auteur en 2017 aux éditions Amsterdam du livre Le Militaire – Une histoire française, un ouvrage sur la place de l’armée dans notre pays, explique ce choix par l’héritage du gaullisme. « Le tournant du gaullisme a considéré que la grandeur du pays reposait sur une combinaison entre la puissance militaire et la puissance économique », souligne-t-il. Et ce tournant est resté ancré dans la classe dirigeante. D’où le récit avancé par Jean-Yves Le Drian.
La spécialisation des biens d’équipement pour les besoins de la production d’armes et de l’aéronautique se paie au prix fort.
Claude Serfati, économiste
Mais la réalité est fort différente. Un constat empirique simple viendrait le prouver : pendant que la France soutenait à bout de bras ce secteur, l’industrie française n’a cessé de perdre des parts de marché et de détruire des emplois. Le solde commercial positif du secteur en 2019 n’était que de 5 milliards d’euros face à un déficit de 79 milliards d’euros. L’effet d’entraînement de l’industrie militaire est donc douteux. On a plutôt une sorte de vitrine trompeuse que l’on entretient avec soin, mais derrière laquelle il n’y a rien.
Claude Serfati a mené l’enquête de plus près dans un article publié dans la revue Les Possibles en juin 2020 [1]. Il en conclut qu’il existe un très faible effet d’entraînement du secteur de la défense sur les autres secteurs industriels. Le seul à profiter réellement de cet effet est l’industrie aéronautique qui, par ailleurs, est l’autre « fleuron », avec les chantiers navals, de l’industrie exportatrice française. Or, souligne l’économiste, les spécificités de l’industrie de défense et de celle de l’aéronautique contribuent à une spécialisation qui n’a aucun effet positif global sur l’industrie. Par exemple, les producteurs de machines-outils de l’aéronautique ne sont guère capables, compte tenu de leurs contraintes, de se développer dans d’autres secteurs.
« La spécialisation des biens d’équipement pour les besoins de la production d’armes et de l’aéronautique se paie au prix fort », conclut ainsi Claude Serfati. Dans la division internationale du travail, la part de la France s’est ainsi réduite à la mesure de cette spécialisation tandis que les entreprises présentes en France dans d’autres secteurs devaient avoir recours à des importations, par exemple de machines-outils, pour assurer leur production. En parallèle, la « politique industrielle » délaissait les secteurs industriels au nom de la modernité et se concentrait sur l’industrie de la défense. Derrière les fanfaronnades du Quai d’Orsay ou de la Rue Saint-Dominique, il y avait bien un façonnage économique du désastre commercial français par l’obsession militaire.
Évidemment, la dépense militaire, comme toute dépense publique, a un « effet multiplicateur », comme Keynes l’a mis en évidence. Ce dernier avait d’ailleurs pris une image saisissante : plutôt que de ne rien faire, l’État ferait mieux pour l’emploi de faire creuser des trous et de les reboucher. Mais Keynes n’appelait pas à cette politique absurde, il a même toujours recherché la dépense publique optimale, celle qui correspondait à l’utilité maximale. Or, de ce point de vue, l’armement n’est pas très bien placé.
Selon Claude Serfati, qui a tenté de mesurer cet effet multiplicateur, il se situe à 1,2 en ce qui concerne les emplois directs. Autrement dit, un euro placé dans la défense rapporte 20 centimes à l’économie. C’est très faible : la santé ou les énergies « vertes » affichent un multiplicateur de 1,5 ; l’éducation de 2,4. En d’autres termes : les investissements dans la défense sont fort peu rentables pour le reste de l’économie.
La France s’est spécialisée dans la spécialisation.
Il faut cependant évoquer un autre mythe, celui de l’entraînement technologique des dépenses militaires. Il est souvent mis en avant, en s’appuyant sur l’exemple d’Internet, technologie développée d’abord par les forces armées états-uniennes. Claude Serfati n’a pas de mots assez durs contre ce récit « caricatural » qui affirme qu’Internet n’aurait jamais existé sans les militaires : « Je ne conteste évidemment pas que les travaux initiaux aient été effectués à la demande des – et financés par – les militaires. En revanche, les évolutions qui ont conduit à Internet tel que nous le connaissons ont été largement l’œuvre des communautés scientifiques académiques (et pas seulement aux États-Unis) et d’entreprises commerciales. » De toute façon, cette discussion porte sur les années 1950-1970. Tout le monde reconnaît qu’aujourd’hui, le secteur civil est le moteur de l’innovation.
Mais il y a un autre élément à souligner : c’est que la France s’est spécialisée dans la spécialisation. L’offre française de défense est très étroite – et c’est bien pour cela que la perte d’un marché de sous-marins met en danger un site de production – et ne permet certainement pas de financer des recherches aussi vastes et ambitieuses que celles du complexe militaro-industriel états-unien des années 1960. On retrouve le problème déjà évoqué : l’industrie française de la défense est trop spécialisée pour avoir un impact économique constant. D’ailleurs, si ce n’était pas le cas, les innovations militaires auraient déjà permis la fameuse montée en gamme industrielle qui se fait attendre depuis quarante ans en France…
On fait donc mine de croire que la préservation des emplois de la défense est cruciale. Mais elle ne l’est que parce que cette préservation même s’est faite au prix des immenses pertes d’emplois dans l’industrie que notre pays a connues et qui n’avaient pas, certes, le même poids médiatique et politique. Et c’est ici que le piège se referme. La politique industrielle française, enfermée dans sa logique vaniteuse de « grandeur », est devenue dépendante d’un secteur de l’armement lui-même désormais soumis à un nouveau contexte géopolitique.
Car à mesure que le reste de l’industrie se délite, ce secteur pèse désormais un poids non négligeable et peut jouer la petite musique du chantage à l’emploi pour obtenir le soutien gouvernemental et celui de l’opinion. Selon Claude Serfati, l’industrie de la défense emploie 3,5 % des salariés de l’industrie manufacturière et réalise 6,5 % du chiffre d’affaires de ce même ensemble. Or, comme le souligne l’économiste Benjamin Bürbaumer, auteur de l’ouvrage Le Souverain et le Marché (Amsterdam, 2020) [2], « cette spécialisation économique a aussi enfermé la France dans une posture de grande puissance où elle aime se placer, mais elle est désormais prise au piège de cette priorité ».
Et ce piège se referme. Il ne devient plus possible économiquement, et encore moins politiquement, de perdre pied dans ce secteur. D’où une fuite en avant inquiétante. Les ministres deviennent des VRP de l’industrie de la défense qui absorbe des ressources considérables. 23 % de l’ensemble des dépenses de recherche et développement en France sont engloutis par ce secteur. La France ressemble ainsi de plus en plus à ces pays d’opérette où l’armée est le seul secteur économique prospère dans une économie par ailleurs dévastée.
La fragilité économique sous-jacente finit par fragiliser le secteur de la défense lui-même.
Sauf que la fragilité économique sous-jacente finit par fragiliser le secteur de la défense lui-même. L’État a de moins en moins les moyens de financer le secteur qui, partant, est menacé de perdre des parts de marché. « La division internationale du travail est aujourd’hui très hiérarchisée et il faut donc, pour garder ses positions, rester à la pointe en recherche et en conception », constate Benjamin Bürbaumer. Or la France n’est plus à la pointe. Et, fragilisée économiquement, elle ne peut plus compter sur son influence diplomatique internationale pour gagner des marchés. C’est ce que l’affaire australienne a montré.
On comprend donc mieux la fureur mêlée de panique des dirigeants français dans cette affaire. Cette rupture de contrat n’engage pas que les emplois normands en jeu. Elle engage en réalité toute une stratégie économico-politique selon laquelle on a pensé que la priorité donnée à l’industrie militaire assurerait la grandeur économique et politique de la France. Ce choix des élites françaises biberonnées au gaullisme se révèle désastreux : le pays n’a plus ni l’une ni l’autre. C’est cela qui, soudain, est apparu au grand jour.
Le piège n’est cependant pas encore entièrement refermé. Car ce qui est produit par ce fleuron national qu’est l’industrie militaire a une « valeur d’usage » bien précise que l’on tente souvent de dissimuler derrière les bénéfices supposés de la « valeur d’échange » et derrière l’abstraction de « l’emploi ». On se souvient que, au printemps 2019, la ministre des armées, Florence Parly, s’était montrée fort embarrassée quand une enquête de Disclose révélait que les armes françaises vendues avec fierté aux pays belligérants au Yémen étaient, quelle surprise, utilisées dans le cadre de cette guerre [3].
Autrement dit : les armes servent bel et bien à faire la guerre. Or s’il devient plus difficile de jouer sur la valeur d’échange, on pourrait insister de façon croissante sur cette valeur d’usage pour obtenir des marchés. Et dans un contexte géopolitique qui se tend entre la Chine et les États-Unis, la dépendance à cette industrie pose alors une question politique précise que résume Benjamin Bürbaumer : « La France veut-elle être partie prenante de cet engrenage conflictuel ? » C’est là le vrai enjeu de la présence française en « Indo-Pacifique ». Et pour un pays affaibli économiquement, dépendant de son industrie militaire et aux élites obsédées par une grandeur de plus en plus fantomatique, la réponse pourrait n’être que trop évidente.
Ce que Claude Serfati appelle la « centralité du militaire » dans le modèle économique français est donc un poison, économique et politique. Il ne serait que temps d’en sortir, et sans doute serait-ce là le moyen d’assurer la vraie « grandeur » de la France. La crise des sous-marins en serait l’occasion. Mais la situation de la politique intérieure et l’enfermement idéologique des élites politiques et économiques ne laissent guère le loisir de l’optimisme.
Romaric Godin