Depuis plusieurs semaines, toute une population lasse des tergiversations d’un gouvernement, aux méthodes contestables, hésitant dans ses choix souvent contradictoires face à la pandémie, manifeste sa lassitude et exprime son manque de confiance envers des représentants si peu représentatifs.
À la peur d’un certain nombre d’entre nous le gouvernement répond par des mesures autoritaires. Comme le remarque une médecin de la Meuse qui fait part de ses réserves « à l’égard de la loi sur l’obligation du passe sanitaire, tandis que plus que jamais nous avons besoin de solidarité, c’est une loi qui nie les peurs profondes des gens et qui a été adoptée aux forceps démocratiques par des “administrateurs” ».
Il n’en demeure pas moins que les défilés, plus ou moins convergents, se font tous au nom de la liberté. Mais de quelle liberté s’agit-il ?
« C’est mon choix ! » serait la nouvelle voix de la liberté qui consisterait à privilégier la liberté individuelle au détriment de celle des autres, de tous les autres.
Nous payons des années d’adaptation contrainte au libéralisme qui a tout fait pour réduire la capacité de chacun à devenir pleinement citoyen. Non seulement l’individu n’est plus qu’un consommateur, mais il n’a que le choix de « librement » se soumettre.
En ce sens, les pouvoirs en place ont pleinement réussi. Tout a été organisé afin que « l’homme de peu », et la « femme de rien » ne puissent avoir le moindre pouvoir d’agir, ensemble. En brisant les collectifs, en entravant l’activité syndicale, en réduisant les interventions à réclamer plus de protection, auprès d’autorités élues, il oblige chacun à obéir à la loi, à l’élaboration de laquelle il n’est aucunement convié. Désormais, « le droit à » permet seulement d’avoir le souci de soi, sans se préoccuper de l’autre. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie.
En ce sens, on peut comprendre que les partis de gauche s’insurgent contre les pratiques d’un gouvernement qui méprise aussi ouvertement la démocratie vraie. Mais de là à manifester avec l’extrême-droite, même dans une rue latérale, il y a un pas qu’ils n’auraient pas dû franchir. Quand vont-ils ouvrir les yeux ?
Ne nous trompons pas, ces manifestations ont été inaugurées par l’extrême droite dont les slogans antisémites sont sans ambiguïté. « Il faut libérer la France » lit-on sur les pancartes « de qui ? » pourrait-on ajouter selon l’expression du fameux général factieux : sous entendu, les juifs ? Comme le suggèrent les nombreux réseaux complotistes.
Or, étonnamment, trop d’entre nous se taisent, voire argumentent en faveur des manifestations sous prétexte qu’il ne faut pas se couper des masses. Nous y voilà, les masses ! Entité non identifiée, le plus souvent méprisée, est un concept bien commode pour faire parler le peuple. Mais de quel peuple s’agit-il ?
Faut-il rappeler les souvenirs anciens qui nous ont coûter si cher ? Lorsque pendant l’affaire Dreyfus, nombre de représentants de gauche se taisaient, pendant que les manifestations de rue clamaient haut et fort leur haine des juifs. Faut-il raviver la mémoire des années 1930 au cours desquelles Léon Blum fut l’objet de tous les sarcasmes ? Sans compter l’attentat dont il a été victime. La lutte des prolétaires contre le capitalisme était alors manifestement détournée contre les juifs. Encore l’autre !
Devant cet aveuglement, il est grand temps de rappeler ce qu’est la liberté vraie, comme disaient les insurgés du XIXe siècle.
À l’encontre de la liberté libérale, distordue par la liberté néo-libérale qui parvint à en inverser le sens en valorisant l’idée de s’exploiter soi-même, la liberté pour laquelle nombre de « gens du peuple » sont morts ou ont été déportés, signifiait tout simplement le pouvoir d’agir dans tous les domaines en toute responsabilité collective. Sans droit, sans protection, ils et elles ne se sont pas seulement insurgés, mais se sont parfois organisés en associations afin d’anticiper la société à laquelle chacun aspirait. Aucun d’eux n’était libre si l’autre ne l’était pas. Cela s’appelait alors la fraternité, équivalent du communisme pour certains.
Ces souvenirs ont été rangés au rang des illusions utopiques. Pourtant des traces subsistent dans les mémoires ouvrières, mais rarement ces expériences passées d’auto-émancipation sont mises à l’honneur au sein des organisations. Les pouvoirs successifs au service d’une production technicisée à outrance, ou l’individu humain n’est plus qu’une visée publicitaire, isolé du reste du monde, semblent être parvenus à leur fin. La liberté dans la rue, ces dernières semaines, s’énonce en terme de droit individuel sans la moindre considération de l’autre, encore moins du collectif.
Regardons les choses en face et évitons confusions et amalgames. Oui, le gouvernement n’est pas le nôtre, oui il est nécessaire de préparer une autre société, non seulement plus juste, mais plus égalitaire. Néanmoins, aujourd’hui, une pandémie sans précédent sévit dans le monde entier. L’ensemble du corps médical, non lié aux laboratoires pharmaceutiques, s’accorde sur la nécessité de se faire vacciner.
Aujourd’hui, il nous faudrait redonner vie à la solidarité et à l’auto-organisation afin d’aider les plus démunis et les plus réticents à se faire vacciner, en s’organisant par village ou par quartier. Dans cette pandémie, comme dans tout l’espace social, du précaire à l’immigré, syrien ou afghan, davantage que la liberté de soi, c’est la liberté de l’autre qu’il est nécessaire de défendre.
Michèle Riot-Sarcey, historienne