La reprise du pouvoir par les talibans fait à nouveau craindre le pire pour les femmes afghanes. Dimanche 15 août, armes à la main, les « étudiants en théologie » sont entrés sans résistance ou presque dans Kaboul, forçant le président Ashraf Ghani à s’enfuir et les Occidentaux présents sur place à évacuer, laissant les habitants dans la peur et le désarroi.
Les images des vitrines des magasins affichant des visages féminins et des robes de mariée, masqués quelques heures plus tard par peur de représailles, ont fait le tour du monde, comme le premier signe d’un inexorable retour en arrière. Les femmes afghanes, racontent journalistes et activistes, désertent désormais physiquement les rues.
Au pouvoir entre 1996 et 2001, les talibans ont laissé un funeste souvenir, aux femmes en particulier : elles n’étaient alors autorisées ni à travailler ni à s’instruire, contraintes pour beaucoup de porter une burqa et dans l’impossibilité de quitter leur foyer sans une présence masculine à leurs côtés. Et ces derniers mois, à mesure que les talibans reprenaient du terrain, les femmes figuraient déjà parmi les premières victimes du conflit. « Parmi près de 250 000 Afghans forcés de fuir depuis la fin du mois de mai, 80 % sont des femmes et des enfants », alertait l’agence des Nations unies pour les réfugiés, le 13 août.
Appels à l’aide
Dans un communiqué commun, l’Union européenne et les États-Unis se sont dits mercredi 18 août « profondément inquiets pour les femmes et filles en Afghanistan, pour leurs droits à l’éducation, au travail et à la liberté de circulation », selon l’AFP, appelant les talibans à éviter « toute forme de discrimination et d’abus » et à préserver leurs droits, selon une déclaration commune, cosignée par 19 autres pays dont le Royaume-Uni, l’Australie, le Brésil, le Canada, le Sénégal, la Norvège, l’Argentine et la Nouvelle-Zélande.
Depuis dimanche, de déchirants appels à l’aide ont fleuri sur les réseaux sociaux, comme celui de Zarifa Ghafari, la jeune maire de la ville de Maidan Shar depuis 2018, qui craint comme d’autres pour sa vie au nom de sa position et de ses engagements. « Comme beaucoup de femmes, je crains pour mes sœurs afghanes », a écrit dans une tribune au New York Times la jeune activiste pakistanaise Malala Yousafzai, Prix Nobel de la paix, victime d’une tentative d’assassinat par les talibans en 2015, et qui les a vus à l’œuvre dès 2007 dans la vallée de Swat au Pakistan.
À la télévision britannique, l’activiste afghane Mahbouba Seraj, qui œuvre depuis des années en faveur des droits des femmes dans le pays, a elle aussi dressé avec émotion un tableau extrêmement sombre de la situation à venir, malgré les dénégations des talibans sur un retour à l’identique du régime extrêmement rigoriste qui prévalait dans le pays jusqu’à leur départ en 2001.
Dans un entretien à une chaîne turque, elle a également laissé éclater sa colère, dans une longue adresse aux autorités internationales et notamment aux États-Unis : « Honte à vous, pour ce que vous avez fait. Nous n’étions donc que des pions dans vos mains ? Tous ces hommes au pouvoir dans le monde, ils ont détruit ce pour quoi nous avons tant travaillé. Avec les talibans, nous allons reculer de deux cents ans en arrière. Demain, nous allons devoir nous asseoir encore, et discuter encore, et perdre encore ? Nous sommes écœurés. »
La « protection » et la « libération » des femmes afghanes faisaient, à la suite des attentats du 11-Septembre aux États-Unis, pleinement partie des arguments invoqués par toutes les puissances occidentales pour justifier l’intervention des forces de l’Otan dans le pays. Beaucoup ont donc le sentiment d’avoir été abandonnées, et lourdement dupées.
Les négociations, ouvertes depuis plus d’un an, entre le gouvernement afghan et les talibans sous supervision américaine au Qatar avaient déjà, pour plusieurs militantes féministes dans et à l’extérieur du pays, donné le ton de la débâcle à venir : « Exclure ou marginaliser les femmes dans les discussions sur l’avenir de leur pays est non seulement injuste et inacceptable, mais contraire à l’objectif d’une paix durable », mettait en garde Deborah Lyons, représentante spéciale de l’ONU, en mars 2021.
Trahison et abandon
Dans un tel contexte, les innombrables messages de compassion, qui ont commencé à pleuvoir en Europe et aux États-Unis au sujet des femmes afghanes, ont le goût amer du déjà-vu. « Assez d’hypocrisie ! En deux décennies, il est devenu clair qu’il s’agissait de pure théorie : ni les droits des femmes ni même la démocratie n’ont fait partie de leurs priorités », s’est insurgée dans un article Waslat Hasrat-Nazimi, responsable du service en afghan de la Deutsche Welle, la radio internationale allemande, pointant les responsables occidentaux.
« Les mêmes femmes qui, ces dernières années, ont prétendument défendu leurs droits avec un peu trop de véhémence et ont été apaisées par la promesse que la démocratie et l’État de droit triompheraient toujours, sont maintenant rejetées dans l’obscurité dans laquelle elles vivaient avant 2001, poursuit la journaliste. Elles ont été trahies et abandonnées. De nombreux militants des droits de la femme craignent désormais pour leur vie. »
« La cause des femmes afghanes, c’était une excuse bidon depuis le début !, analyse Carol Mann, historienne et sociologue, spécialisée dans la problématique du genre et du conflit armé. George Bush en 2001 a souhaité donner un vernis humanitaire à une guerre massive, y associant la belle histoire de la libération des femmes afghanes. En réalité, les talibans ne sont jamais vraiment partis du pays, et les Américains négocient avec eux depuis 2010. Aujourd’hui, tout le monde, hommes et femmes, se trouve légitimement terrifié et affolé par leur entrée dans Kaboul. Mais on pouvait voir ça venir. »
En effet, certains des arguments quasi prophétiques de la féministe française Christine Delphy, dans un texte intitulé « Une guerre pour les femmes afghanes ? », publié en 2002, se concrétisent dramatiquement vingt ans plus tard. Le politologue spécialiste de l’Afghanistan Olivier Roy ne dit pas autre chose, dans cet entretien accordé le 16 août à Ouest-France, au lendemain de la chute de Kaboul : « S’ils [les talibans – ndlr] s’engagent à ne pas abriter d’organisations terroristes internationales, alors leur gouvernement sera reconnu. Et les femmes afghanes passeront à la trappe. Donc je crois qu’ils vont donner des gages sur la question de la sécurité, pour mieux avoir les mains libres en Afghanistan. »
Julie Billaud, professeur d’anthropologie à l’Institut des hautes études internationales et du développement à Genève, auteure du livre Kabul Carnival : Gender Politics in Postwar Afghanistan (non traduit), parle d’un « cercle vicieux infernal », lancé par l’occupation soviétique dans les années 1980, où déjà la libération des femmes avait servi de carburant dans l’affrontement sur le terrain afghan des grandes puissances.
« L’argument relève du féminisme colonial opportuniste. Pendant des années, on a répété que ce pays ne pouvait se gouverner par lui-même, sinon il deviendrait un berceau pour le terrorisme. Aujourd’hui, on le quitte parce que l’Afghanistan serait ingouvernable... Et de manière abstraite, on continue de mobiliser inlassablement la cause des femmes, mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? »
La focalisation de l’attention sur les femmes afghanes, objet de vulnérabilité « à part »,interroge égalementKaoutar Harchi, sociologue et écrivaine, qui a développé dans un long texte sa réflexion sur les différentes formes de fémonationalisme. « Dans de telles situations de conflit, les femmes vont être soumises à des violences extrêmes et spécifiques, il y a un impératif féministe évident et une nécessité absolue à penser ce que ces femmes vont devenir,explique-t-elle à Mediapart. Mais quand, depuis Paris, on met à ce point l’accent sur les femmes afghanes à sauver, comme s’il ne s’agissait pas de structures familiales complètes, avec des hommes, des garçons, on se sert à nouveau d’elles comme d’un alibi. On détermine qui là-bas est digne de rejoindre la communauté des vivants, au regard d’identités sexuelles définies ici. »
L’écrivaine réagissait en particulier à un tweet d’Anne Hidalgo, maire de Paris, associant à ses propos le philosophe Bernard-Henri Lévy, participant actif et controversé de toute l’aventure militaire en Afghanistan ces dernières années. Ou encore aux déclarations du président de la République, qui a salué lundi soir le « combat » mené par la France sur le terrain afghan pour la défense de ses « valeurs », et l’honneur de notre pays d’avoir été présent militairement en Afghanistan jusqu’en 2014.
Comme d’autres experts et expertes du terrain en Afghanistan, Julie Billaud juge elle aussi avec une grande sévérité le « carnaval » des politiques de genre menées en Afghanistan depuis vingt ans, « qui a créé beaucoup d’espoir, et qui a laissé penser à l’Occident que c’était une bonne guerre, une guerre juste, qui n’a d’ailleurs pas provoqué beaucoup d’opposition chez nous, contrairement aux guerres du Vietnam ou d’Irak ». Car derrière le symbole de la burqa contre la minijupe, iconographie utilisée depuis 40 ans par les différentes forces en présence, quels changements véritables pour les femmes afghanes ?
Un changement largement cantonné aux grandes villes
Les femmes ont bel et bien acquis ou reconquis des droits, et notamment celui de participer à la vie publique, ces deux dernières décennies. En 2021, elles occupaient 27 % des sièges au Parlement, commençaient à investir la sphère économique, devenaient plus visibles dans les médias, ont accédé à des postes de juges, de procureur, d’avocates. Des progrès notables ont été réalisés, liste le dernier rapport de Human Rights Watch, tels qu’une baisse significative de la mortalité maternelle, un accès amélioré aux soins prénataux et la contraception. Le financement international a également permis de développer l’éducation des filles, souligne l’ONG qui, début août 2021, suppliait les donateurs internationaux « de poursuivre leurs efforts », y compris dans leurs discussions avec les talibans.
Mais ce changement s’est largement cantonné aux grandes villes, constate Carole Mann qui a conduit plusieurs missions humanitaires dans les zones rurales du pays, à travers son association Femaid, créée en 2000. « On a changé la loi, créé toutes sortes d’obligations, mais en raison de la corruption massive, les institutions étatiques comme la justice n’ont pas pu s’établir durablement et partout. L’aide internationale a été aussi très mal structurée. Il y avait de la bonne volonté, mais les Occidentaux s’y sont pris de travers. Quand on part avec une mission civilisatrice, ça ne marche pas… »
Déscolarisation, augmentation des mariages forcés, violences domestiques, immolations et suicides… Ce tableau sévère dressé en 2007 par la chercheuse iranienne Elaheh Rostami-Povey (Afghan Women : Identity and Invasion, non traduit) n’a cessé de s’aggraver. « La modernité, c’est que des femmes prennent la parole et dénoncent ce qu’elles subissent [voir à ce propos le documentaire A Thousand Girls Like Me – ndlr],note Carole Mann, qui a également travaillé sur la thématique des suicides chez les Afghanes revenues des camps de réfugiés en Iran. Mais les prisons afghanes regorgent encore de jeunes filles qui ont été violées… »
Les politiques de développement, parfois hors sol, visant « l’émancipation » des femmes afghanes, ont très vite buté sur un impensé : celui d’un pays occupé par des puissances étrangères, associées à un gouvernement fantoche. « Les femmes en Afghanistan ont depuis longtemps été dépeintes comme des femmes passives attendant leur libération, écrivait aussi Elaheh Rostami-Povey en 2007. Après l’attaque du 11-Septembre, Washington, soutenu par Londres, les a utilisées comme argument pour bombarder le pays. Des milliers sont mortes sous ce tapis de bombes. Aujourd’hui comme hier, les femmes se sentent aliénées face au patriarcat, mais aussi par manque de sécurité sociale et économique. »
Des femmes « agissantes »
Une situation très « inconfortable » sur le long terme, commente Julie Billaud, qui a mené plusieurs enquêtes dans un pays où la religion est devenue un élément central du nationalisme : « D’un côté, les Afghanes ont été soumises à une injonction de la part de la communauté internationale pour qu’elles deviennent visibles, qu’elles participent à la vie politique et économique du pays, qu’elles retournent à l’école. Et de l’autre, pour répondre à cette absence de souveraineté manifeste, ont été invoqués et réactivés, par les talibans en reconquête notamment, le rôle traditionnel de la femme et sa place dans la culture afghane. Leur situation est devenue extrêmement précaire. »
L’anthropologue appelle donc, au regard de ce nouveau chaos afghan, à considérer sérieusement l’histoire des femmes dans le pays comme « agissantes », et pas seulement comme « victimes ». Une réflexion qui rejoint celle du centre de recherche international de lutte contre le terrorisme (ICCT) installé à La Hague, dans ce rapport publié en 2014.
Rappelant que les femmes afghanes ont « incontestablement souffert pendant les années où leur pays a été soumis à la domination des talibans », son auteure néerlandaise Seran de Leede rappelle que leur définition fréquente en tant que « victimes sans voix de la guerre, de la violence et de la répression », qui ne seraient libérées que par l’intervention militaire occidentale, « est à la fois incomplète et incorrecte ».
Le rapport regrette même que « l’attention des médias et l’étendue de la recherche sur la répression des femmes et les graves violations des droits des femmes par les talibans » aient largement négligé tout à la fois « la résistance active des femmes à l’égard des talibans » et leur « éventuelle implication dans ces derniers ». Un décryptage qui permet de mieux comprendre certains appels surprenants de personnalités afghanes au dialogue avec les talibans, à l’instar de celui lancé par la femme d’affaires et femme politique Zakia Wardak dans le Washington Post en février 2019, devant l’échec de la stratégie américaine et le « sang versé » dans une guérilla sans fin.
« On sait peu ce que les femmes afghanes pensent. Pas parce qu’elles ne parlent pas. Mais parce que leur parole ne nous parvient pas, puisqu’elle n’a aucun intérêt à nous parvenir », souligne Kaoutar Harchi. Un aveuglement assez caractéristique vis-à-vis des femmes « des Suds », souligne encore l’écrivaine. « L’histoire montre que les droits humains et ceux des femmes en particulier n’ont pas été améliorés par les guerres dites humanitaires. Ce qui signifie que la conception et même la définition moderne du féminisme, divisée de manière binaire entre oppression et émancipation, est incapable de penser la situation de certaines femmes, et des féminismes musulmans en particulier. »
Mathilde Goanec