Avec le décès du président Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet, a disparu le dernier représentant de la génération des disciples directs d’Habib Bourguiba, l’homme dont les réformes ont façonné la Tunisie postcoloniale. C’est une des raisons pour lesquelles la présidentielle de 2019, dont le premier tour aura lieu le 15 septembre, ne ressemble pas à celle de 2014. La référence au premier chef de l’Etat tunisien d’après l’indépendance était alors omniprésente. M. Caïd Essebsi n’avait cessé de se réclamer de son héritage durant la campagne qui l’avait conduit à la victoire, regroupant, sous la bannière de son parti, Nidaa Tounès (« l’appel de la Tunisie »), le camp dit « moderniste », tétanisé par la perspective d’une victoire de la mouvance islamiste, soupçonnée de vouloir démanteler les acquis bourguibiens.
En cinq ans, le paysage politique tunisien a changé. D’un côté, la formation fondée par le défunt chef de l’Etat s’est scindée en plusieurs chapelles concurrentes, dont la plupart ont un candidat à la prochaine présidentielle mais dont aucun ne porte de discours structuré capable de mobiliser les citoyens. De l’autre, le parti islamiste Ennahda dit avoir renoncé à son ambition d’imposer à la société un cadre juridique et un mode vie inspirés de l’idéologie des Frères musulmans. Son candidat à la présidentielle, Abdelfattah Mourou, et ses principaux responsables jurent aujourd’hui que leur formation est un simple parti conservateur dont les valeurs s’inspirent de la religion, comme il en existe dans quantité de vieilles démocraties. L’affrontement entre modernistes et islamistes, qui avait naguère monopolisé le champ politique et donné lieu à des débats passionnés sur le modèle de société appelé à dessiner les contours de la Tunisie de demain, n’occupe donc plus le devant de la scène.
Du coup, la référence au « bourguibisme » – cette version tunisienne de la modernité sociétale – est pratiquement absente des débats, et la présidentielle d’aujourd’hui n’a rien d’un face-à-face entre politiciens plus ou moins issus de la matrice moderniste et candidats de l’islam politique recyclés – officiellement du moins – en conservateurs musulmans.
D’autres priorités
C’est aussi que les priorités des Tunisiens ont changé. Au lendemain de la révolution de 2011, les couches populaires rurales et urbaines, qui avaient été les premières à se soulever contre le régime clientéliste et prédateur de l’ex-président Ben Ali, attendaient que l’entrée du pays en démocratie leur apporte un mieux-être social dont elles étaient depuis trop longtemps privées. Or la gestion économique calamiteuse des gouvernements de la transition jusqu’en 2014, puis la coupable inaction des deux équipes qui se sont succédé au cours des cinq dernières années ont aggravé dans des proportions inédites la situation économique, détériorant un peu plus les conditions de vie des plus précaires et des segments inférieurs des classes moyennes. Au débat sociétal et identitaire qui avait dominé les années 2011 à 2014 s’est ainsi substituée une focalisation générale sur les questions économiques et sociales, seules à préoccuper aujourd’hui la majorité de l’électorat. Tous les candidats se font donc un devoir d’en parler. Aucun d’eux cependant n’a de programme pour les résoudre. La plupart se contentent de présenter des recettes inspirées d’un libéralisme, qui a montré son incapacité à réduire les fractures qui ont abîmé la société et reconduisent les choix ayant abouti aux impasses actuelles.
Résultat de cet immobilisme : ce sont désormais des outsiders à la rhétorique populiste assumée qui caracolent en tête des sondages. Le plus connu d’entre eux, Nabil Karoui, qui demeure favori malgré ses déboires judiciaires, a choisi le registre caritatif et compassionnel pour séduire les plus pauvres las d’attendre en vain des réformes qui amélioreraient leur quotidien. Les autres candidats occupant ce créneau assument des positions conservatrices et se contentent, en matière économique, d’avancer des propositions plus ou moins fantaisistes censées remettre en marche la Tunisie. Tous ont en tout cas remisé au placard les questions sociétales et aucun ou presque ne se réclame d’une filiation bourguibienne qui ne sert pas leurs ambitions.
Panne de projets de société
Avec cette présidentielle, la Tunisie entre dans une nouvelle séquence de sa trajectoire post-révolutionnaire. D’une part, elle semble n’avoir plus besoin de divinité tutélaire à laquelle se référer, ni de leader charismatique pour la guider. Ces deux figures appartiennent au passé. Elles sont remplacées par des bateleurs populistes n’ayant pour programme que leur propre ascension et dont l’arrivée au pouvoir engendrerait de nouvelles formes de captation de l’Etat au profit d’intérêts qui précipiteraient son démantèlement. La Tunisie a en fait épousé la démocratie en un moment de l’histoire où les formes classiques de cette dernière sont fragilisées par l’hégémonie d’un système économique porteur des pires inégalités et où, à défaut de réponses claires des pouvoirs politiques aux frustrations qu’elles engendrent, les leaders populistes ont partout le vent en poupe.
Est-ce à dire que l’ère des avancées sociétales a vécu ? A la fois conservatrice et moderniste, la société tunisienne n’a pas pour souci de réclamer l’élargissement du socle des acquis bourguibiens – en matière de droits des femmes notamment –, tout en y demeurant attachée. Cela, les candidats qui vont s’affronter dans les urnes l’ont bien compris en n’évoquant, à de rares exceptions près, aucun des sujets touchant aux libertés individuelles. Sur ce chapitre, c’est bien une pause que les prochaines élections annoncent. Avec des candidats en panne de projet de société et incapables de formuler des programmes crédibles capables de relever les défis économiques, sociaux et environnementaux auxquels la Tunisie est confrontée, il faut espérer qu’elles n’ouvrent pas la porte à d’inquiétantes régressions.
Sophie Bessis (Historienne)