C’est le premier – et un des deux seuls – réacteur EPR en fonctionnement dans le monde. La centrale chinoise de Taishan était aussi la seule à avoir su jusqu’alors éviter les déboires qui s’accumulent depuis plus d’une décennie sur le chemin du réacteur français. Cette exception a disparu.
Le 14 juin, la chaîne américaine CNN a révélé que des fuites de gaz rares auraient été repérées sur l’un des deux réacteurs de Taishan. Dans une lettre adressée le 8 juin au Department of Energy américain, Framatome, concepteur de l’EPR devenu filiale d’EDF, avertissait que les autorités de sûreté chinoises avaient augmenté les seuils limites de radioactivité, afin d’éviter d’arrêter le réacteur, ajoutant que la « situation posait une menace imminente de radioactivité pour le site et la population avoisinante ».
Prises de court par ces informations inhabituelles, toutes les parties prenantes se sont empressées d’en confirmer une partie pour mieux en minimiser la portée. Dans un communiqué, EDF a reconnu l’existence de fuites mais dans des limites autorisées. Le groupe, qui est actionnaire à hauteur de 30 % de la centrale de Taishan, a demandé une réunion rapide du conseil de surveillance afin d’examiner toutes les données. De son côté, Framatome assure que « le réacteur est actuellement dans son domaine de fonctionnement et de sûreté autorisé » et que ses « équipes travaillent pour suivre et évaluer la situation ».
Quant à l’électricien public chinois, China General Nuclear Power Corporation (CGN), il a assuré que la radioactivité à Taishan était parfaitement « normale », selon les données recueillies. Le gouvernement chinois réagissait en affirmant que, « d’après les informations fournies par les autorités compétentes, la situation à la centrale de Taishan répond aux exigences techniques », tandis que la ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, souhaitait sur France Inter qu’aucune conclusion hâtive ne soit tirée à partir de cet incident.
Une attitude incompréhensible pour Greenpeace France. « Avec l’EPR de Taishan, EDF mène une expérimentation inédite, grandeur nature. Les retours d’expérience sur cette “tête de série” devraient être connus de toutes et tous, au vu des implications qu’ils pourraient avoir en France, mais aussi en Finlande ou au Royaume-Uni », estime l’organisation, qui demande une totale transparence sur le dossier.
Habitué au clair-obscur, aux demi-vérités, au travail de l’ombre, le monde nucléaire en dit le moins possible sur ce qui se passe exactement à Taishan. D’autant qu’il s’agit de la Chine. Et Pékin a désormais l’habitude de contester toute remise en cause, toute accusation, toute critique vue comme une agression. À ce stade, les questions sont donc plus nombreuses que les réponses. D’autant qu’EDF et Framatome, interrogés par écrit, n’ont pas répondu à nos questions.
Que se passe-t-il exactement dans le réacteur de Taishan ?
Selon les informations confirmées par EDF, des fuites de gaz rares ont été relevées dans le circuit primaire du réacteur. « Du simple fait que l’eau contient un peu d’air, les gaz rares (krypton, xénon) existent toujours en infime quantité dans les circuits de refroidissement des réacteurs. Ces gaz rares deviennent radioactifs quand le réacteur fonctionne. Lors de l’épuration des circuits, ils sont séparés, stockés et quand leur radioactivité a décru selon des seuils fixés par les autorités, ils sont relâchés dans l’air », explique un ancien ingénieur nucléaire d’EDF. « Là où cela devient inquiétant, c’est quand leur niveau augmente. Cela signifie qu’il y a une possible dégradation du gainage des crayons de combustible, qu’il y a des fuites de plutonium ou d’uranium. C’est la raison pour laquelle ces gaz rares sont constamment surveillés et analysés, car ils sont un indicateur d’alerte », poursuit-il.
Ce risque est parfaitement connu. « Cela nous est arrivé à plusieurs reprises avec les premiers réacteurs en France », reconnaît cet ingénieur. Ces accidents ont fait l’objet de nombreux échanges entre les exploitants nucléaires et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a publié de nombreux rapports sur le sujet, afin de créer des solutions communes pour remédier à ces situations.
Pourquoi ces fuites sont-elles encore plus problématiques sur le réacteur chinois ?
Après les problèmes de double coque de béton, de fissures dans le couvercle de Flamanville, de soudures mal faites, Framatome a-t-il perdu ses savoir-faire et ses compétences en matière de conception et de fabrication du combustible nucléaire ? C’est la question que commencent à se poser certains connaisseurs du nucléaire.
L’EPR, censé être « le réacteur le plus sûr du monde », est un cauchemar : d’erreurs de conception en malfaçons, le dossier est devenu un fiasco industriel d’une ampleur sans précédent qui a conduit sa maison-mère Areva à la faillite. À l’exception de la Chine, aucun chantier d’EPR, dont le premier a été lancé en 2005 en Finlande, n’est pour l’instant achevé. Les dérives financières de ces projets se chiffrent en milliards.
Mais après la construction, les ingénieurs de Framatome et d’EDF espéraient au moins parvenir à un fonctionnement parfait. Or les fuites de Taishan peuvent aussi briser ces attentes. Car la question du combustible – de son design, de la façon dont il a été assemblé – a aussi été revue par Framatome pour l’EPR. Le groupe français a fourni à CGN les 240 crayons de combustible, constitués chacun de pastilles d’uranium empilées dans des gaines de zirconium, qui forment le réacteur.
Les fuites qui ont été révélées à Taishan semblent indiquer des défauts d’étanchéité. Dès lors se posent des questions redoutables. À quoi sont dues ces fuites ? À des usures précoces ? À des malfaçons ? Ou à des défauts de conception ? Cela signifie en tout cas que tous les réacteurs EPR en construction – Flamanville, la Finlande, Hinkley Point – devront sans doute être réexaminés à la lumière de ce qui se passe à Taishan. Avec de nouveaux retards en perspective ?
L’inquiétante attitude de l’électricien chinois
Alors que les fuites de gaz rares dans le circuit primaire sont des accidents connus, les moyens à mettre en œuvre pour y faire face sont aussi acceptés par tous les exploitants nucléaires. La seule réponse possible est d’arrêter au plus vite le réacteur afin d’examiner un par un tous les crayons de combustible, de repérer l’origine des fuites et de réparer. Cela peut demander plusieurs mois d’arrêt.
Ne pas le faire, c’est prendre le risque de contaminer tout le circuit primaire, d’exposer les personnes qui devront y intervenir à un moment ou à un autre à des taux de radioactivité très élevés et d’exposer aussi les populations dans le voisinage du réacteur à des fuites radioactives. Taishan est dans la province de Guangdong, au sud de la Chine, pas très loin de Hong Kong.
Selon certaines informations qu’il a été impossible de vérifier, le réacteur 1 de Taishan aurait connu des problèmes d’étanchéité très rapidement après son démarrage en juin 2018. Ceux-ci n’auraient pas été jugés suffisamment critiques pour empêcher son redémarrage après sa première opération de maintenance à l’automne 2020. La situation manifestement a empiré depuis. Mais plutôt que d’arrêter le réacteur, l’électricien chinois a obtenu des autorités de sûreté nucléaire chinoises un relèvement du seuil limite des rejets des gaz extraits des réacteurs. Les seuils fixés, selon des connaisseurs, sont encore très bas et ne soulèvent aucun problème.
Néanmoins, le choix de l’opérateur chinois suscite quelques interrogations. Pourquoi a-t-il choisi cette solution plutôt que d’arrêter le réacteur, au risque de contaminer tout le circuit primaire ? Estime-t-il que la situation n’est pas suffisamment dangereuse pour différer son intervention jusqu’en mars 2022, comme prévu ? Les autorités américaines ont elles-mêmes une attitude ambiguë sur ce point : tout en sonnant une alerte mondiale, elles estiment que la situation n’est pas à un niveau critique à Taishan et ne justifie pas la fermeture du réacteur.
Pourquoi l’alerte sur l’EPR de Taishan est-elle venue des États-Unis ?
En matière de nucléaire civil, la coopération internationale est de mise depuis très longtemps. Elle se fait sous l’égide de l’agence atomique de Vienne (Autriche). C’est elle qui avait notamment supervisé toutes les suites de l’accident de Fukushima en mars 2011. Cette fois, pourtant, elle semble aux abonnés absents. Alors que le réacteur de Taishan est le fruit d’une joint-venture entre l’électricien chinois CGN et EDF, ce sont les États-Unis qui ont donné l’alerte. Et c’est une des étrangetés de ce dossier.
Selon les révélations de CNN, c’est Framatome qui a pris l’initiative de prévenir les autorités américaines sur la situation chinoise. Pourquoi le groupe français a-t-il agi de la sorte ? Une seule explication officieuse nous a été avancée : l’attitude d’EDF et de Framatome s’inscrit dans le cadre des sanctions américaines contre la Chine. Alors que CGN, soupçonné d’espionnage, est inscrit sur la liste des entreprises chinoises bannies du territoire américain (Entity list), les deux groupes français se devaient de demander l’autorisation des autorités américaines pour envoyer des experts en Chine, pour préserver leur accès au marché américain, où ils travaillent également, et éviter des sanctions.
CNN semble confirmer cette interprétation. La chaîne cite un document où il est précisé que les autorités américaines « peuvent accorder à Framatome la permission d’apporter une assistance technique ou une aide pour résoudre le problème ». En d’autres termes, Framatome et EDF ont besoin du feu vert américain pour intervenir en Chine, même dans le cadre d’un partenariat noué depuis plus de 40 ans. Les lois d’extraterritorialité américaines prennent chaque jour plus d’ampleur.
« Tout ce bruit autour de Taishan est plus politique que technique. C’est une affaire entre les Américains et les Chinois », estime un salarié de Framatome. Elle risque cependant de mettre à mal la coopération entre EDF et la Chine, ce qui poserait bien des problèmes aux gouvernements français et britanniques. Malgré les avertissements américains, ceux-ci comptent beaucoup sur l’assistance technique et financière chinoise pour mener à bien la construction des EPR d’Hinkley Point et de Bradwell. Quant à l’EPR, il pourrait définitivement ne pas se relever de cet épisode.
Martine Orange