L’impunité et la richesse au bout des doigts. Invité à Moscou, le 23 juin 2021, pour l’un de ses rares déplacements à l’étranger, le général Min Aung Hlaing, chef de la junte birmane, arborait une luxueuse montre suisse estimée à plusieurs dizaines de milliers d’euros et, à l’annulaire, une bague sertie d’une pierre de jade luisante, à la valeur inestimable. Le putschiste en uniforme étalait sa fortune devant ses alliés russes, fournisseurs d’armes et soutiens indéfectibles du régime depuis le coup d’État du 1er février 2021.
L’extraction du jade, dont le plus grand gisement au monde se trouve à Hpakant, dans l’État Kachin (nord de la Birmanie), est une industrie opaque, corrompue et lucrative, dominée par les militaires depuis les années 1990. « La caisse noire de la Tatmadaw [l’armée birmane – ndlr] », selon un rapport de l’ONG britannique Global Witness, publié ce mardi 29 juin 2021, et auquel Mediapart a eu accès en exclusivité.
Cette longue enquête dévoile les rouages méconnus d’un secteur qui génèrerait chaque année entre deux et vingt-six milliards d’euros, soit un montant correspondant à la moitié du PIB birman. Les gains sont difficiles à estimer précisément, car jusqu’à 90 % des pierres seraient vendues illégalement en Chine, pays frontalier et premier consommateur de jade sur la planète.
Alors que la junte birmane affronte des milices d’autodéfense et des groupes ethniques rebelles, menant une violente répression contre les opposants au coup d’État (plus de 880 morts d’après l’Association pour l’assistance aux prisonniers politiques), l’argent du jade apparaît comme un moyen de récompenser les gradés et d’assurer la cohésion de l’armée.
La zone de Hpakant, barrée par des check-points, permet aux militaires d’engranger de multiples pots-de-vin, au point que les officiers se disputent les postes clés de la région, jugés particulièrement rémunérateurs. « Le jade est une source de clientélisme et de richesse individuelle, qui permet de s’assurer la loyauté des troupes », affirme Keel Dietz, auteur du rapport et expert pour Global Witness.
Les bonnes affaires du fils de Min Aung Hlaing
Selon l’ONG britannique, la corruption remonte jusqu’à la propre famille de Min Aung Hlaing, l’homme fort de la junte. Son fils, Aung Pyae Sone, s’est taillé un petit empire dans l’immobilier, les salles de sport, les médicaments et le tourisme. Le businessman a largement bénéficié de l’ascension de son père au sein de l’armée.
D’après plusieurs sources, il toucherait des commissions sur chaque livraison de dynamite à Hpakant. « La dynamite est essentielle à l’extraction minière, précise Keel Dietz. Or, la Tatmadaw contrôle l’accès aux mines et l’importation d’explosifs. Pour avoir l’autorisation d’amener de la dynamite, il faut payer le Commandement militaire du Nord, et une partie de cet argent va dans les poches du fils de Min Aung Hlaing. Il est peu probable que son père ne soit pas au courant d’un tel arrangement. »
Avant le coup d’État, le gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), dirigé par l’ancienne opposante Aung San Suu Kyi, incarcérée par la junte, avait tenté de réguler le secteur du jade, en vain, en faisant voter une nouvelle loi sur les pierres précieuses, en 2019, assortie d’une mesure forte : le non-renouvellement des permis de creuser une fois ceux-ci arrivés à expiration.
Hpakant n’est pas un endroit où l’on se bat – c’est un endroit où l’on fait de l’argent.
Un politique birman, cité dans le rapport
Mais la réforme a eu un effet pervers inattendu. Les compagnies minières se sont mises à forer à toute vitesse, au mépris des risques, pour extraire le maximum de jade avant la fin de leur permis. Elles ne prenaient même plus la peine d’évacuer les déchets, laissant dans leur sillage des amas de terre prêts à s’effondrer.
Les accidents mortels se sont multipliés à Hpakant. En avril 2019, une mine s’est brutalement effondrée sur une cinquantaine de mineurs. L’année suivante, le 2 juillet 2020, un jour de brouillard, une vague d’eau boueuse de six mètres de haut provoquée par un effondrement a englouti près de 200 personnes – la catastrophe minière la plus meurtrière de l’histoire de la Birmanie. Les recherches ont été lentes en pleine saison des pluies. Au bout de quelques jours, les sauveteurs ont compris que la glaise ne rendrait pas les corps manquants.
Une trêve pour exploiter le jade
L’exploitation frénétique du jade reposait, avant le coup d’État, sur une collaboration surprenante entre les militaires birmans et les groupes ethniques rebelles présents dans la zone, comme l’Armée d’indépendance Kachin (KIA), l’Armée unie de l’État Wa (UWSA) ou encore l’Armée de l’Arakan (AA), révèle Global Witness.
La Tatmadaw et ses adversaires, qui s’affrontent parfois dans les régions périphériques, travaillaient ensemble dans une paix relative. « Hpakant n’est pas un endroit où l’on se bat – c’est un endroit où l’on fait de l’argent », résumait un politique birman, cité dans le rapport.
Des entreprises minières appartenant à l’armée et aux groupes rebelles partageaient ainsi pelleteuses et main-d’œuvre, afin de creuser le plus vite possible sur une parcelle donnée, avant l’expiration des permis. Les profits étaient partagés et ensuite réinjectés dans les conflits, faisant de la pierre verdâtre l’un des poumons des guerres ethniques interminables qui déchirent la Birmanie depuis son indépendance, en 1948.
Le 21 juin 2021, l’Union européenne a pris des sanctions contre Myanmar Gems Enterprise (MGE), firme publique birmane et l’un des principaux acteurs du jade, désormais sous le contrôle des militaires.
La situation a changé depuis le putsch du 1er février. Les militaires, à la tête du gouvernement, ont désormais la main sur les permis de forer, et de violents combats ont repris à Hpakant. Les rebelles Kachin ont attaqué de multiples positions de l’armée birmane, près des mines et aux alentours.
Le temps des alliances de circonstance semble révolu et l’activité fonctionne au ralenti. En avril 2021, la junte a organisé une vente aux enchères à Naypyidaw, la capitale, pour que les entreprises puissent écouler leurs pierres précieuses, jade, perles ou rubis. Ces événements brassaient autrefois des centaines de millions de dollars, d’après le rapport. Cette fois-ci, en dix jours, les enchères n’ont rapporté que 32 milliards de kyats, la monnaie birmane, soit environ 22 millions de dollars.
Le 21 juin 2021, l’Union européenne a pris des sanctions contre Myanmar Gems Enterprise (MGE), firme publique birmane et l’un des principaux acteurs du jade, désormais sous le contrôle des militaires. « En ciblant les secteurs des pierres précieuses et du bois [Myanmar Timber Enterprise a été sanctionné le même jour – ndlr], ces mesures visent à limiter la capacité de la junte à tirer profit des ressources naturelles de la Birmanie, tout en étant conçues de manière à éviter de causer tout préjudice excessif à la population », a déclaré le Conseil européen dans un communiqué.
Deux mois plus tôt, ses 27 membres avaient déjà sanctionné les conglomérats militaires Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) et Myanmar Economic Corporation (MEC), lesquels possèdent, parmi des activités variées allant de la bière aux télécoms, de nombreux permis d’exploitation minière. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont pris des mesures similaires. Néanmoins, une large partie du commerce du jade étant illicite et à destination de la Chine, alliée historique de l’armée birmane, « les effets des sanctions occidentales seront limités », estime Keel Dietz.
L’épidémie de Covid-19, qui a fait plus de 3 000 morts en Birmanie, a poussé de nombreux travailleurs pauvres et sans emploi à rejoindre Hpakant, juste avant le coup d’État. Gagnant un peu plus de 200 dollars mensuels, ces mineurs indépendants, qui sont déjà plus de 300 000 sur place, fouillent dangereusement les déchets des compagnies minières et dorment dans des camps ravagés par l’héroïne et la méthamphétamine.
La nuit, les plus téméraires poursuivent leur quête à la lueur des lampes frontales, accrochés aux falaises, devenus esclaves d’une industrie cruelle. Pour s’offrir la bague du général Min Aung Hlaing, il leur faudrait plusieurs vies.
Guillaume Pajot