Plus d’un an après le début de la crise sanitaire, la France n’en a pas fini avec les problèmes liés aux masques. Le 25 mai, Santé publique France (SPF) a mis en ligne, sur le site de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), un document passé relativement inaperçu mais titré ainsi : « Urgent – information de sécurité ». Destiné notamment à des hôpitaux, il indique : « Votre structure est susceptible d’avoir été destinataire de masques labellisés “Biomass Graphène”. Dans l’attente de l’évaluation de l’éventuel risque lié à la présence de graphène dans ces masques, et par précaution, il vous est demandé de ne plus les utiliser. »
Les masques rappelés sont des FFP2 faisant partie du stock d’État, fourni par le fabricant chinois Shandong Shengquan New Materials (modèle SNN 200647). Santé publique France demande au passage aux structures disposant de lots d’indiquer le nombre d’unités en leur possession.
En Île-de-France, cette demande est appuyée par un courrier de l’Agence régionale de santé (ARS) à destination des directions hospitalières. Dans ce document que Mediapart a pu consulter, il est précisé qu’« à ce stade, il a été identifié 60,5 millions de masques FFP2 dotés d’un marquage CE pouvant potentiellement contenir du graphène dont 16,9 millions ont d’ores et déjà été distribués en 2020 », soit « 28 % des stocks reçus ».
L’ARS précise que « ces masques ont principalement été distribués aux établissements de santé, établissements médico-sociaux. Il n’est également pas exclu que des professionnels de santé du secteur ambulatoire aient pu percevoir ces équipements ».
Olivier Véran, le 28 avril 2020, à l’Assemblée nationale. © David NIVIERE / POOL / AFP
Le graphène en question, utilisé pour la fabrication de ces masques, a été identifié comme pouvant « causer une toxicité pulmonaire précoce chez les animaux » par le ministère de la santé canadien, premier pays à avoir tiré le signal d’alarme. Les autorités canadiennes ont en effet rappelé des millions de masques il y a plus de deux mois, le 25 mars. Puis le 2 avril, Santé Canada mettait en ligne une note invitant les Canadiens à « ne pas porter de masques contenant du graphène, car ils pourraient inhaler des particules de graphène, ce qui peut présenter des risques pour la santé ».
Si elles sont inhalées, ces particules peuvent en effet susciter des difficultés respiratoires.Dans sa note, le ministère de la santé canadien invite à « consulter un médecin si vous avez porté un masque contenant du graphène et que vous avez des problèmes de santé, comme un essoufflement nouveau ou inexpliqué, un malaise ou de la difficulté à respirer ». Deux mois après les alertes canadiennes, le gouvernement français a enfin pris des mesures similaires pour rappeler ces masques.
Présenté comme un « matériau révolutionnaire » par le journal du CNRS, le graphène est plébiscité, car « flexible, léger, ultrarésistant, transparent et, surtout, excellent conducteur ». Pourquoi en trouve-t-on dans certains masques ? En résumé, il aurait des propriétés antivirales, ce qui le range dans la catégorie des biocides, ainsi définis par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) : des « substances ou des préparations destinées à détruire, repousser ou rendre inoffensifs les organismes jugés nuisibles : champignons, bactéries, virus, rongeurs, insectes… ».
La mention de biocide est rédhibitoire pour Santé publique France : « L’activité biocide était un critère d’exclusion dans le cahier des charges de SPF. » Ces masques n’auraient donc jamais dû se retrouver entre les mains de soignants. Alors comment ces 60,5 millions de FPP2 sont-ils arrivés en France ?
Contacté par Mediapart, Santé publique France explique que cette commande a été faite en avril 2020, avec « un avis favorable » de l’ANSM délivré « sur les produits reçus ». Pourtant, « dans le rapport de test ainsi que dans la notice » du fabricant, « la mention de “Biomass Graphène” » apparaissait bien, reconnaît SPF. Mais il semble que cette mention ait échappé aux autorités : « Cette mention aurait pu sans doute nous apparaître plus évidente à SPF et à l’ANSM s’il avait été fait mention d’une revendication d’une activité biocide »,plaide SPF.
Pour sa défense, l’agence rappelle que cette commande d’avril 2020 s’inscrit « au moment des acquisitions massives », dans un « contexte de pénurie de masques ». Comme Mediapart l’a documenté (ici ou là), les autorités ont en fait acheté des centaines de millions de masques en catastrophe, dans un marché déjà saturé. Des commandes réalisées « à marche forcée » et à « des prix exorbitants », a résumé le Sénat dans un rapport
La communauté scientifique s’interroge depuis longtemps sur la potentielle toxicité du graphène. « Les effets sur l’homme et l’environnement sont également très variables. Cela rend les déclarations simples et généralement valides [valides de façon générale –ndlr] presque impossibles », peut-on lire sur le site gouvernemental suisse du laboratoire fédéral d’essai des matériaux, dans un document intitulé « Le graphène est-il sûr ? »,publié en 2019.
À la suite de la décision canadienne de rappel de masques contenant du graphène, quatre ONG ont demandé le 6 avril à l’Union européenne le retrait de ces équipements médicaux, distribués aux quatre coins du monde par le fabricant chinois. « Des personnes utilisent en ce moment même ces masques potentiellement toxiques, dont des enfants, des travailleurs et personnels de soins », peut-on lire dans la lettre des ONG adressée à la Commission européenne.
Depuis l’alerte canadienne, l’Agence européenne des produits chimiquesa « été sollicitée par des États membres et la Commission européenne en vue de l’obtention d’une analyse de risques ». L’évaluation est actuellement en cours, précise le courrier de l’ARS. En attendant, SPF rappelle que, même si une « toxicité aiguë » due à l’inhalation de graphène a été observée sur les animaux de laboratoire, cela n’a pour le moment pas encore été démontré chez les humains. Si le danger des masques contenant du graphène devait être établi pour l’homme, la situation pourrait tourner à un énième scandale sanitaire, puisque la France a distribué 16,9 millions d’unités en 2020.
Contactée par Mediapart, la Direction générale de la santé (qui dépend du ministère) ainsi que Santé publique France n’ont pas répondu sur le nombre total de FFP2 distribués via le stock d’État, et donc la part que ces 16,9 millions de masques représentent.
Pour précision, la Direction générale de la santé affirmait le 1er février dernier que son stock d’État était constitué de 426 millions de masques FPP2. On peut lire dans le courrier de l’ARS de l’Île-de-France que « les 43,6 millions de masques FFP2 encore dans les stocks de l’État font l’objet d’un gel de leur distribution ». Pour l’heure, c’est donc plus de 10 % du stock d’État qui se retrouve immobilisé.
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Raphaël Godechot