Pendant une cinquantaine d’années, se sont entrecroisés son travail d’économiste et ses activités militantes. Une partie importante de son travail d’économiste militant a été consacrée à combattre le rouleau compresseur de la propagande néolibérale, le fameux TINA (« There is no alternative », il n’y a pas d’alternative), une des expressions favorites de Margaret Thatcher.
Après un passage au PSU, Michel rejoignit la LCR. A l’instar des autres militants, il participait aux actions de l’organisation et aux manifestations. Celles-ci étaient alors souvent agitées mais les tensions ne désarmaient pas sa capacité de dérision et d’autodérision : certains se souviennent sans doute de Michel ricanant sur son achat d’un nouveau blouson de cuir supposé mieux le protéger des matraques policières. Il fut un des piliers de la cellule « Ministère des Finances » de la LCR et, en tant qu’économiste, répondait sans rechigner aux demandes qui lui étaient faites : articles réguliers dans Rouge, rédaction d’argumentaires et animation de nombreuses séances de formation, y compris pour les jeunes et au niveau élémentaire. Il fut, surtout, un élément central du groupe de travail économique qui, pendant un temps, a tenu ses réunions chez lui. Il quitta la LCR fin 2006, soucieux avant tout de maintenir les cadres unitaires développés durant la campagne pour le « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen. Sa participation au Front de gauche autour de 2012 ne fut qu’éphémère. Il n’appartint jamais au NPA, mais acceptait sans problème de fournir des interviews et articles à sa presse et à celle de la IVe internationale. De même, il écrivit de nombreux articles dans des revues progressistes de différents pays sur son site ainsi que sur le site A l’Encontre [1]. On trouvera ces textes sur son site http://hussonet.free.fr/.
Sa sortie de la LCR ne signifia pas la fin de son activité militante. Il s’était auparavant déjà investi dans AC ! (Agir ensemble contre le chômage) où, pour reprendre son expression, il jouait le rôle de l’« économiste de service » faisant la liaison entre des travaux économiques (sur le temps de travail) et un mouvement social qui avait besoin d’un argumentaire. Ce rôle, il allait le jouer intensément durant les années 2000 dans les mouvements contre les contre-réformes des retraites fournissant des analyses techniques destinées à combattre les discours gouvernementaux présentant les reculs sociaux comme des fatalités. Il s’investit dans le mouvement altermondialiste et dans ATTAC et son conseil scientifique ainsi que dans la fondation Copernic.
Economiste et statisticien, Michel possédait à la fois une grande connaissance de l’histoire et des théories économiques et la capacité de manier avec aisance séries statistiques et outils économétriques. Il insistait sur le fait que l’économiste critique devait être solide scientifiquement. Il travailla dans plusieurs institutions d’administration économique (où existaient à l’époque des lieux dont l’économie critique n’était pas entièrement bannie) avant de rejoindre l’IRES (institut de recherche lié au mouvement syndical).
Malgré sa compétence reconnue et ses nombreux articles mobilisant l’économétrie, Michel resta presque toujours une sorte de marginal étranger au « cercle de la raison » économique (pour reprendre l’expression du courtisan multicartes Alain Minc). En effet, Michel ne cachait pas ses convictions, travaillait sur des sujets comme la dynamique du capitalisme et de l’industrie française et la réduction du temps de travail, et, par ailleurs, démontait de façon argumentée les faux-semblants théoriques et empiriques des productions des économistes néolibéraux.
Michel était pour reprendre une expression galvaudée un « marxiste ouvert ». Mais ouvert à la façon de Lénine (dont le portrait orna pendant un temps son bureau de l’IRES), soucieux de « faire l’analyse concrète d’une situation concrète ». Ouvert aussi à la façon d’Ernest Mandel, économiste et dirigeant de la IVe Internationale. A propos de Mandel, Michel expliquait : « Ce qui me plaisait chez Mandel, c’est que son fond assez orthodoxe était combiné à un marxisme assez ouvert, qui n’était pas la pure répétition du dogme, l’analyse infinie des textes de Marx. » [2] Pour lui, les économistes marxistes ne pouvaient se contenter de reprendre de façon actualisée le livre I du Capital, mais devaient se coltiner à la réalité du capitalisme actuel en utilisant les données statistiques disponibles et en n’ignorant pas les travaux d’économistes non marxistes.
Cela a pu lui valoir des critiques, notamment ces dernières années, dans des discussions sur le taux de profit et son impact sur l’évolution de l’activité économique. Il acceptait sans mal les observations méthodologiques (il n’est pas simple en effet d’approximer les évolutions du taux de profit à partir des données de la comptabilité nationale) ou considérait que le débat restait ouvert, tout en refusant, à la suite de Mandel, de voir dans les fluctuations du profit le déterminant unique des crises économiques. Par contre, Michel n’appréciait guère les procès en « keynésianisme ». En effet, il a toujours souligné les limites de Keynes (et a fortiori les erreurs et la mauvaise foi de ses successeurs qui n’ont eu de cesse que d’affadir ses apports au point d’aboutir à des conclusions contraires) et, surtout, toujours fait de la lutte des classes une réalité non pas « à côté » des mécanismes économiques mais au cœur de ceux-ci.
Michel était l’auteur de nombreux ouvrages, avait contribué à des nombreux autres et produit un nombre considérable d’articles que l’on trouvera sur son site http://hussonet.free.fr/. Outre ses propres travaux, il y mettait à disposition une masse d’articles et d’informations économiques. Ce site restera une référence.
Les centres d’intérêt de Michel étaient très larges : des questions théoriques les plus abstraites comme la transformation des valeurs en prix à des analyses des différentes facettes du capitalisme contemporain : politiques économiques, dettes publiques (il participa en France et en Grèce aux travaux sur les dettes publiques illégitimes), politiques sociales, catastrophe écologique,… Dans « Six milliards sur la planète, sommes-nous trop ? » [3], il intégrait la crise écologique à sa réflexion et dénonçait les thèses malthusiennes et le capitalisme vert (et les divers instruments qu’il préconise : droits à polluer et écotaxes). Il concluait en affirmant la nécessité de sortir du calcul économique marchand pour mettre en œuvre une planification et en appelait à un « socialisme au service des aspirations écologiques ».
Depuis des années, il attirait l’attention sur la baisse des gains de productivité des principales économies capitalistes (malgré l’expansion des nouvelles technologies) et leur conséquence : un système économique et social de plus en plus régressif. Le dernier texte reproduit sur son site s’intitule « Biden, miracle ou mirage ? » : il y souligne que le projet du successeur de Trump est avant tout de réaffirmer la suprématie des Etats-Unis.
Michel était l’auteur avec le dessinateur Charb (assassiné lors de l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo) d’un pédagogique Capitalisme en 10 leçons [4] écrit après la crise de 2008-2009 où, en conclusion, il décrivait les impasses du capitalisme de ce début de millénaire tout en rappelant cette vieille vérité du marxisme : « Le capitalisme n’est pas pour autant un fruit mûr et ne s’effondrera pas » sans l’initiative de forces sociales décidées à le dépasser. Dans son dernier ouvrage publié rédigé avec Alain Bihr Thomas Piketty, une critique illusoire du capital [5], les auteurs passent en revue les thèses de Piketty, en soulignent les erreurs (l’idéologie déterminerait les inégalités, l’incompréhension de la nature du capitalisme comme système fondé sur l’exploitation) et les limites des mesures qu’il préconise. La postface du livre intègre la crise du coronavirus et souligne que, plus que jamais, il faut abandonner « le monde des bisounours », la recherche d’« alternatives astucieuses » (ce qui ne veut pas dire renoncer à l’élaboration programmatique) car ce sont en fait des affrontements sociaux d’une grande violence qui se profilent.
Son sens de l’humour se manifestait en permanence et l’avait conduit à mettre en exergue de son site la phrase méprisante d’un économiste officiel à son encontre : « idéologue inconnu du monde académique se livrant à une critique incompétente ».
Norbert Holcblat