Le marxisme se serait cassé les dents sur la question nationale, affirment ceux-là mêmes qui ne le vouent pas encore aux gémonies. Certes, avec la nationalisation du mouvement ouvrier qui va de pair avec la formation de la classe ouvrière industrielle [1], la tentation nationaliste n’a pas épargné un milieu qu’on croyait intrinsèquement internationaliste parce qu’on ne l’avait pas regardé de trop près. Mais le handicap résidait précisément dans ce « cosmopolitisme naïf » ou « internationalisme utopique », dénoncé par Otto Bauer, lequel n’était au fond qu’une politique de l’autruche, une façon de refuser le problème. Loin d’être immunisé contre le nationalisme, le mouvement ouvrier y a succombé parce qu’il ne disposait pas des moyens pour s’en défendre.
Après le relais de l’anti-impérialisme, toute tentative pour considérer la question nationale dans une perspective plus vaste et plus complexe que celle des mouvements de libération nationale continue à apparaître comme suspecte aux tenants de l’internationalisme intransigeant.
Dans une autre mouvance, pour se dédouaner et récuser le passé nationaliste de ceux qui les ont précédés, les mouvements nationalitaires hexagonaux des années soixante-dix sont allés interroger le marxisme, à la recherche d’une caution [2]. Si leurs investigations ont pu les mener jusqu’à Otto Bauer – des extraits du présent ouvrage plus abondants qu’en français ont été traduits en occitan [3] – ils ont souvent préféré assumer l’héritage de l’anti-impérialisme de la décennie précédente et, avant d’abandonner toute référence au marxisme, privilégié à partir du primat de la langue la solution léninienne du droit à l’autodétermination sans bien percevoir qu’il s’agissait en fait, à travers le « centralisme démocratique » qui en est le pivot, d’une redécouverte du centralisme jacobin qui, au nom de l’égalité des droits, conduit à l’arasement des langues et cultures régionales. Lénine était bien un partisan de l’assimilation sans coercition – ne dit-il pas dans ses notes que les 72 % de Slaves de l’Empire russe auront raison des minorités non slaves sans qu’il soit besoin de russifier à l’instar du tsarisme [4] ? Le droit à l’autodétermination, cependant, ne saurait mettre un terme à la hiérarchie des nations ; il ne prémunit pas les nations dominées de la surdétermination des nations dominantes, si l’on veut schématiser la relation et la réduire à deux termes.
Quant à Staline dont la formule a fait fortune [5], on sait comment il a résolu en fin de compte la question nationale en 1943-1944, en déportant des populations entières sous prétexte de collaboration avec l’ennemi, un exemple qui n’est pas resté unique [6].
Mais ces deux « modèles » sont loin de rendre compte de l’ampleur du débat parmi les marxistes dont je me bornerai à tracer les principales étapes. En réservant le droit à l’existence et au développement aux seules grandes nations historiques, au nom du progrès et de la révolution, Marx et Engels avaient laissé un héritage encombrant. Toutefois, à propos de l’Irlande et de la Pologne, ils avaient maintenu le principe selon lequel un peuple qui en opprime un autre ne saurait s’émanciper [7]. En 1887, ce fut Karl Kautsky qui prit la relève et entreprit d’esquisser la genèse de la nation moderne [8]. En 1896, les Polonais une fois de plus relancèrent le débat sur la scène internationale. Au congrès de Londres, le PPS (Parti socialiste polonais) voulut faire reconnaître le droit de la Pologne à l’indépendance par la 2e Internationale. Rosa Luxemburg, au nom de la SDKP (Social-démocratie du Royaume de Pologne), s’éleva contre cette résolution dans la revue théorique de la social-démocratie allemande, Die Neue Zeit, qualifiant de dépassée la revendication d’une Pologne indépendante alors que le développement économique faisait fi des barrières nationales. Comme ce sera le cas par la suite, Kautsky arbitra le débat et la résolution adoptée par le congrès se prononça en faveur de l’autodétermination ou de l’autonomie selon qu’il s’agisse des versions allemande, française ou anglaise. Une telle imprécision allait bien sûr favoriser les divergences d’interprétation. La même année, à propos de la question d’Orient, Rosa Luxemburg énonça les principes qui devaient selon elle présider à toute appréciation des revendications nationales : le socialisme se devait de lutter partout contre toutes les formes d’oppression et soutenir les mouvements de libération, mais la priorité absolue revenait aux intérêts de classe du prolétariat. C’était la réaffirmation, actualisée, de la démarche marxienne [9].
Après cette amorce, ce fut la social-démocratie autrichienne qui prit le relais pour aboutir, dix ans plus tard, à l’ouvrage majeur d’Otto Bauer pour lequel les travaux de Karl Renner avaient préparé le terrain. Attaqué par Kautsky, puis par Lénine et les bolcheviks, le livre d’Otto Bauer fut traduit en russe par les socialistes juifs peu de temps après sa parution. Il a été publié il y a quelques années en espagnol au Mexique [10]. À soixante-dix ans de distance ces éditions confirment qu’il s’agit d’un classique : il s’était situé au centre de tous les débats marxistes sur la question nationale et pourrait bien encore y jouer un rôle primordial. C’est un des premiers produits essentiels de l’austro-marxisme dont l’apogée se situe avant la Première Guerre mondiale ; il intègre cette question controversée dans les débats naissants sur l’impérialisme auxquels Otto Bauer participe pleinement.
On peut donc se demander pourquoi cet ouvrage fondamental, attendu depuis longtemps par les spécialistes francophones de la question, a tant tardé à paraître. Son épaisseur, d’abord, est un élément d’explication aux réticences des éditeurs. Mais outre les difficultés de l’édition scientifique en France et les obstacles véritables dont fait état l’avant-propos, la polémique entre Georges Haupt et Yvan Bourdet [11] en 1976, à un moment où ils savaient l’un et l’autre sans trop vouloir y croire que le processus de la publication était engagé, est révélatrice. Tous deux souhaitent pieusement une édition intégrale de ce que Georges Haupt appelle un « modèle de recherche concrète et de généralisation théorique [qui] reste l’ouvrage de référence majeur, indispensable pour toute démarche historique et théorique sur la question nationale [12] ». Mais alors que Bourdet met en cause la « pusillanimité des éditeurs » que l’argumentation de Haupt est susceptible, selon lui, de renforcer, ainsi que « l’inculture et l’indifférence des lecteurs [13] », Haupt rétorque qu’« il ne suffit pas d’être un lecteur fidèle de Musil et de Marx, ou un bon connaisseur de la langue de Goethe pour pouvoir pénétrer et mettre à profit les théories de Bauer ». Il avance alors des difficultés d’accès historiques – le livre d’Otto Bauer fait référence à des situations révolues « extérieures pour le lecteur français » – mais aussi d’« ordre conceptuel, voire méthodologique » et suggère la prudence : il s’agit « de situer ce travail avec plus de précision, de clarifier le contexte historique et idéologique dont il est issu, et les présupposés méthodologiques qui y président, sans quoi cet ouvrage réclamé et attendu pourrait bien décevoir [14] ». Bourdet tente alors de balayer ces objections : il n’existe pas de livres non « datés », « tout livre n’est qu’un exposé provisoire d’une réalité en devenir », écrit-il paraphrasant Marx ; la présentation de Haupt aux « remarques sur la question des nationalités » est en elle-même une réfutation de sa thèse : « Georges Haupt a excellemment démontré que les difficultés d’accès qu’il exhibe sont surmontables, qu’une introduction éclairante peut précéder la traduction de l’ouvrage que personne n’interdit d’annoter [15]. » Si cette polémique – qui n’en est pas une – n’a nullement présidé à la genèse de la présente édition, les arguments avancés de part et d’autre méritent quand même qu’on s’y attarde.
Il s’agit bien d’un travail collectif qu’ils estimaient tous deux nécessaire et qu’imposent les dimensions mêmes de l’ouvrage : il a été traduit par Nicole Brune-Perrin et Johannes Brune et revu par moi ; Alain Le Guyader et moi nous sommes efforcés de l’annoter ; de même que j’essaie, dans cette introduction de « clarifier le contexte historique et idéologique [16] ». Certes, à la lecture de l’ouvrage, il y a quelques allusions à des situations spécifiques difficilement décryptables pour un lecteur non averti, mais bien moins que ne le craignait Georges Haupt et presque rien qui ne saurait être résolu par une note infrapaginale.
La démonstration de Bauer est assez didactique – l’ouvrage ne se lit pas vraiment comme un roman policier –, mais elle constitue un tout où ce qui est « essentiel » est introduit et explicité par ce qui, apparemment, l’est moins. Le choix de textes antérieur [17] tendait en effet à éliminer, comme l’a judicieusement constaté Yvon Bourdet, l’une des deux dimensions : celle qui en fait un « modèle de recherche concrète ».
Ce qui retiendra donc plus particulièrement mon attention, cet argument « technique » une fois écarté, c’est le caractère « daté » de l’ouvrage. Et d’abord, par rapport à l’œuvre de Bauer lui-même. Georges Haupt signale à juste titre les deux textes-clés pour la compréhension du présent livre : la réponse de Bauer aux critiques de Kautsky en 1908 et la préface à la seconde édition en 1924. C’est pourquoi ils figurent tous deux dans la présente édition. Quelles sont donc les nuances que Bauer apporte lui-même pour corriger ce qu’il appelle en partie des « erreurs de jeunesse » ? Si Bauer reste relativement discret sur la « sociologie formelle » qu’il comptait élaborer, il donne dans sa préface de 1924 quelques précisions sur ses sources, sans considérer nécessairement sa fidélité comme « fautive », si ce n’est par rapport aux théories économiques du marxiste légal russe Tugan-Baranovski (contre lequel Lénine avait polémiqué au tournant du siècle) [18]. Bauer s’est inspiré de l’historien Karl Lamprecht qu’il avait étudié lors de l’élaboration de sa thèse de doctorat et que les marxistes ont soumis à une critique différenciée, séduits qu’ils étaient dans un premier temps par sa conception matérialiste de l’histoire. Bauer y puise une vision de l’histoire moderne en tant que suite d’époques culturelles dont sont porteuses les nations. Sur le plan sociologique, si Bauer a lu Durkheim, c’est surtout à F. Tönnies qu’il fait référence dans les prémisses de sa théorie des formes sociales. Il lui emprunte la distinction entre communauté (le substrat de tous les phénomènes sociaux) et société même s’il modifie l’acception de ces termes : « Pour lui, la communauté se fonde sur une expérience intérieurement vécue en commun par les individus qui la composent, alors que la société repose sur des “normes externes” : règles d’action (le droit, les mœurs), règles présidant à l’enchaînement des représentations (la science) et à l’association des représentations avec des complexes phoniques (la langue) [19]. »
De son propre aveu, les « concepts de la méthode sociologique qui constituent le fondement de mon exposé de la théorie des nations » ont été puisés dans la théorie de la connaissance de Kant dont l’école austro-marxiste s’inspire largement, tout en se démarquant du néo-kantisme de Bernstein et des révisionnistes. Bauer précisera ultérieurement à propos de Max Adler, le philosophe du groupe, mais aussi à son propre propos : « Il adopta le néokantisme non pas pour le relier éclectiquement au marxisme comme l’avaient fait les révisionnistes, mais précisément pour défendre, avec les moyens de la critique kantienne de la connaissance, la science marxiste contre tous les affadissements révisionnistes et pour la démarquer nettement du fondement éthique du socialisme [20]. »
En effet, la « crise du marxisme » déclenchée au tournant du siècle par les théories révisionnistes d’Eduard Bernstein, l’un des légataires de Marx et Engels, s’était articulée autour du néokantisme. En gardien de l’orthodoxie, Plekhanov était parti en guerre contre celui de Conrad Schmidt, l’un des partisans de Bernstein. Karl Kautsky dont l’intervention était attendue par tous les marxistes laissa longtemps Plekhanov seul dans l’arène : « Je dois vous avouer, lui écrit-il, que le néokantisme ne me gêne pas le moins du monde [21]. » Pourtant, en 1906, il publiera un ouvrage contre le socialisme éthique [22].
Dans ce contexte, le néokantisme de l’école austro-marxiste apparaît comme suspect aux tenants de l’orthodoxie marxiste. Mais Max Adler, critique du révisionnisme, n’épargna pas non plus Plekhanov. Quant à Kautsky, une fois de plus, il ne fut guère importuné par « l’alliage des catégories du marxisme et du néokantisme » dans l’ouvrage d’Otto Bauer.
Tributaire des courants de pensée aussi bien que des sciences sociales de son époque, ce livre s’inscrit dans un climat intellectuel particulier. En outre, Bauer partage avec les autres marxistes de la 2e Internationale tout un univers mental. Pour s’opposer aux « théories métaphysiques de la nation », aussi bien le spiritualisme national qui opère à partir du génie du peuple que le matérialisme national qui suppose la transmission d’une substance immuable, il fait appel à Darwin qui jouit parmi ses contemporains socialistes d’un prestige inentamé. Il adhère donc, sans les soumettre à sa critique, aux principes de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle. De même, le concept de race reste flou : tantôt c’est une communauté d’ascendance restreinte qui n’entretient aucune communication avec l’extérieur, tantôt ce sont des individus unis par des caractéristiques physiques communes (il cite plus particulièrement l’exemple des Juifs) [23]. Certes, en faisant de l’histoire l’élément agissant majeur pour la formation de la nation, il contourne l’écueil de la hiérarchisation, il récuse la relation causale entre « marques anthropologiques » et « traits psychiques », échappant ainsi à toute récupération de type sociobiologique. Mais l’ambiguïté qui pourrait susciter ces « non-sens graves » tant redoutés par Georges Haupt demeure ; ceux-ci ont d’ailleurs été contemporains de Bauer, que ce soit Lénine ou les internationalistes intransigeants qui ont vu dans ce qu’ils appelaient son nationalisme déguisé une nouvelle forme de révisionnisme [24].
Pour la description des anciens Germains, ses sources sont César et Tacite : dans ce domaine également, il partage avec ses contemporains une vision idyllique du communisme primitif, de l’égalitarisme dans les communautés de parenté.
Ensuite, pour paraphraser Georges Sorel, il est victime des « illusions du progrès » lorsqu’il affirme que seule la société socialiste saura utiliser pleinement les innovations technologiques pour économiser le travail de tous. Il croit aussi à la croissance numérique continue de la classe ouvrière, même s’il apporte le correctif consistant à y inclure les prestataires de service. Sa vision de la société socialiste de l’avenir fondée sur la division internationale du travail où chaque nation se spécialiserait dans ce qu’elle est le plus apte à produire, échangeant ce qui lui manque avec les autres, comporte comme tout projet de société une part d’utopie. Elle préfigure le slogan nationalitaire : « Vivre et travailler au pays ». Si l’on suppose disparues les inégalités de développement entre les nations – que Bauer a constatées comme consécutives à l’impérialisme – le monde entier accédant à une culture universelle nationalement différenciée, la spécialisation n’est-elle pas susceptible de reproduire une hiérarchie au cas où le partage des ressources resterait inégal ? Marx et les marxistes en général croyaient aux vertus du centralisme et des vastes territoires d’implantation du capitalisme : c’est pourquoi, quand il écrit son livre, Bauer est, comme la majorité de la social-démocratie autrichienne, favorable à une stratégie centripète, sans être centraliste pour autant. Le maintien de l’Autriche-Hongrie est pour lui synonyme d’ampleur de marché, garant d’unités de production assez vastes pour passer plus tard à la propriété collective. L’interrogation sur la dimension optimale des entreprises dans la société socialiste pour assurer l’autonomie de chacun est donc absente, ce qui rejaillit sur son projet. Ni le fordisme, ni l’expérience soviétique n’avaient encore sur ce point remis en question les pronostics marxiens.
Lorsqu’il écrit ce livre, Otto Bauer, âgé de 25 ans, vient de soutenir sa thèse de droit et se consacre à des recherches sur l’économie, la sociologie et le matérialisme historique. Il est déjà connu dans le milieu des théoriciens marxistes de langue allemande ; Kautsky le considère comme l’une des espérances de la « postérité marxiste », expression dont il se sert pour désigner la jeune école austro-marxiste dont Bauer est le benjamin [25]. Cette équipe (celle des Marx-Studien), la rédaction de la revue théorique de la social-démocratie autrichienne, Der Kampf, qu’il assume avec Braun et Renner à partir de 1907, l’effervescence intellectuelle de Vienne en général, la virulence accrue de la question nationale en Autriche-Hongrie, tel est le contexte dans lequel Bauer se situe.
Dans son parti, comme ce sera le cas dans le parti russe en 1903, la question nationale s’est d’abord posée comme problème d’organisation : le SPÖ s’est doté, en 1897 à son congrès de Vienne-Wimberg, d’une structure fédérative associant six partis : les Allemands, les Tchèques, les Slovènes, les Polonais, les Italiens et les Ukrainiens-Ruthènes. À l’étape suivante, deux ans plus tard, au congrès de Brünn (Brno), la social-démocratie autrichienne, confrontée à la réalité des conflits nationaux en Autriche (plus précisément en Cisleithanie, la partie autrichienne de la monarchie bicéphale) est le premier parti de l’Internationale à tenter d’apporter une « solution pratique » (selon l’expression de Rosa Luxemburg) à la question nationale. Au terme du débat, la résolution votée, territoriale dans son essence, tient compte de l’argumentation présentée par Etbin Kristan au nom des Slaves du Sud dans sa contre-proposition d’autonomie extraterritoriale. Au même moment, Karl Renner présente dans ses analyses sur la question nationale une solution de nature juridique proche des propositions des Slaves du Sud : les nations doivent être transformées en personnes juridiques en relation plus au moins lâche avec leur territoire d’implantation [26].
À partir de 1905, le parti social-démocrate est engagé, dans le sillage de la révolution russe, dans la lutte pour le suffrage universel où tous les moyens sont mis en œuvre, y compris l’érection de barricades à Vienne et à Prague. Ce combat commun apporte une accalmie dans le conflit qui menaçait de pénétrer dans les rangs de la social-démocratie. Mais elle est de courte durée : une fois le suffrage universel conquis, l’incursion des luttes nationales dans le mouvement ouvrier se poursuit. C’est d’abord la centrale syndicale de Prague qui fait sécession par rapport aux instances centrales de Vienne : les Tchèques seront condamnés par le congrès de l’Internationale à Copenhague en 1910. Puis le parti tchécoslave se scinde à son tour entre « séparatistes » et « centralistes » : la « petite Internationale » autrichienne cessera d’exister, aucun congrès du « parti global » (Gesamtpartei) ne se réunira après 1905.
Dans un premier temps, Bauer ne se sent pas concerné outre mesure. Le 26 janvier 1906, il écrit à Kautsky : « Jusqu’à présent, les rapports peu réjouissants entre Tchèques et Allemands ne nous ont pas nui. Mais je crains que cela n’empire, peut-être me déciderai-je un jour à écrire quelque article ou une brochure sur les soucis nationaux ; certes je suis intéressé par d’autres choses, mais il sera peut-être nécessaire qu’un marxiste dise une bonne fois aux hommes de la pratique et aux chroniqueurs où vont les choses [27]. » Sollicité par Victor Adler, le leader incontesté du parti, Bauer est prêt à écrire une brochure de propagande pour contribuer à l’élaboration du programme national. La brochure se transforme en gros volume, écrit en dix mois, et Bauer en théoricien de la question nationale [28].
Il cherche à appliquer au domaine national ses recherches théoriques sur le matérialisme historique face à « la nécessité d’une prise de position globale et concrète à partir des problèmes nationaux qui, en Autriche, dominent la vie politique et, en d’autres États, ont une incidence de plus en plus marquée sur les luttes politiques [29] ».
« L’ouvrage de Bauer est moins l’exemple du “marxisme créateur”, des innovations par rapport à Marx que celui d’un esprit théorique et critique lucide, motivé par son engagement militant, se situant dans la tradition marxienne, qui refuse de se plier aux impératifs conjoncturels, à la prudence, au conformisme orthodoxe [30] » : « J’ai reconnu dans mon livre la réalité de la communauté nationale et tenté de l’expliquer et, à partir de cette base précisément, j’ai voulu en déduire la nécessité de notre politique internationale [31]. » Mais pour lui, le résultat de ses recherches n’est que provisoire, l’ouvrage paraît, amputé de l’introduction méthodologique qu’il aurait souhaitée. Sa réponse à Kautsky apporte sur ce point d’utiles précisions : « Le postulat méthodologique de Bauer – la recherche de critères objectifs et opératoires pour préciser le concept de nation et la réalité qu’il recouvre, la courbe d’une évolution et d’une transformation complexes en distinguant plusieurs types de nation – conduit Bauer à combiner les catégories néokantiennes avec celles du matérialisme historique. Ainsi, le néokantisme lui fournit le principe de l’individualité nationale en tant que quintessence de l’historicité spécifique, de la permanence de la nation. En partant de Marx, Bauer comprend le processus de constitution de la nation comme une des formes de la lutte de l’homme avec la nature, les changements dans la communauté de caractère d’une nation donnée étant déterminés par le mode de travail des hommes, par les moyens de travail dont ils se servent, par les forces productrices qu’ils dominent, par les rapports dans lesquels ils entrent à l’intérieur de la production. Le modèle analytique de Bauer se veut historico-génétique : la nation est perçue comme une réalité historique en perpétuel devenir, qui se développe dans des situations spécifiques, est déterminée par elles et subit des transformations, une évolution et des métamorphoses constantes [32]. »
En fait, malgré des divergences profondes. Kautsky ajourne le débat de fond, s’affirmant d’accord avec les propositions baueriennes de politique des nationalités [33]. Il ajoute au texte de Bauer une note rédactionnelle : « Dans sa réponse, Bauer développe une idée tout à fait nouvelle, celle d’une “sociologie formelle” qui établit une distinction entre société et communauté sans laquelle sa théorie de la nationalité reste incompréhensible. C’est dans la recherche des “communautés de caractère” qu’il situe la tâche essentielle de l’histoire en tant que science. Malheureusement ses allusions ne suffisent pas pour soumettre cette théorie des formes sociales à un examen. J’estime donc qu’il vaut mieux ajourner la suite de la critique du concept bauerien de nationalité jusqu’à la parution de la doctrine des formes [34]. »
Pourtant leurs divergences sont partiellement explicitées. Si elles ne concernent pas les solutions concrètes et conjoncturelles – Kautsky, tout comme Bauer plus tard, doute de la possibilité de maintenir l’Autriche-Hongrie – ni le fondement économique de la nation, elles portent à la fois sur ce qui constitue la nation moderne et sur les pronostics concernant le devenir des nations.
Engels avait affirmé que les « nations sans histoire » étaient -condamnées à disparaître ou à s’intégrer dans des nations viables, plus fortes [35]. À partir de l’observation des phénomènes de son époque, Bauer y oppose la théorie du « réveil des nations sans histoire » dont les Slaves d’Europe centrale et méridionale, mais aussi la Russie révolutionnaire de 1905 lui fournissent la preuve : la pénétration du capitalisme dans les régions les plus reculées de l’Europe n’a pas pour conséquence la disparition des « fragments de peuple » mais, au contraire, leur éveil à la conscience nationale.
Sur ce point, Kautsky avait du mal, lui aussi, à assumer l’héritage puisqu’a destination des socialistes des Balkans, il publie un texte tendant à réfuter les positions d’Engels [36]. Mais les conclusions qu’il tire pour le long terme sont diamétralement opposées à celles de Bauer : pour lui, la culture tend à s’internationaliser, les langues qui sous-tendent les nations sont donc appelées à disparaître au profit de celles du très petit nombre de nations qui assumeront le leadership économique et culturel. Pour Bauer en revanche, le réveil des nations sans histoire n’est que l’amorce d’un processus de développement et de différenciation des nations : avec l’intégration du peuple tout entier à la communauté de culture, la nation – communauté de caractère issue d’une communauté de destin – constituera un ensemble homogène. Les contenus internationaux de culture passeront alors par l’aperception nationale, entraînant une diversité et un foisonnement croissants.
Contrairement à Kautsky qui fait de la langue parlée, puis écrite (en tant qu’agent d’unification) l’un des éléments agissants de la nation, Bauer ne lui accorde qu’une valeur instrumentale, en tant qu’elle favorise la communication et permet ainsi la communauté de culture. Dans le débat marxiste où la langue est souvent identifiée à la culture nationale (par exemple chez Lénine), sa position est originale. Mais elle rejoint celle d’un marxiste marginal, l’Irlandais James Connolly qui ne fait pas de la renaissance du gaélique le préalable de la libération de la nation [37].
Le second élément agissant de la nation pour Kautsky, le territoire, est pour Bauer du même ordre que la langue dans la mesure où la transplantation d’un individu ou d’un groupe, même si elle est volontaire, n’entraîne pas automatiquement sa dénationalisation, puis son acculturation puis son assimilation. Bauer dissocie, comme l’avait fait Renner avant lui, la nation de l’État dont le territoire est bien un élément constitutif (il conteste l’existence d’une nation suisse). En même temps que le réveil des nations sans histoire, le développement du capitalisme produit dans les empires multinationaux un enchevêtrement inextricable de nations dû notamment aux mouvements migratoires intérieurs qu’il déclenche. Pour Vladimir Medem, l’un des théoriciens de la social-démocratie juive de Russie, le Bund, dont la démarche s’apparente sur bien des points à celle de Bauer, nation et territoire coïncident de moins en moins avec le développement du capitalisme. Sa position originelle – le neutralisme, c’est-à-dire le refus de prendre position pour ou contre l’assimilation [38] – est assez proche des thèses de Bauer (qui la pronostique pour les Juifs parce qu’il tient essentiellement compte de l’expérience d’Europe occidentale et leur refuse le statut de nation que Medem revendiquera par la suite). En général, pour Bauer l’assimilation est un phénomène social qui dépend de toute une série de facteurs et échappe à tout jugement de valeur. Dans certaines conditions – faible écart entre les niveaux de culture en présence, faible densité de la minorité, etc. – elle se produit naturellement. Si, au contraire, des résistances se manifestent – que ce soit de la part des sociétés d’accueil ou des minorités nouvellement implantées – vouloir contraindre à l’assimilation ne peut avoir comme résultat que de l’entraver [39]. Ce raisonnement s’applique tout autant aux empires multinationaux qu’aux pays d’immigration comme le souligne Bauer dans sa participation en 1907 au débat sur les migrations ouvrières au congrès de Stuttgart de la 2e Internationale [40]. Quelle que soit leur destination, les migrations ouvrières ont la même origine : le bouleversement apporté par la pénétration du capitalisme. C’est pourquoi, affirme plus tard Noe Jordania, leader de la social-démocratie géorgienne, la classe ouvrière n’est pas attachée au territoire, à la différence de la paysannerie qui cultive la terre et de la bourgeoisie qui a besoin d’un terrain où exercer son pouvoir [41].
Cette opinion renvoie pour une part aux analyses des marxistes orthodoxes qui font de la nation moderne un phénomène transitoire, lié à la domination de la bourgeoisie et devant disparaître avec elle. Mais les déductions qui en sont tirées dans la mouvance croissante des « extra-territorialistes diffèrent fondamentalement de celles des internationalistes intransigeants. Pour étayer la dissociation entre nation et territoire, Karl Renner compare nation et religion : dans la monarchie de droit divin (cujus regio, illius religio), l’Église était une puissance territoriale. Dans les sociétés démocratiques, elle a cessé de l’être pour s’organiser sur des bases communautaires qui ne sont plus liées au territoire [42].
Rien ne s’oppose à ce que la nation connaisse une évolution du même ordre : de question de pouvoir qu’il était pour la bourgeoisie, le problème des nationalités devient question de culture lorsque la classe ouvrière pénètre dans la vie politique. C’est de ces principes que s’inspire la solution proposée par Renner et Bauer à une question qui paralyse la vie politique de l’Autriche, solution qui consiste précisément à la dépolitiser pour permettre à la question sociale de se poser dans toute son acuité : « Les nations sont à constituer non en tant que corporations territoriales, mais en tant qu’associations de personnes. […] La répartition intérieure des nationalités devrait naturellement se faire d’après la densité de peuplement, les co-nationaux d’un diocèse local ou d’une circonscription formeraient une commune nationale, c’est-à-dire une corporation de droit public et privé, avec droit de décret et d’impôt, et disposant de fonds spécifiques. Un certain nombre de communes liées par le territoire et la culture formeraient un district national avec les mêmes droits corporatifs. La totalité des districts formerait la nation. Elle serait, elle aussi, sujet juridique de droit public et privé [43]. »
Certes, Renner concède que l’État-nation est la solution de moindre friction, mais il réaffirme que sur le plan concret des empires multinationaux, elle est inapplicable. Les territorialistes ont vu dans cette tentative de dépolitisation de la question nationale qui met l’accent sur l’aspect culturel une réduction à la question des écoles. C’est en effet sur les écoles que s’engage principalement le débat sur les minorités dans la social-démocratie autrichienne. Se faisant écho l’un à l’autre, Renner, mais surtout Bauer proposent des solutions s’inspirant de ce qu’on pourrait appeler le neutralisme tel qu’il a été défini à propos de Vladimir Medem : la création d’écoles de minorités afin de leur assurer la liberté du développement culturel.
La formule est celle qui avait été proposée en 1903 au 2e congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) et que préconisent en 1912 les mencheviks devant l’insistance des socialistes des nationalités « allogènes », parmi lesquels les solutions austro-marxistes jouissent d’une diffusion croissante au fur et à mesure que la question nationale gagne en acuité dans l’empire russe. À leurs détracteurs, ils objectent l’importance primordiale de l’école pour la diffusion de la culture puis de la conscience de classe dans le prolétariat [44]. La solution la plus élaborée est celle que propose le Serp, Parti ouvrier socialiste juif proche des socialistes révolutionnaires, pour qui l’autonomie nationale s’étend aux domaines juridique, administratif et même économique (bancaire), une Diète nationale (Sejm) aux larges compétences devant être élue au suffrage universel par tous les membres de la nation qui y appartiennent de naissance ou ont déclaré vouloir y appartenir [45].
À partir de 1909, Bauer cesse de croire à la possibilité d’une solution pacifique au conflit national en Autriche. Dès 1901, Kautsky pensait que la seule solution serait la dislocation, sans présager du quand ni du comment46. La « petite Internationale » autrichienne s’effondre dès avant la guerre, remettant en question le programme de Brünn. Pendant la guerre, Renner continue à considérer la « confédération des nations autrichiennes » comme une nécessité géopolitique, l’État « supranational » comme une forme supérieure à l’État-nation et approuve par conséquent les solutions « austro-polonaise » et « grand-croate » de la monarchie qui vont selon lui dans le sens des propositions social-démocrates. Bauer lui oppose alors la conception de la gauche du parti, telle qu’elle est formulée par Friedrich Adler qui adopte une position neutraliste face au problème de l’État : « Il n’identifiait pas la cause du prolétariat avec celle des mouvements nationaux révolutionnaires des nations slaves. Mais il refusait aussi de défendre l’existence de l’Autriche contre ces mouvements [47]. » Estimant que le maintien de l’État sous forme de fédération de nations libres deviendrait le dernier recours « de la dynastie, de la bourgeoisie austro-allemande et de la gentry magyare » contre le droit à l’autodétermination [48] – projet irréalisable puisqu’il se heurterait à la résistance des nations concernées et déboucherait obligatoirement sur la violence – Bauer opte pour la solution territoriale dans le programme de la gauche qu’il rédige en janvier 1918 : « La social-démocratie doit reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination. Elle doit reconnaître à chaque nation et à chaque partie importante d’une nation le droit de décider elle-même de son organisation étatique [49] », ce qui supposait bien évidemment que la nation allemande d’Autriche s’autodéterminerait également. La social-démocratie austro-allemande revendiqua donc le rattachement à l’Allemagne révolutionnaire, fondée sur le système des conseils. Mais l’une des difficultés majeures qu’avaient contournée le programme de Brünn et les propositions de Renner ne tarda pas à se manifester : les Allemands des Sudètes, territorialement séparés de l’Autriche allemande ne purent imposer leur rattachement face à ce que Bauer appela l’« impérialisme » tchèque. Ce revirement stratégique en faveur du droit à l’autodétermination est explicité dans La Révolution autrichienne, paru en 1923. Comme Bauer le déclare dans sa préface de 1924 au présent ouvrage, cette publication était le préalable à la réédition pour lever toute ambiguïté quant aux solutions qu’il envisageait en 1907.
Pourtant le droit à l’autodétermination n’apportait pas la solution au problème des minorités. Comme Engels autrefois, les négociateurs du traité de Versailles furent contraints de conclure à l’impossibilité de faire coïncider les frontières étatiques et ethniques. Ils décidèrent donc d’accorder dans les États nouvellement créés ou considérablement agrandis, sous réserve de ratification par les gouvernements concernés, des droits aux minorités « linguistiques, raciales et religieuses », soumises à la protection de la SDN. Là aussi, ce fut le principe territorial qui prédomina comme en témoigne la seule véritable autonomie concédée : celle des Ruthènes des Carpathes en Tchécoslovaquie. Pour le reste, il s’agit d’une autonomie culturelle sous contrôle de l’État : le droit pour les minorités de créer des institutions garantissant la préservation de l’identité collective, notamment des écoles primaires de langue maternelle, – à financer sur fonds publics –, où l’État se réserve le droit de rendre également obligatoire l’enseignement de sa langue officielle. Dans le traité avec la Pologne, des dispositions spéciales concernaient les Juifs : ne pas les obliger à enfreindre le sabbath, permettre la création d’hôpitaux juifs ou de sections juives dans les autres pour assurer l’observation des prescriptions alimentaires. Des dispositions semblables furent accordées aux musulmans dans l’« État serbo-croato-slovène ». Bien qu’entretenant la confusion entre religion et nationalité, les négociateurs refusèrent de reconnaître les Juifs de Pologne ou de Roumanie comme une nation, se réservant la possibilité d’envisager une éventuelle solution au problème juif en Palestine [50]. Ce qui fut visé, ce fut l’émancipation à l’occidentale et la transformation des Juifs d’Europe centrale et orientale en israélites. Cependant, dans leur fonctionnement réel, les clauses des traités allaient naturellement emprunter certains traits à l’autonomie personnelle culturelle telle que l’avaient préconisée les austro-marxistes, par exemple à travers le droit d’être jugé dans sa propre langue ou la loi linguistique promulguée en Tchécoslovaquie en février 1920.
Cette solution avait été expérimentée à la même époque, notamment dans la Hongrie de Karolyi sous l’inspiration directe d’Oskar Jaszi [51] partisan de l’autonomie culturelle, puis dans celle des conseils de Béla Kun avec un commissariat du peuple allemand, un centre pour les Ukrainiens dans une république fédérée des conseils, politique des nationalités qui, bien qu’inspirée explicitement par les principes léniniens, s’apparente singulièrement au programme de Brünn de 1899 [52]. Or cette autonomie faiblement reliée au territoire a connu le même sort que les conseils : elle a disparu avec la contre-révolution, ou comme en Ukraine, avec la consolidation du pouvoir. En Pologne, elle a fonctionné dans une certaine mesure pour les Juifs, sans que le traité des minorités de Versailles ait jamais été ratifié [53]. Son « retour d’actualité aujourd’hui » apparaît dans « la résistance culturelle des minorités et des nationalités linguistiques dans la crise présente en Occident des États-nations [54] ».
Mais elle constitue surtout un important contrepoids au dogme de l’État-nation dont les conséquences néfastes n’ont cessé de se manifester dans les situations conflictuelles : ainsi les réfugiés antifascistes internés dans des camps lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en France, les Japonais, même naturalisés, regroupés aux États-Unis, les camps de Palestiniens ou de Cambodgiens, les boat people, toutes situations résultant largement de la non-existence juridique des populations en état d’extraterritorialité. Comme l’avaient préconisé les austro-marxistes – ralliant en partie Kautsky à leurs thèses – l’autodétermination sur un territoire nécessite le correctif de l’autonomie nationale personnelle culturelle.
Alors qu’en 1912 Pannekoek cherchait à poursuivre le débat sur ce qui constitue la nation, Bauer lui rétorqua que les considérations théoriques étaient hors de propos au moment où le nationalisme progressait dans le mouvement ouvrier [55]. Pourtant, en 1924, c’est cet aspect de son étude qu’il retiendra comme le plus positif. Parmi les démarches qui permettent d’échapper aux apories du marxisme orthodoxe dans le domaine national et d’alimenter une réflexion allant dans le sens de celle de Bauer, les quelques notations de Max Weber sur les groupes ethniques et la nation sont particulièrement stimulantes. À partir de présupposés méthodologiques puisés dans le néokantisme et chez F. Tönnies, donc semblables à ceux de Bauer, le marxisme excepté, Max Weber le rejoint sur plusieurs points, comme l’a constaté Danielle Juteau-Lee [56]. Il fait dériver la nation d’un processus de communalisation que ne garantit ni la communauté d’origine, ni la langue commune qui, en tant qu’instrument de la communication, favorise tout au plus le processus. Seule la perception des différences, liées au mode de vie externe, avec d’autres communautés peut susciter le sentiment d’appartenance, la croyance à une ascendance commune qui définissent le « groupe ethnique », les mœurs communes ayant pour origine l’adaptation aux conditions naturelles extérieures et l’imitation du voisinage. Les termes qui servent à le désigner – peuplade, tribu, peuple – renvoient à une communauté politique présente ou passée, à une communauté de langue ou de dialecte, à une communauté de culture. Quant au concept de nation, il se définit de plus en plus par rapport au pouvoir politique pour désigner un groupe humain lié par une communauté de langue, de confession, de mœurs ou de destin qui aspire à une formation politique qui lui soit propre. Pourtant, nation et peuple d’un État ne coïncident pas nécessairement, pas plus que le sentiment national n’est universel : il fait défaut aux peuples « non réveillés », alors qu’en peu de temps un groupe humain peut conquérir la qualité de « nation ». Enfin Weber rejoint implicitement Kautsky pour estimer que les intellectuels sont porteurs de l’idée nationale [57].
La continuité est assurée par Karl Deutsch qui, dans ses études sur nation et nationalisme [58], met l’accent sur la communication et s’inscrit en fait dans la double descendance de Bauer et Weber : « La continuité postulée Otto Bauer/K. Deutsch ne se heurte à aucune incompatibilité de principe et s’inscrit dans une tradition commune [59]. » Se livrant à un examen critique des positions de Bauer, il affirme que « l’autonomie culturelle ne peut être dissociée de l’autonomie personnelle, locale, régionale ou professionnelle des êtres humains [60] », postulat implicite chez Otto Bauer, mais tout à fait explicite chez Karl Renner. Pour le long terme, si le pronostic de Karl Deutsch rejoint plutôt celui de Kautsky, il n’en est pas moins conscient des obstacles persistants dus aux réalités concrètes de l’impérialisme qui constituent une objection à la vision du futur d’Otto Bauer : « Ce n’est pas avant que l’immense pauvreté de l’Asie et de l’Afrique aura été substantiellement réduite par l’industrialisation et par des améliorations du niveau de vie et d’éducation, ce n’est pas avant cela que l’ère du nationalisme et de la diversité nationale verra le début de sa fin [61]. »
En effet, même si la façon dont elle est posée peut connaître d’importantes variations en fonction du lieu et du temps, la question nationale n’a pas fini de se poser sous la forme globale des relations inter-ethniques. Dans cette perspective, la réflexion peut encore large-ment s’inspirer de la démarche d’Otto Bauer [62].
Claudie Weill
Notes
1. Sur ce processus, voir R. Gallissot, « Nazione e nazionalita negli debatti del movimento operaio », dans Storia del Marxisme, vol. 2, Il Marxismo nell’Età della Seconda Internazionale, Turin, Einaudi, 1979, p. 786-865. Je cite d’après le manuscrit original en français que l’auteur a aimablement mis à ma disposition.
2. Voir Y. Cohen et C. Weill, « Les marxismes face aux nouveaux mouvements sociaux », dans R. Gallissot et coll., Les Aventures du marxisme, Paris, Syros, 1984, p. 392-393 ; A. Le Guyader, Contributions à la critique de l’idéologie nationale, Paris, 10/18, coll. « La nation en question », 1978 ; et la revue La Taupe bretonne, six numéros parus de 1971 à 1976, dont les 3, 4 et 5 aux Éditions Champ libre.
3. Marxistas e nacions en lucha, Lyon, Fedérop/Institut d’études occitanes, 1976, p. 21-101.
4. Voir notamment « Nacional’nyi vopros (tezisy po pamjati) », Leninskij Sbornik, 30, Cahier 3, février 1914, p. 67.
5. J. Staline : « La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit par une communauté de culture », cité dans G. Haupt, M. Löwy, C. Weill (éd.), Les Marxismes et la question nationale, 1848-1914, Paris, François Maspero, 1974, p. 309-324, rééd. Paris, L’Harmattan, 1997.
6. Voir A. Nekritsch, Les Peuples punis, Paris, François Maspero, 1982.
7. G. Haupt et C. Weill, « Marx et Engels devant le problème des nations », Cahiers de l’ISEA, série S, n° 17, vol. 10, n° 8, oct. 1974, p. 1431-1486.
8. Les Marxistes et la question nationale. op. cit., p. 114-127.
9. Ibid, ainsi que G. Haupt, « Dynamisme et conservatisme de l’idéologie : Rosa Luxemburg à l’orée de la recherche marxiste dans le domaine national », Pluriel-Débat, n° 11, 1977, reproduit dans G. Haupt, L’historien et le mouvement social, Paris, François Maspero, 1980, p. 293-341.
10. O. Bauer, La Cuestion de las nacionalides y la socialdemocracia, Mexico, Siglo XXI, 1979.
11. Yvon Bourdet a amplement contribué à introduire l’austro-marxisme en France. On lui doit notamment les éditions de textes suivants : Otto Bauer et la révolution, Paris, EDI, 1968 ; M. Adler, Démocratie et conseils ouvriers, Paris, François Maspero, 1967 ; R. Hilferding, Le Capital financier, Paris, Minuit, 1970, p. 9-52 ; M. Adler, Démocratie politique et démocratie sociale, Paris, Anthropos, 1971, p. VII-XXVIII, ainsi que plusieurs articles.
12. Introduction de G. Haupt à Otto Bauer, « Remarques sur la question des nationalités », Pluriel-Débat, n° 5, 1976, p. 4142. Ce texte, reproduit ici en annexe, est la réponse d’Otto Bauer à l’analyse critique des positions austro-marxistes sur la question nationale, notamment les siennes, effectuée par Karl Kautsky dans « Nationalität und Internationalität », supplément à la Neue Zeit, n° 1, 18 janvier 1908. Des extraits ont été publiés dans Les Marxistes et la question nationale, op. cit., p. 128-142.
13. La Quinzaine littéraire, n° 227, 16-29 février 1976, p. 22.
14. Introduction à « Remarques sur la question des nationalités », art. cité. Dans cette présentation, je me suis inspirée de celle de Georges Haupt, ayant été à l’époque étroitement associée à ses travaux sur la question
15. Y. Bourdet, « Doit-on, peut-on traduire Otto Bauer ? », Pluriel-Débat, n° 6, 1976, p. 73-76.
16. Notre ami Louis Le Borgne de l’Université du Québec à Montréal a également soutenu activement le projet, notamment en me faisant parvenir des copies de documents susceptibles d’enrichir la réflexion.
17. Voir Les Marxistes et la question nationale, op. cit., p. 230-272, ainsi que Otto Bauer, « La question des nationalités et la social-démocratie », extraits traduits et présentés par R. Gallissot, Pluriel, n° 1, 1975, p. 37-49.
18. Pourtant Bauer avait adopté dès le départ une position critique envers Tugan-Baranovski. Il écrit à Kautsky le 10 septembre 1905 : « Je voudrais montrer un jour – essentiellement contre Tugan-Baranowsky – pour quelles raisons et pour quoi faire le capitalisme a besoin d’une expansion continue » (Archives Kautsky, DII 429, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam).
19. G. Haupt, introduction citée, p. 44.
20. Cité d’après J. Braunthal, Otto Bauer, Aus seinem Lebenswerk, Vienne, Volksbuchhandlung, 1961, p. 231. « Personne n’a moins le droit de se référer à Kant que les révisionnistes, écrit Bauer à Kautsky le 13 mars 1906. C’est pourquoi j’espère servir le marxisme en cherchant à montrer que la conviction de la justesse de la critique kantienne de la raison n’exclut pas la conception matérialiste de l’histoire » (Archives Kautsky, D II 473).
21. Voir C. Weill, Marxistes russes et social-démocratie allemande, 1898-1904, Paris, François Maspero, 1977, p. 103-122 (Lettre de Kautsky à Plekhanov du 22 mai 1898 dans Literaturnoe nasledie, t. 5, p. 263-264).
22. Il s’agit de l’ouvrage Ethik und materialistische Geschichtsauffassung. Ein Versuch (Éthique et conception matérialiste de l’histoire. Un essai), Stuttgart, Dietz, 1906. Otto Bauer rédigea un compte rendu et déclara à ce propos dans une lettre à Kautsky du 27 juillet 1906 : « Je n’ai pas voulu faire en sorte que les marxistes deviennent des kantiens… mais faire comprendre aux kantiens que la doctrine de la détermination du contenu ne peut être infirmée par la doctrine des conditions formelles de la morale, pas plus que Marx par Kant » (Archives Kautsky, D 11 476)
23. « Aucun mot, sans doute, n’est moins innocent » écrit P.-J. Simon dans ses remarques stimulantes sur le terme de « race » dont les connotations étaient moins tragiques à l’époque où Bauer écrit son livre que dans les années 1930 et 1940 et donc par la suite. Voir P.-J. Simon, « Propositions pour un lexique des mots-clés dans le domaine des études relationnelles (II) », Pluriel-Débat, n° 6, 1976. p. 77-90.
24. À ce sujet, voir Anton Pannekoek et Josef Strasser, Nation et lutte de classe, Paris, UGE, 1977.
25. VoirOtto Bauer, Aus seinem Lebenswerk, op. cit., p. 16.
26. Voir Les Marxistes et la question nationale, op. cit., p. 208-229.
27. Archives Kautsky, D 11 472. Bauer informe Kautsky régulièrement de la progression de son ouvrage : « Je me suis de nouveau attelé à mon travail sur la question des nationalités – une chose désagréable mais importante sur le plan pratique et qui doit être faite. Cela me prendra encore au moins six mois » (Lettre du 4 juin 1906, Archives Kautsky, D II 533).
28. Pour une biographie plus complète d’Otto Bauer, on pourra se reporter au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international. L’Autriche, publié sous la dir. de J. Maitron et G. Haupt, par Y. Bourdet, G. Haupt, F. Kreissler, H. Steiner, Paris, Éditions ouvrières, 1971, p. 43-47 (notice d’Y. B.).
29. Voir infra, « Remarques sur la question des nationalités ».
30. Voir G. Haupt, introduction citée, p. 42.
31. Lettre à Kautsky du 15 juin 1907 (Archives Kautsky, D II 176).
32. G. Haupt, introduction citée, p. 45.
33. Dans sa lettre du 15 juin 1907, s’appuyant sur le souhait de Victor Adler, Bauer demande un compte rendu de son livre à Kautsky : « Je tiens personnellement aussi à ce que mon livre soit diffusé en dehors de l’Autriche, car le problème théorique de la nation et du principe de nationalité ne m’intéresse pas moins que nos problèmes autrichiens. »
34. Reproduit dans l’introduction citée de G. Haupt, p. 46.
35. Voir notamment à ce sujet R. Rosdolsky, « Engels und das Problem der “geschichtslosen” Völker (Die Nationalitätenfrage in der Revolution 1818-1849 im Lichte der Neuen Rheinischen Zeitung) », Archiv fer Sozialgeschichte, 4, 1964, p. 87-282, ainsi que Les Marxistes et la question nationale, op. cit., p. 69-86, 91-93, 101-105, 108.
36. Ibid., p. 143-147.
37. Ibid., p. 354-368 ; et James Connolly, Œuvres politiques, t. 1, Le Rôle de la classe ouvrière dans l’histoire de l’Irlande, Paris, Arcantère, 1986 ; t. 2 : La reconquête de l’Irlande et autres essais (non paru).
38. Sur le « neutralisme » de Vladimir Medem, l’ouvrage de Henri Minczeles contient d’utiles précisions. (H. Minczeles, Histoire générale du Bund : un mouvement révolutionnaire juif, Paris, Austral, 1995).
39. Voir O. Bauer, « Die Bedingungen der nationalen Assimilation », Der Kampf, 5, 1912, p. 246-263.
40. Voir C. Weill, « Le débat sur les migrations ouvrières dans la 2e Internationale », Pluriel-Débat, n° 13, 1978, p. 55-73 ; Otto Bauer, « Migrations prolétariennes », traduit par C. Weill, Pluriel-Débat, n° 23, 1980, p. 75-98. Dans ce texte, Bauer reproduit également sa vision de la société de l’avenir.
41. C. Weill, « Les théories austro-marxistes et le débat sur l’autonomie nationale culturelle dans la social-démocratie russe, 1912-1914 », dans L’Expérience soviétique et le problème national dans le monde, 1920-1939, Actes 1, Paris, Colloques Langues’O, 1981, p. 81-103.
42. Toutefois, nation et religion peuvent continuer à coïncider comme chez les Irlandais ou chez les Serbes par rapport aux Croates. Le problème des Juifs et des Musulmans (en Yougoslavie) me semble toutefois obéir à une logique différente, dérivant plutôt du processus de sécularisation d’une culture portée jusqu’alors par la religion.
43. Les Marxistes et la question nationale, op. cit., p. 222-224.
44. Voir « Les théories austro-marxistes… », art. cité.
45. Voir C. Weill, « Territoire et extraterritorialité : les théories socialistes des empires multinationaux avant 1914 », Pluriel-Débat, n° 26. 1981, p. 39-44.
46. Voir V. Adler, Briefweschsel mit August Bebel und Karl Kautsky, Vienne, Volksbuchhandlung, 1954, p. 354.
47. Voir O. Bauer, Die österreichische Revolution, Vienne, Volksbuchhandlung, 1923, p. 56.
48. Ibid., p. 61.
49. Cité d’après Otto Bauer, Aus seinem Lebenswerk, op. cit., p. 29.
50. Voir les remarques de Judith Friedlander qui examine la question des femmes par rapport au droit des minorités (« The Jewish feminist question », dactyl.), mais surtout H. W. Temperley (éd), History of the Peace Conference of Paris, vol. 5, Economic Reconstruction and Protection of Minorities, Londres, Henry Frowde and Hodder and Stoughton, 1921, p. 112-150, 435-470.
51. Entre autres études sur la question nationale, Oscar Jaszi est l’auteur d’un ouvrage classique, The Dissolution of the Habsburg Monarchy, Chicago, University of Chicago Press, 1929.
52. J. Berenger, « La politique hongroise des nationalités », dans L’expérience soviétique…, vol. 2, op. cit., p. 409-433.
53. Voir P. Korkzec, Juifs en Pologne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980, p. 67 ; H. Minczeles, « L’action du Bund en Pologne », Combat pour la diaspora, n° 11-12, 2e trim. 1983, p. 51-59.
54. R. Gallisot, art. cit., p. 68-69.
55. Lettre d’Otto Bauer à Anton Pannekoek du 26 avril 1912 (Archives Pannekoek, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam).
56. D. Juteau-Lee, « La sociologie des frontières ethniques en devenir », introduction à D. Juteau-Lee (éd.) avec la collaboration de L. Laforge, Frontières ethniques en devenir, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1979, p. 3-18 ; du même auteur, « Franco-Ontariens, Ontaroi : qui sommes-nous ? », Pluriel-Débat, n° 24, 1980, p. 21-42.
57. Je me suis référée à l’edition allemande en deux volumes de Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Cologne/Berlin, Kiepenheuer und Witsch, 1964, p. 29-31, 303-316, 674-678. Les éditeurs, avares de détails, précisent toutefois que les textes ici mentionnés ont été écrits avant 1914.
58. Voir K. Deutsch, Nationalism and Social Communication, Cambridge, Harvard University Press, 1953, 2e éd. 1966.
59. C. Merlin, « La théorie du développement national chez K. Deutsch : un prolongement de l’œuvre d’Otto Bauer sur la question nationale », Austriaca, n° 16, vol. 2 des actes du colloque « L’austro-marxisme, nostalgie et/ou renaissance ? », Paris, 25-27 février 1982.
60. K. Deutsch, op. cit. p. 80.
61. Ibid., p. 169.
62. Dans cet ouvrage, les notes de l’auteur sont signalées par [OB]. Les autres ont été rédigées par les traducteurs et les éditeurs.