« Liberté de refuser l’injection », « Mon corps ! Mes choix ! Ma liberté ! », « Vax et non-vax, ensemble pour la liberté »…Dans les manifestations anti-passe sanitaire, le premier terme de la devise républicaine sature les discours et les pancartes. Mais c’est en son nom aussi que ces mêmes manifestations sont fortement critiquées, non seulement par l’exécutif responsable de la politique sanitaire, mais aussi depuis les rangs de la gauche politique, syndicale ou intellectuelle.
En déplacement en Polynésie fin juillet, Emmanuel Macron affirmait ainsi à l’égard des manifestants que « la liberté où je ne dois rien à personne n’existe pas. [Elle] repose sur un sens du devoir réciproque ». Un mois plus tard, à Bormes-les-Mimosas dans le Var, le chef de l’État reprenait ce raisonnement en fustigeant la « liberté égoïste » défendue par les anti-passe. Un adjectif également prononcé sur le plateau d’« À l’air libre » par le politiste Philippe Marlière, pourtant critique de « l’autoritarisme » du président de la République.
Si la liberté est brandie avec autant de facilité et dans des « camps » aussi éloignés, ce n’est pas seulement en raison de son efficacité rhétorique en tant que cri de ralliement, mais aussi parce que la notion se prête à des compréhensions différentes. Ces interprétations de la liberté, qui traduisent des visions du monde antagonistes, n’ont cependant pas la même cohérence que dans les manuels de philosophie politique – d’où l’impression de confusion qui se dégage d’un débat public parfois à fronts renversés.
Dans les mots d’ordre et les témoignages issus des cortèges anti-passe, on retrouve très fréquemment une revendication de la liberté de choix vaccinal, ainsi qu’un refus de toute contrainte en la matière, que celle-ci passe par une obligation franche (dans le cas de certaines professions) ou par l’accès conditionné à toute une série d’activités sociales. C’est même ce qui unit les manifestants par-delà la division entre ceux qui ont accepté de se faire vacciner et ceux qui veulent y échapper.
Au cœur de ce socle commun de la mobilisation, Philippe Marlière repère l’attachement à une liberté de type « négatif », bien loin de ce que devrait défendre la gauche selon lui. Dans l’histoire des idées politiques, cette conception négative est en effet associée à la liberté dite des « Modernes », que l’intellectuel Benjamin Constant (1767-1830), figure du libéralisme français, a opposée à la liberté des « Anciens » dans une intervention célèbre.
Selon lui, la liberté des Anciens se pratiquait dans des cités antiques de petite taille, homogènes et recourant volontiers à l’esclavage. Elle consistait en un exercice direct de la citoyenneté, par une participation active aux délibérations et à la prise de décision politique. Les conditions d’existence de ce modèle politique étant révolues à l’ère moderne, une autre forme de liberté correspondrait à des sociétés plus vastes et différenciées, déléguant le pouvoir pour que les individus se consacrent mieux à des activités économiques et à leur bonheur privé.
La liberté se caractériserait alors davantage par des garanties juridiques, comme celles d’aller et venir, d’exprimer son opinion, de se réunir et de ne pas subir l’arbitraire d’autrui ou de la puissance publique – toutes choses précieuses étant justement remises en cause par le passe sanitaire, selon ses détracteurs les plus farouches. Contacté par Mediapart, le philosophe Jean-Yves Pranchère perçoit bien chez les manifestants un « antiétatisme » fustigeant ces atteintes, et assimilant par conséquent l’État à « une puissance hostile qui passe son temps à mettre en place des mesures répressives ».
Les milieux de gauche seraient d’autant plus disposés à être affectés par cette méfiance envers la puissance publique, que celle-ci a été détournée, depuis plusieurs décennies, au profit d’intérêts sociaux minoritaires. Cette conversion néolibérale des politiques étatiques a été accomplie, en outre, à l’abri d’une Ve République qui a consacré la primauté présidentielle au détriment de la société, du pluralisme et des contre-pouvoirs censés équilibrer tout régime démocratique.
Ces deux ingrédients – néolibéralisme et verticalité institutionnelle – se retrouvent d’ailleurs dans les modalités d’application du passe. On peut citer l’exemption d’obligation vaccinale dont jouissent les policiers, sans justification sérieuse, ou, à l’inverse, la possibilité de licencier des salariés non vaccinés et laissés seuls face à leur employeur. « Ce sont des raisons valables de critiquer l’action de l’État, estime Jean-Yves Pranchère, mais elles peuvent être instrumentalisées pour ouvrir les esprits à des arguments d’un autre type », qui relèvent cette fois d’une conception libertarienne de la liberté. Celle-ci correspond à « un antiétatisme radical, selon lequel la liberté fondamentale et unique réside dans la propriété de soi et de ses biens ».
D’après cette philosophie, toute intervention de l’État visant à limiter la jouissance de cette propriété est frappée d’illégitimité. Aux États-Unis, les libertariens existent comme un courant politique spécifique, très à droite, et se font les contempteurs de la fiscalité comme les défenseurs de la libre vente des armes. En France, en revanche, les valeurs et attitudes qui prévalent dans la population ne permettent guère à un tel discours de s’épanouir dans toute sa cohérence. Le résultat est la coexistence, chez les mêmes individus, d’un discours contestant la légitimité de l’État à entraver ou contraindre les non-vaccinés, avec des opinions qui peuvent tout à fait s’inscrire à gauche du spectre politique.
« On voit se greffer, autour d’un noyau libertarien, des éléments qui ne le sont pas, concède Jean-Yves Pranchère. Ils rendent le discours plus acceptable, comme lorsque est mobilisé l’argument de la discrimination et de la rupture d’égalité que subiraient les non-vaccinés. Mais à ce niveau de généralité, l’argument n’est pas si progressiste que cela. On pourrait très bien s’appuyer dessus pour remettre en cause la progressivité de l’impôt sur le revenu, sous prétexte que les plus riches seraient plus taxés que les autres. »
Lutter pour la liberté de l’autre devrait conduire à se faire vacciner.
Michèle Riot-Sarcey
La principale limite de la rhétorique du libre choix réside dans sa négligence des effets produits sur la liberté des autres. C’est le sens de l’accusation d’égoïsme portée contre les manifestants. « Il n’y a pas de liberté à contaminer autrui,résume Jean-Yves Pranchère. Cela aboutirait à priver de liberté ceux qui sont vulnérables, âgés ou immunodéprimés. »
« Quand on entend “c’est mon droit”, qu’est-ce que cela veut dire ? », met en garde à son tour Michèle Riot-Sarcey. Les manifestants réclament une liberté dont la jouissance ne peut se faire qu’« au détriment des autres », souligne l’historienne. Elle rappelle que le principe de liberté, lorsqu’il a été défendu par les subalternes qui en étaient privés au cours du XIXe siècle, « était initialement conçu de manière collective : on n’était libre que parce que l’autre était libre ». Cette logique ne considère pas l’individu comme une monade, mais comme un être social relié aux autres dans une communauté d’existence. Dès lors, « lutter pour la liberté de l’autre devrait conduire à se faire vacciner ».
Surtout, cette tradition ne considérait pas la liberté comme un simple droit, mais comme « un pouvoir d’agir » à rendre effectif. « Pour la féministe et socialiste Jeanne Deroin, la liberté consistait dans “le complet développement et le libre exercice de toutes facultés humaines” », tient à nous rappeler Michèle Riot-Sarcey. Or, déplore-t-elle, les manifestants anti-passe restent largement dans une logique individualiste qui s’adresse au pouvoir et ne se préoccupe pas d’auto-organisation pour faire face concrètement à l’épidémie – une différence d’ailleurs importante d’avec le mouvement des « gilets jaunes ».
Manifestation contre le passe sanitaire à Paris, le 21 août 2021. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Dans le Club, l’enseignant-chercheur Lucas Fritz regrette pareillement la nature « individualiste, compétitive et quémandeuse » de la liberté brandie par les anti-passe. Ceux-ci, ajoute-t-il, ne se préoccupent que de la libération de leur propre « puissance d’agir », sans accorder la même attention à la libération de celle des autres.
Il existe ainsi une critique de gauche du mouvement anti-passe, qui se prévaut d’une liberté que l’on pourrait qualifier de républicaine, de solidariste, voire de socialiste. Ce point de vue considère que la liberté négative a beau être une conquête précieuse, elle n’est pas suffisante pour penser l’intérêt général, surtout à l’âge des pandémies et de la crise climatique. Elle risque même de n’être qu’une liberté de papier, ou réservée à quelques privilégiés, si elle ne s’accompagne pas d’une action collective et coopérative chargée de la défendre et de l’universaliser.
Une telle approche implique une dose de contrainte. Jean-Yves Pranchère l’assume : « Si des mesures imposant la solidarité n’existent pas, il y aura des inégalités de liberté, ce qui privera de sens cette notion. Il ne s’agit pas seulement de souscrire à la maxime selon laquelle notre liberté s’arrête quand elle nuit à autrui. Il s’agit de remonter aux conditions sociales positives qui sont celles d’une solidarité effective. » À l’instar des parlementaires socialistes ou du dirigeant communiste Fabien Roussel, le philosophe est d’ailleurs favorable à la vaccination obligatoire, seul moyen d’éviter les inconvénients du passe comme d’une position libertarienne. « Le bénéfice coûts/risques est réel, et tel qu’on ne peut souscrire à un droit de ne pas se vacciner et de saturer les hôpitaux, sous prétexte de raisons futiles. »
La mesure, délicate politiquement, aurait le mérite de la clarté, de faire peser une obligation de résultats sur la puissance publique, et d’aller jusqu’au bout d’une conception solidariste de la liberté. Emmanuel Macron, tout à sa dénonciation des anti-passe, n’a cependant pas choisi cette voie, restant en quelque sorte au milieu du gué, avec une décision prise dans l’urgence et percluse de contradictions, dans le droit-fil d’une politique de classes inattentive aux libertés publiques.
Son émoi devant une conception « égoïste » de la liberté sonne d’ailleurs de manière hypocrite, quand le cœur de sa politique économique a précisément découlé d’une vision étriquée et non solidaire de la liberté. Même lorsque l’État vient au secours des entreprises ou consent à des mesures sociales compensatrices, les propriétaires du capital sont les décisionnaires en dernier ressort de la manière dont les surplus doivent être affectés.
Jamais il n’a été question de faire reculer structurellement la centralité du marché dans l’allocation des ressources, au profit d’une solidarité plus forte en matière de distribution des richesses et du pouvoir économique. Ce serait pourtant dans ce sens qu’il faudrait aller pour construire une liberté « éco-républicaine », comme le développe Serge Audier dans son dernier livre.
D’une certaine manière, l’exécutif paie dans la rue le résultat de quarante années de néolibéralisme, dont sa politique est une prolongation. En ce sens, la situation « permet de saisir un processus très ancien » de dévoiement de l’idéal de la liberté, constate Michèle Riot-Sarcey. « La population rend la monnaie de sa pièce au pouvoir, dans la mesure où ce dernier démantèle les solidarités et conforte les obstacles multiples aux initiatives populaires partant de la base : songez au “grand débat” organisé par Emmanuel Macron pour répondre aux gilets jaunes… mais sans eux ! »
L’exécutif paie aussi son refus persistant de mieux associer la société et ses corps intermédiaires à la lutte contre l’épidémie. D’un côté, ce refus n’a pu qu’encourager une défiance déjà structurellement élevée envers les institutions politiques. Or, cette défiance favorise à son tour la recherche d’informations « alternatives », sur des canaux où prospèrent mensonges et discours complotistes. À cet égard, Michèle Riot-Sarcey souligne la dangerosité d’une rhétorique antisémite ciblant « des puissances obscures, conspirant à priver les gens de la liberté ».
D’un autre côté, ce mode de décision ultra-personnalisé est une manière de décrédibiliser les discours solidaristes. Ceux-ci ne tiennent que si les décisions contraignantes sont issues d’un processus délibératif où chacun a voix au chapitre. Après dix-huit mois de pandémie, l’urgence n’est plus une excuse pour s’en dispenser. Ici, une conception de la liberté comme « non-domination » est en jeu. Élaborée par le philosophe Philip Pettit, cette conception affirme que la puissance publique peut interférer dans les comportements individuels sans pour autant réduire la liberté, mais à la condition stricte que cette interférence soit discutée et discutable.
En somme, le pouvoir ne se donne pas les moyens institutionnels de rendre effective une conception solidariste de la liberté. De plus, il mène une politique générale en contradiction profonde avec cette conception. Ces errements sont révélateurs de la façon dont l’exécutif comprend la pandémie, comme un obstacle à enjamber pour mieux persister dans le projet macronien initial.
En même temps, ces errements suscitent une mobilisation anti-passe hétérogène, dont les mots d’ordre centraux reflètent une conception de la liberté étroite, peu conséquente face aux défis de la pandémie, et guère inspirante pour un projet de société plus émancipateur. Face à cette situation, la réponse de la gauche reste encore dispersée, alors que la pandémie offre l’occasion d’illustrer à quel point une conception plus riche de la liberté serait pertinente, en lieu et place de celle qui organise nos sociétés depuis quatre décennies.
Fabien Escalona