Le 13 août 2020 restera comme un jour sombre dans la longue histoire des luttes des Tunisiennes pour l’égalité. Date anniversaire de la promulgation du code du statut personnel qui leur a donné des droits faisant de leur statut une exception dans le monde arabe, il est traditionnellement l’occasion pour le chef de l’Etat de dresser un état des lieux de la condition féminine dans le pays et de proposer, avec plus ou moins d’audace selon les moments et les circonstances, des avancées en la matière. Le président Kaïs Saïed n’a pas dérogé à la règle ce 13 août. Mais le discours qu’il a prononcé à cette occasion donne le signal d’une régression à laquelle les Tunisiennes n’étaient plus habituées de la part de leurs gouvernants.
Un des derniers bastions de l’inégalité juridique
Revenant sur la question de l’héritage, un des derniers bastions de l’inégalité juridique entre les sexes et qui a donné lieu à d’ardents débats ces dernières années, M. Saïed a invoqué une lecture littérale du texte coranique pour enterrer la question de l’égalité successorale remise sur le tapis par son prédécesseur sous la pression des mouvements féministes et d’une partie non négligeable de l’opinion. Pour l’actuel président, c’est donc le Coran – et lui seul – qui fait loi et trace une frontière que les revendications des femmes ne doivent en aucun cas franchir. Si aucun président tunisien depuis l’indépendance n’a osé en finir avec cette discrimination légale entre les sexes, qui est une des causes de la précarité économique de nombre de femmes, c’est la première fois que le texte sacré est invoqué avec une telle autorité pour mettre fin à toute chance de progrès dans ce domaine.
Le chef de l’Etat est allé encore plus loin dans son coup d’arrêt à la marche de ses concitoyennes vers l’acquisition de la plénitude de leurs droits en révoquant la notion d’égalité au profit de celle d’équité. Ce concept flou, d’ordre purement moral et qui ne garantit aucun droit réel, est défendu depuis des décennies dans toutes les instances internationales par les Etats musulmans les plus conservateurs. La Tunisie, qui encore loin d’être un Etat égalitaire en matière de statut personnel a cependant fait de l’élargissement des droits des femmes un élément central de sa singularité, rejoint ainsi, par la parole présidentielle, le consensus conservateur qui prévaut dans le monde arabe. L’heure est d’autant plus grave pour les Tunisiennes que le chef de l’Etat s’inscrit, ce faisant, dans le contexte régressif qui domine au sein de la classe politique locale.
La charia, que le parti islamiste n’avait pas réussi à imposer en 2013, du fait d’une mobilisation massive de l’opinion, reviendrait-elle sans dire son nom ?
Les plus farouches contempteurs du parti islamiste Ennahda ont en effet clairement pris position, comme lui, contre l’égalité successorale et M. Saïed, quoique menant une guérilla politique contre cette formation et son chef, partage également ses positions sur la majorité des questions sociétales. En l’absence d’une gauche défaite en 2019 dans les urnes et devenue à peu près inexistante, force est donc de constater que l’opposition parlementaire et présidentielle contre Ennahda relève bien davantage d’un affrontement pour le pouvoir et ce qui reste de rentes dans un pays économiquement exténué que d’un clivage idéologique et d’une confrontation sur le type de société que les Tunisiens et les Tunisiennes sont appelés à construire dix ans après leur révolution.
La messe serait-elle dite ? Le Coran ferait-il office de nouveau code civil après des décennies d’avancées insuffisantes, ambiguës, mais réelles ? La charia, que le parti islamiste n’avait pas réussi à imposer en 2013 du fait d’une mobilisation massive de l’opinion contre son introduction dans la Constitution, reviendrait-elle sans dire son nom ? Reste la société civile dont les voix les plus courageuses ont commencé à s’élever contre une rhétorique présidentielle qui assume pleinement son conservatisme et sa volonté de faire découler le droit positif de la sphère du sacré. Il faut espérer que, malgré les problèmes colossaux que connaît une Tunisie au bord de la faillite économique et du collapse [« affaissement »] social, tous deux en grande partie provoqués par l’incurie de son personnel politique, les femmes, qui y sont massivement présentes, sauront relever le gant et continuer un combat qui s’avère aujourd’hui plus que jamais difficile à mener.
Sophie Bessis (Historienne)