Résumé
Ce chapitre situe la place des moines bouddhistes dans l’équilibre des pouvoirs en Birmanie, pendant la période de transition politique (2010‑2017). Il montre que les moines sont apparus alors comme une troisième force aux côtés des forces militaires et politiques. La période a en effet connu une forte résurgence du nationalisme bouddhique laquelle a pris la forme d’un nouveau mouvement, le Mabatha, qui se donne pour objectif la défense du bouddhisme en Birmanie. Dirigé par des moines, il a vu le jour à la fin juin 2013 dans le contexte d’une flambée de violences antimusulmanes et en est venu à exercer un rôle de premier plan dans les affaires nationales, malgré la disposition constitutionnelle écartant l’usage de la religion en politique. Il s’agit en fait d’une reformulation des discours de défense du bouddhisme en tant que religion « nationale » qui existent en Birmanie depuis au moins l’époque coloniale. Elle repose sur l’histoire des rapports entre ordre religieux (sangha) et pouvoir dans les royautés du Theravada, histoire qui se caractérise par l’interdépendance des domaines d’action politique et religieuse. La libéralisation politique récente crée un bouleversement des rapports de pouvoir qui pousse une partie des moines à réinventer leur rôle en se tournant vers l’engagement social et politique en faveur de la défense de la religion, bien que leur statut leur impose le renoncement.
Texte intégral
Introduction
La transition politique a été marquée, en Birmanie (Myanmar), par un phénomène majeur, la reformulation d’un nationalisme bouddhique radical. Ce cas de montée du nationalisme religieux dans un pays soumis à un changement politique et social rapide est bien sûr loin d’être isolé [1]. Les formes qu’il prend et ses effets délétères sur la situation birmane nécessitent cependant qu’on s’y arrête parce qu’ils constituent un défi majeur pour les forces démocrates. Le mouvement qui en est la principale manifestation, baptisé Mabatha [2], est emmené par l’activisme de certains moines au retentissement certain. Tout comme la présence persistante des militaires au sein des structures gouvernementales et parlementaires, cet activisme religieux menace la réalité du processus de démocratisation. Au‑delà du groupe du Mabatha, l’ordre monastique (ou sangha) représente une force de 300 000 à 500 000 religieux, dans un pays de 52 millions d’habitants dont 89 % sont bouddhistes [3]. L’influence considérable qu’exercent les moines sur les bouddhistes fait que leur responsabilité dans la formation de l’opinion publique ne peut être ignorée. Elle est cependant d’autant plus difficile à évaluer que le sangha est travaillé par des tensions internes qui reflètent la complexité de son histoire et de sa composition. La question que pose la montée du nationalisme bouddhique en Birmanie est donc celle de la place des moines dans la négociation actuelle de l’équilibre des pouvoirs.
Le premier gouvernement partiellement civil de la transition, celui de Thein Sein (2011‑2016), se solde par un inventaire peu lisible. L’ouverture du champ de l’action politique légale, la libéralisation de l’expression et le développement de la presse de marché sont des signes parmi d’autres d’un changement effectif. Mais la stabilité politique du pays est menacée par deux dangers internes. D’un côté, dans les États périphériques et montagneux des minorités où le jeu reste entre les mains des armées ethniques et de l’armée nationale, les conflits ont été réactivés, malgré les appels gouvernementaux à un accord de paix général. Et de l’autre, les tensions avec la minorité musulmane se sont exacerbées avec l’épisode violent du printemps 2013. Au nord de l’État rakhine, la situation bloquée et dramatique conduit, à l’automne 2017, à la crise des Rohingya jetant l’opprobre sur l’armée birmane et, surtout, sur le nouveau gouvernement démocrate et Aung San Suu Kyi, accusés de ne pas avoir empêché cette tragédie [4].
La nouvelle administration est en effet contrainte par des blocages institutionnels dont le plus critique est l’étranglement du pouvoir politique civil entre, d’une part, l’armée qui garde ses prérogatives de garante de la constitution, tout en défendant ses intérêts, et, d’autre part, la flambée d’un nationalisme bouddhique extrême qui a pris la forme, en 2013, à l’initiative de certains moines, de la nouvelle association connue sous l’acronyme de Mabatha. Cette association se veut la garante d’une identité nationale définie exclusivement comme bouddhiste. À la fois nébuleuse et extrêmement active, elle empiète sur l’institution monastique officielle, le Mahana [5], et attise les conflits interreligieux. Il ne faudrait pas réduire la crise des Rohingya à un conflit de nature religieuse ainsi que l’a montré, entre autres, Alexandra de Mersan (2018). Mais elle est imbriquée dans la question religieuse de telle manière qu’elle interroge sur la façon dont l’introduction d’un gouvernement quasi civil engagé dans la libéralisation remet en jeu l’articulation du bouddhisme et de l’État, en Birmanie, et avec elle, la définition même de ce qui est « religieux » ou pas.
Pour expliquer le développement fulgurant du nationalisme bouddhique dans la transition birmane, il nous faut d’abord revenir aux rapports entre l’ordre monastique (sangha) et le pouvoir dans les sociétés du Theravada.
Rapports historiques entre sangha et pouvoir politique dans les royautés du Theravada
Le Theravada est la forme du bouddhisme qui s’est développée et institutionnalisée au Sri Lanka puis dans différentes régions de l’Asie du Sud‑Est dans le cadre de royautés bouddhiques, selon le modèle de la royauté asokéenne. Les travaux de Robert Lingat [6] sur ce type de royauté sont fondateurs. Mais l’œuvre la plus connue à ce sujet est certainement celle de Stanley Tambiah sur la royauté thaïe avec son World Conqueror, World Renouncer (1976). On doit à Tambiah d’avoir qualifié de « symbiose » l’articulation entre les institutions politiques et celles de la religion dans la royauté du Theravada, terme repris par Ian Harris en le précisant : il parle quant à lui de « symbiose antagoniste » [7].
Qu’entend‑on par‑là [8] ? Très rapidement, ces auteurs veulent rendre compte avec ce qualificatif de la relation hiérarchique de dépendance mutuelle qui lie l’institution politique, la royauté, avec l’institution religieuse, le sangha. Dans ce modèle d’organisation socioreligieuse, une différentiation statutaire structurante oppose les moines et les laïcs (définis comme bouddhistes n’appartenant pas à l’ordre monastique). Le renoncement qualifie la position des moines alors que l’implication dans le monde qualifie celle des laïcs, selon le modèle antinomique weberien – du célèbre sociologue des religions, Max Weber (1864‑1920). En Birmanie, tous les membres mâles de la société peuvent embrasser le mode de vie monastique, quelle que soit leur position sociale. Seuls les esclaves en étaient autrefois exclus ainsi que les femmes n’ayant plus accès qu’à un statut hybride de nonne depuis la disparition de l’ordre monastique féminin fondé par le Bouddha historique. Bien que dépendant du statut spirituel de la personne, de son développement karmique, le statut éminent des moines ne peut pas être considéré comme donné de naissance. Du point de vue sociologique, il est acquis. Cette acquisition implique le « renoncement au monde » acté dans le rituel de l’ordination et l’entrée dans l’ordre monastique, encadré par les règles monastiques énoncées dans le Vinaya, au nombre de 227. Les moines qui renoncent notamment à travailler et à manipuler de l’argent dépendent donc des laïcs pour leur survie. Leurs besoins sont assurés par les donations de ces derniers qui acquièrent ainsi des mérites leur permettant de progresser spirituellement, dans la voie karmique. Deux champs d’action distinctifs, l’un laïque et l’autre religieux, sont ainsi délimités et articulés par une « économie du mérite » ritualisée.
Dans la Birmanie précoloniale, l’ordre monastique, le sangha, dépendait plus particulièrement du soutien des rois. Ces derniers, dont la légitimité reposait sur la prospérité du bouddhisme, étaient les premiers des donateurs parmi les laïcs. Alors que le renoncement qualifie la position éminente des moines dans la société, il s’accompagne donc d’une dépendance par rapport à l’ordre politique qui peut à terme saper le statut de renonçant. Cela est arrivé régulièrement, au cours des temps, dans les différents régimes du Theravada, ce qui a entraîné la segmentation de groupes de moines prétendant à un plus grand degré de renoncement, les « moines des forêts », par exemple, quittant les centres de pouvoir pour s’éloigner des « moines de villages » considérés comme corrompus [9]. Ce sont souvent ces groupes vers lesquels les rois se tournent pendant les périodes instables ou de transition, pour purifier ou réformer le sangha et restaurer leur légitimité. L’histoire des sanghas des pays du Theravada est rythmée par ces dynamiques, moines des forêts/moines des villages, renoncement/engagement dans l’activité rituelle, scolastique ou sociale qui reposent sur l’interdépendance entre les domaines d’action politique et religieuse. Ainsi ces champs d’action sont distinctifs en ce qu’ils produisent la principale des différentiations statutaires de la société. Mais ils sont aussi étroitement articulés par la relation de dépendance complémentaire entre sangha et royauté.
La « défense de la religion » comme opposition morale au pouvoir
L’épisode colonial est intervenu dans cette situation comme une rupture brutale. Au Sri Lanka et en Birmanie, la conquête coloniale s’accompagne de l’éradication de la royauté et sape les fondements de la symbiose politique/religieux. L’administration coloniale britannique qui prend la place des régimes monarchiques a pour règle de ne pas interférer dans les affaires religieuses des pays. Elle prive les ordres religieux non seulement de leur principal soutien matériel, mais aussi de l’instance régulatrice que représentait l’ordre politique. Anne Blackburn (2010) décrit comment pour un des moines sri‑lankais les plus influents du XIXe siècle, Hikkaduve, la perte de la royauté a constitué une source d’instabilité interne pour le sangha et une menace de déclin pour le bouddhisme dans l’île, au point de le pousser à rechercher soutien et protection auprès du roi du Siam, le seul monarque bouddhiste theravadin de la péninsule sud‑est asiatique à être resté indépendant à l’époque où l’Indochine était passée sous la tutelle de la France et l’Asie du Sud sous celle de la Grande‑Bretagne.
En Birmanie aussi, le démantèlement de la royauté à la suite de l’annexion du pays à l’Empire britannique des Indes, en 1886, déstabilise profondément le sangha et avec lui, toute la société bouddhique dont la source principale de mérite est ainsi menacée. Dans les deux cas, la rupture de la symbiose est perçue par les bouddhistes comme un risque pour la survie de leur « religion » entendue comme les institutions assurant la transmission de l’enseignement du Bouddha, le çaçe´na (en birman, thathena, selon une transcription plus usitée, ou sāsanā en pâli). Pour les bouddhistes, cette rupture menace en fait leur « espace social bouddhisé » [10]. Alicia Turner a montré comment se mettent alors en place une rhétorique et des stratégies de « défense de la religion » qui préfigurent la formation d’un sentiment nationaliste encore en germe [11]. L’initiative vient d’abord des laïcs organisés en associations, mais certains moines s’y joignent ensuite activement.
Le renoncement qualifie donc la position des moines, mais cette qualification peut être l’objet d’interprétations variables. Particulièrement, toute activité dans le monde social peut être une raison pour démettre un religieux de son statut. Cela est arrivé en Birmanie, notamment à l’époque coloniale, lorsque les moines Ottama (1879‑1939) et Wisara (1889‑1929) se mirent à défendre la cause émergente du nationalisme dans leurs prêches. Ils furent jetés en prison sous l’accusation d’être des « moines politiques », qualification négative appliquée depuis aux moines s’opposant aux autorités gouvernementales [12]. Depuis lors, la compatibilité du statut monastique avec l’action classée comme « politique » a été contestée de manière répétée, en Birmanie comme dans les autres pays du Theravada.
La mobilisation à l’initiative de moines d’une rhétorique de « défense de la religion » contre les pouvoirs en place a connu, en Birmanie, des répliques successives à chaque retournement sociopolitique, notamment après l’Indépendance et plus récemment, avec la transition politique.
Nu, le Premier ministre élu de la période parlementaire qui inaugure l’Indépendance est issu de la première génération de politiciens birmans, formés aux idéaux démocratiques occidentaux, entre les deux guerres, à l’université de Rangoun. Il cherche à établir un État‑nation moderne. Contre les communistes, il promeut une idéologie nationaliste bouddhique et cherche à renforcer son charisme de dévot bouddhiste. La convocation en 1955 du vie concile international du bouddhisme à Kabar Aye, à Rangoun, reste l’acte emblématique de cette politique [13]. Mais un fossé sépare le bouddhisme réformiste des élites urbaines, dont Nu est un illustre représentant, et celui des masses paysannes, dont sont issus l’essentiel des moines. Très vite, les questions qui sont à l’agenda de la politique religieuse de Nu deviennent des pierres d’achoppement qui dressent les jeunes moines contre le gouvernement. Ces questions sont notamment celle de l’extension de l’instruction religieuse dans les écoles publiques à l’islam et au christianisme, au‑delà du bouddhisme, et celle de l’enregistrement des moines au sein du Buddha Sasana Council, l’administration religieuse fondée en 1950. Ces motifs de mécontentement finissent par pousser les moines protestataires à exiger le statut de religion d’État pour le bouddhisme. L’amendement à la section 21 de la constitution de 1947 est introduit par Nu en août 1961. Il fait du bouddhisme la religion d’État et rend constitutionnel le devoir de protéger cette religion tout en ménageant la liberté de pratiquer et d’enseigner les autres religions [14]. Cela ne suffit pas à calmer la jeune garde du sangha. Au début de 1962, l’expérience parlementaire se retrouve sapée de toute part, par les revirements politiques, les rébellions ethniques et l’activisme des moines nationalistes.
Le général Ne Win intervient par un coup d’État en mars 1962 et met en place un régime militaire reposant sur une idéologie socialiste et des principes séculiers [15]. Il garde d’abord ses distances avec le bouddhisme et le sangha, reproduisant la politique coloniale de non‑interférence dans les affaires religieuses. Cela change en 1980, lorsque la situation l’oblige à reprendre en main l’institution religieuse. Il fait alors réunir une convention monastique générale pour lancer un programme de « purification » s’appuyant sur une réforme constitutive du sangha : toutes les branches du sangha sont placées sous l’autorité d’une nouvelle administration religieuse, le Sangha Maha Nayaka (récemment abrégé en Mahana), un corps de moines séniors dépendant du ministère des Religions, afin de dissoudre toutes les autres organisations monastiques, notamment celles héritées de l’époque coloniale et dont le régime de Ne Win craignait l’influence. La « purification » est suivie de l’éviction d’un certain nombre de personnalités monastiques charismatiques. Cette « constitution » monastique de 1980 est toujours en vigueur. Un manifeste contestataire en circulation dans les monastères au printemps 2013, sous le manteau, pendant la période formative du Mabatha, critique cette réforme en termes violents, témoignant de la rancœur qu’elle a suscitée dans le sangha et stigmatisant la manière dont cette mesure a alors « inféodé » les moines au pouvoir [16].
Après le soulèvement populaire de 1988 contre l’administration Ne Win et le fiasco des élections de 1990, le SLORC, privé de toute légitimité électorale, complète la politique de contrôle du sangha de Ne Win par une politique de soutien systématique des fondations religieuses. Juliane Schober (2011) a montré que le patronage du bouddhisme par le régime militaire a alors fourni au pouvoir une source extérieure de légitimité et transformé la communauté nationale en réseau rituel. Ce vaste réseau rituel dépend du patronage étatique. En reproduisant cette dimension de la relation que les rois birmans entretenaient avec les institutions bouddhiques, les militaires adoptent une politique religieuse qui repose sur la voie laïque de la pratique bouddhique, la donation religieuse, dont les principaux bénéficiaires sont les moines. L’« économie du mérite » ainsi mise en place implique des segments importants du sangha qui en viennent alors à être identifiés par la population à des « moines du gouvernement » (’e´sô ya´
phong dji}).
En 2004, le limogeage du général Khin Nyunt qui est à la tête du gouvernement depuis 1990 et le principal ordonnateur des rituels d’État, a contribué au démantèlement de certains de ces réseaux rituels. Le mouvement de contestation des moines de 2007, au nom d’une population ligotée, marque ensuite le retour d’une partie des moines dans l’action « politique ». Contre les autorités laïques, un moine ne peut que refuser les donations religieuses, « retourner le bol à aumône » ({çe´bei’ mhau}) comme disent les Birmans, ce qui équivaut à une rupture de la relation rituelle moines‑laïcs et implique une décision collective du sangha. C’est ce qui arrive en septembre 2007, après la série d’incidents qui provoque le mouvement des moines connu comme la « révolution safran ». La rupture de la relation rituelle est alors d’autant plus significative que le gouvernement militaire s’est auparavant largement reposé sur l’« économie du mérite » nationale pour sa légitimité et pour le contrôle des religieux. Le mouvement est écrasé et la répression prend la forme de l’arrestation de ses leaders religieux, défroqués pour cela, comme cela avait été le cas sous l’administration coloniale.
La situation a alors alimenté des commentaires conflictuels sur le statut religieux des contestataires. Pour le gouvernement et ses affiliés, le mouvement des moines va contre leurs vœux de renoncement. Cette infraction autorise donc à destituer les religieux de leur statut monastique, une opinion traduite par l’ajout de l’épithète « politique » ({naing ngang
yé) à « moine » (phong
dji). Pour la majorité des civils, cependant, défroquer les moines pour les interroger et les arrêter est une insulte au Vinaya. Sous les juntes birmanes, le label de « politique » a donc été employé négativement pour condamner l’action des religieux opposés au gouvernement. Mais celui de « gouvernemental » (’e´sô ya´}) a aussi été utilisé, symétriquement, pour remettre en question l’autorité des segments du sangha jugés trop proches du gouvernement ({’e´
sô ya´ phong
dji) et, de ce fait, soupçonnés de trahir leurs vœux de renoncement. Les épithètes « politiques » et « gouvernementaux » sont donc alors des qualificatifs également négatifs s’agissant du statut de renonçant des religieux. Leur utilisation révèle l’existence de conflits de pouvoir souterrains propres à l’époque des régimes militaires. Cependant, elle s’inscrit aussi dans la continuité des dynamiques qui ont opposé des moines des « forêts » aux moines des « villages » dans l’histoire des sanghas des royaumes du Theravada. Ces épithètes traduisent en fait la persistance de la nature « symbiotique » de la relation entre ordre politique et religieux sous la junte birmane tout en intégrant une distinction conceptuelle de l’action politique et religieuse que ne connaissaient pas les royautés du Theravada.
La position de l’administration militaire présente par ailleurs une différence notable avec celle de l’État colonial. Comme patrons de la communauté rituelle bouddhique nationale, les militaires sont dépendants des moines pour acquérir des mérites tout en exerçant des pressions sur ces derniers pour qu’ils restent dans la stricte limite de leurs vœux de renoncement. Sous les administrations du SLORC puis du SPDC et du point de vue de ces dernières, toute action politique, par un moine ou un civil, est dénigrée et assimilée à de la trahison. Pendant toute cette période, la « politique partisane » (pati naing ngang yé}) est stigmatisée comme productive de division et opposée à la « politique nationale » ({’e´
myô ça naing ngang
yé) que l’armée s’est appropriée. Du point de vue du sangha, la situation équivaut à un monopole de l’action politique par les officiels du gouvernement, maintenant ainsi les moines dans leur sphère religieuse, une situation violemment critiquée par certains moines. Par ailleurs, pour certains dans la société civile, la compromission de segments du sangha dans l’« économie du mérite » nationale est condamnée à travers l’utilisation du label de moines « gouvernementaux ». La « défense de la religion », c’est‑à‑dire du bouddhisme, en vient ainsi à être assimilée à une position morale d’opposition au gouvernement. Finalement, aucune position dans ce jeu politique ne peut être vue comme purement politique ou religieuse à cause de la relation de symbiose antagoniste de l’État et de la religion, dans la lignée de celle des royautés bouddhiques.
La flambée transitionnelle du nationalisme bouddhique
Revenons à la flambée nationaliste bouddhique actuelle qui est un des phénomènes majeurs intervenus sur la scène publique depuis le début de la transition démocratique. Elle se développe dans un contexte de violences interconfessionnelles exacerbées : dès juin 2012, les violences antimusulmanes éclatent dans l’État rakhine et elles s’étendent à la Birmanie centrale à la suite de la campagne de boycott des commerces musulmans prêchée pendant l’hiver 2013 par des moines se réclamant du label « 969 » (cf. ci‑dessous). Dans ce contexte de crise, en juin 2013, l’abbé de Ywama prend l’initiative de réunir une large convention de moines dans son monastère, à Insein, au nord de Rangoun, indépendamment de l’administration centrale du sangha. Cette convention décide alors de former une association religieuse « pour la défense de la religion nationale » (’a´myô baça çaçe´na saung chau’
yé ’e´phwè´), c’est‑à‑dire pour la défense du bouddhisme, association rapidement rebaptisée de l’acronyme Mabatha.
Ainsi que l’indique cet intitulé, on a là une reformulation du discours de « défense du çaçe´na », présent depuis l’époque coloniale au moins, on l’a vu. Cette reformulation repose sur l’accumulation de trois concepts d’appartenance qui révèle un jeu sur les catégories de « religion » et d’identité. Aucun de ces concepts ne se laisse facilement traduire. ’E´myô } est un mot polysémique qui signifie d’abord une espèce biologique ou une catégorie, mais aussi, selon les contextes, un groupe familial ou ethnique, une nation ou une race. {Baça} est le mot introduit au milieu du XIXe siècle dans les dictionnaires [[Judson, 1852 ; Wade, 1852.]] pour traduire le mot « religion » dans son sens occidental de confession professée individuellement [[Houtman, 1990 ; Kirichenko, 2009.]]. Collé à {’e´
myô, comme c’est le cas, baça désigne la religion professée par la majorité en Birmanie, c’est‑à‑dire, la « religion nationale » ou bouddhisme. Enfin çaçe´na traduit l’idée des enseignements du Bouddha et de leur dispensation dans l’espace social birman et pourrait être traduit par LA religion au singulier pour signifier le bouddhisme en Birmanie [17]. Les trois syllabes de l’acronyme se réfèrent donc à la collusion de ces trois concepts lesquels, pour beaucoup de Birmans aujourd’hui, constituent leur identité nationale d’une manière fondamentalement exclusive, raison pour laquelle je traduis cet intitulé par « Association pour la défense de la religion nationale ». La réunion de ces concepts met en évidence la projection faite par les idéologues du Mabatha de leur appartenance au bouddhisme du Theravada sur l’identité birmane. Ce faisant, ils propagent l’idée que pour protéger le bouddhisme, ce qui est le premier devoir des moines, il faut que ces derniers défendent l’identité nationale birmane. Dans cette reformulation de la défense du çaçe´na, il faut désormais tout le détour par la « nation » et la « religion nationale » pour protéger la dispensation du bouddhisme en Birmanie. Elle implique de fait un changement d’accentuation dans la conceptualisation du religieux : désormais, ce n’est plus le çaçe´na, l’espace social bouddhisé, qui est prédominant, mais le baça, la religion professée par l’individu et qui détermine son appartenance à la nation.
De fait, le sangha, héritier des enseignements du Bouddha, n’est plus symbiotiquement lié avec l’État dans un même çaçe´na do comme c’était le cas dans la royauté bouddhique ce qui autorisait un certain pluralisme sous cette protection. Pour défendre les enseignements du Bouddha, les moines ultranationalistes doivent donc s’appuyer sur une construction de la « religion » différente de l’acception englobante du çaçe´na, institutionnalisée dans un espace social auquel on appartient simplement du fait qu’on est né là. La reformulation extrémiste du nationalisme bouddhique implique un glissement des conceptions birmanes de la « religion » faisant une plus grande place au baça qualifié de national (le bouddhisme) qui implique l’adhésion personnelle à une confession que l’on doit adopter pour être reconnu comme membre de la communauté.
Cependant, selon cette idéologie, le bouddhisme doit être « défendu » pour deux raisons, parce qu’il est perçu comme en danger du fait du dogme qui veut que les enseignements du Bouddha disparaissent dans les 5000 années suivant sa dispensation, mais aussi du fait de la présence de différentes confessions en Birmanie, que les ultranationalistes ressentent comme une menace. De plus, les inquiétudes spécifiques des bouddhistes birmans trouvent un point d’ancrage dans la vague globale d’islamophobie que connaît notre époque. Dans cette situation surdéterminée, l’islam devient l’« autre » religieux qui menacerait le bouddhisme. Mes informateurs dans les milieux nationalistes se souviennent ainsi de l’importance qu’a eue pour eux une prédication délivrée à l’université bouddhique internationale de Rangoun, « par un moine, il y a quelques années ». Il leur a « ouvert les yeux », en leur « révélant » que la Malaisie était autrefois bouddhiste et avait été convertie à l’islam. La portée didactique de cet épisode a été amplifiée par l’installation, dans le matériel iconographique de certaines pagodes comme celle de la Mahamuni, à Mandalay, de cartes en relief de l’extension maximum du bouddhisme, au temps du roi indien Aśoka, et de son rétrécissement actuel. Dans les milieux ultranationalistes, ce rétrécissement historique de l’extension du bouddhisme est un argument avancé pour justifier de la nécessité absolue de défendre le bouddhisme contre ce qui est présenté comme le résultat des visées expansionnistes de l’islam [18].
Les nouveaux rôles investis par les moines dans la Birmanie en transition
Pour défendre l’enseignement du Bouddha, ce qui relève d’un devoir inhérent à leur fonction et à leur statut, ainsi que nous l’avons vu, les moines doivent promouvoir la moralité bouddhique et l’observance des préceptes dans la communauté nationale, ce qu’ils font par toutes sortes d’actions : prédication intensive, éducation des enfants à la culture religieuse, organisation de la vie religieuse au niveau local et gestion de la pratique des donations religieuses par le biais d’associations caritatives sur un modèle emprunté aux ONG… De manière significative, tous ces types d’actions constituent des manières nouvelles ou nouvellement redéveloppées de remplir le rôle de moine dans le bouddhisme birman [19].
Tous ces nouveaux organismes et ces nouvelles manières d’interpréter le rôle de moine sont situés dans l’« engagement social » (du pâli parahita) revendiqué comme un des modes d’action monastique dans le Theravada. Alors que ce mode d’action est justifié selon les conceptions bouddhiques de la moralité, de la causalité karmique et du salut, ses développements contemporains constituent aussi des réponses aux valeurs véhiculées par la modernité occidentale, celles des droits humains et des libertés individuelles, notamment. Dans sa conclusion à Engaged Buddhism, le premier ouvrage consacré au bouddhisme engagé, Sallie King reconnaissait que l’impact de cette globalisation sur le clergé bouddhique pouvait susciter des réponses multiples allant des mouvements de réforme ou de libération bouddhiques étudiés dans ce livre à des mouvements réactionnaires conservateurs [20]. Dans la Birmanie en transition, le redéploiement dans l’engagement social correspond, pour de nombreux moines d’une nouvelle génération, à une manière de s’autonomiser après trois décades de soumission aux régimes militaires et à l’administration du sangha, et cela, sans nécessairement appartenir à l’obédience ultranationaliste. Il représente un moyen de rivaliser avec les hiérarchies monastiques et de contester leur monopole sur les réseaux établis de la donation religieuse. Cependant, dans tous les cas, réformateur ou ultranationaliste, l’engagement social des moines poussé à son extrême est susceptible d’être discuté du point de vue de son adéquation au mode de vie renonçant, selon des agendas politiques spécifiques. Il a fallu la transition démocratique et le relâchement de la mainmise du pouvoir sur le sangha pour que ce réinvestissement monastique dans l’engagement social prenne toute sa portée.
Tout au long de sa courte existence, l’activisme du Mabatha n’a cessé de croître sur des fronts très divers en s’appuyant sur ces nouvelles manières d’être moine, organisant par le biais d’une structuration en nébuleuse des entités qui existaient déjà ou créées au fur et à mesure des besoins : la fondation pour les écoles de dhamma, l’association de propagation des enseignements du Bouddha, les associations caritatives, l’association pour sauver la pagode Shwedagon… tous domaines d’action qui visent, pris ensemble, à la réforme morale de la société bouddhique. Ces activités se sont déployées notamment en s’appuyant sur la prédication de masse, moyen de toucher les foules et de former l’opinion publique autant que de lever des fonds. La prédication publique à l’invitation de communautés locales ou professionnelles, quasi inexistante à l’époque de Ne Win, a d’abord été réactivée par le SLORC, dans les années 1990. Investie par des moines se targuant de diplômes dans les universités bouddhiques étrangères pour mieux capter de larges publics, elle a vite constitué une source potentielle de financement considérable pour les religieux de tous bords qui s’y essayaient et est devenue, ces dernières années, une pratique si répandue qu’elle a contribué à la saturation de l’espace public par les discours nationalistes bouddhiques.
C’est à travers la prédication de masse et la circulation de sermons identifiés par le label de « 969 », index numérologique des vertus du Bouddha, que la campagne de ce nom a eu l’impact que l’on sait pendant l’hiver 2012‑2013. L’objectif de la campagne « 969 » était d’inciter les bouddhistes birmans à acheter « bouddhiste » dans les commerces identifiés par le logo « 969 », plutôt que dans les commerces musulmans qui en Birmanie affichaient à leur fronton le nombre « 786 ». Cette campagne a alors envahi tout l’espace public et a eu pour conséquence la série de pogromes antimusulmans du printemps 2013.
D’autres développements récents visent à contribuer à la réforme de la société bouddhique que le Mabatha appelle de ses vœux, sans pour autant se réclamer de ce dernier ou y être formellement rattaché. Une association pour le développement d’écoles de dhamma (Dhamma Skul Foundation) sur le modèle des écoles du dimanche sri‑lankaises a, par exemple, été formée en 2013 pour organiser l’enseignement de la culture bouddhique aux enfants, le dimanche, avec un succès considérable. Si la fondation Dhamma Skul refuse d’être confondue avec le Mabatha, son objectif et ses discours appartiennent cependant à la sphère ultranationaliste. Un autre exemple est celui de la participation des moines au mouvement civil spontané qui a permis de porter secours aux populations touchées par le cyclone Nargis en 2008, suppléant aux déficiences de l’administration militaire. Des moines ont alors créé des fondations caritatives sur le modèle des ONG qui ont décuplé leur influence dans des milieux défavorisés.
L’activisme religieux des moines Mabatha et de leurs soutiens laïcs cible notamment toutes les initiatives ou les déclarations qu’ils perçoivent comme des attaques à l’encontre du bouddhisme. Ainsi, ils sont à l’origine des mises en accusation des cas de blasphèmes (çaçe´na so `ka mhou´) qui ont éclaté sur la place publique en 2014, puis en 2015, pour des motifs à première vue surprenants comme l’utilisation de l’image d’une tête de Bouddha sur la publicité pour une boîte de nuit, ou encore la mention de l’origine indienne du bouddhisme par un démocrate dans une réunion littéraire. Pour cela, les activistes religieux se constituent partie plaignante contre les auteurs des actes incriminés, sur la base d’une loi datant de l’époque coloniale qui, du fait de sa formulation autour du concept de çaçe´na, ne peut concerner que le bouddhisme. Cette activité de dénonciation de ce que les Mabathistes considèrent comme des actes antireligieux est de leur point de vue pleinement légitime en ce qu’elle relève de leur mission monastique de « défense du bouddhisme ». Elle contribue aussi à un climat où toute discussion ou critique publique de l’action religieuse devient périlleuse.
Nationalisme bouddhique et action politique des moines
À lire la charte de fondation du Mabatha, établie lors de la convention monastique de Ywama (Insein), en juin 2013, la formation en nébuleuse de l’association semble destinée à éviter l’accusation de « division du sangha » qu’une structure plus formelle, en concurrence avec l’administration religieuse centrale (Mahana), pourrait susciter, accusation qui constitue une offense majeure dans la règle monastique. Surtout, au‑delà de la défense du bouddhisme face à l’islam, les fondateurs du mouvement considèrent que dans la transition démocratique le sangha doit adopter le rôle de « leader » de la nation à la place de l’armée maintenant que cette dernière n’en a plus le monopole. Cette position explicite dans la charte de fondation du Mabatha semble inspirée du manifeste contestataire déjà évoqué, qui circulait dans les monastères à la fin du printemps 2013 [21]. Ce manifeste, qui fournit un point de vue monastique sur l’histoire des relations entre le pouvoir et le sangha dans la Birmanie indépendante, appelle le sangha à se saisir de l’occasion fournie par la transition démocratique pour retrouver une initiative politique, au nom de la défense de la religion. Il semble bien que les moines ultranationalistes se soient emparés de cette injonction tout en se démarquant fondamentalement du manifeste contestataire et cela de plusieurs manières, notamment par leur position de rejet des valeurs démocratiques des droits de l’homme et par leur anti-islamisme. Mais les Mabathistes s’en démarquent surtout en occultant la dimension « politique » de l’appel à l’initiative monastique : ils mettent plutôt en avant sa teneur « religieuse », soit le devoir de défense du bouddhisme.
Cependant, la réalisation principale du Mabatha pendant les quatre années de son existence se situe dans le domaine législatif du droit familial. Il s’agit de la promulgation de l’ensemble des quatre lois de « défense de la religion nationale » annoncé comme l’objectif principal de l’association dans sa charte de fondation. Ces lois visent explicitement à réguler des relations interconfessionnelles, en contrôlant les conversions et les mariages interconfessionnels, en limitant la fécondité des groupes les plus pauvres et en interdisant la polygamie. Leur cible reconnue est l’expansionnisme attribué aux musulmans. Selon leur défenseur le plus virulent, le moine Wirathu, ces lois cherchent essentiellement à « protéger » les femmes bouddhistes du mariage avec les musulmans. Ainsi, c’est d’abord en contrôlant les femmes bouddhistes que les ultranationalistes veulent protéger la religion nationale. L’objectif est atteint dès août 2015 lorsqu’à la veille de l’ouverture de la campagne électorale, le président sortant, Thein Sein, signe les deux dernières lois. L’ensemble a donc été adopté dans un délai record et sans difficulté apparente, malgré les problèmes que ces lois posent d’un point de vue constitutionnel.
Le processus électoral de 2015 fait alors office de révélateur de la dimension « politique » du Mabatha. En effet, en pleine campagne électorale, d’énormes rassemblements sont organisés par les moines ultranationalistes, pour célébrer les lois de « défense du bouddhisme », au cours desquels des recommandations de vote pour la préservation de ces lois et contre les démocrates sont formulées de manière plus ou moins explicite. Cet investissement de la politique électorale par une association dirigée par des religieux n’est pas complètement assumé par tous les moines concernés et est doublement problématique : du point de vue de la règle monastique, le statut du renonçant interdit l’action dans le monde en général et les moines sont exclus de ce fait du droit de vote [22] ; du point de vue constitutionnel tel que formulé dans la loi électorale, l’usage de la religion à des fins politiques est interdit. Prise à partie par le NLD, la Commission électorale statue cependant que la plainte ne relève pas de son mandat parce que ce ne sont pas des politiciens qui ont utilisé le bouddhisme à des fins politiques, mais des religieux ! Par ailleurs, l’héritage du colonialisme et des juntes militaires interdit toujours l’action politique aux moines. Les élections de 2015 sont finalement gagnées par le NLD.
Que l’électorat birman n’ait pas suivi les recommandations du Mabatha, alors même que l’influence de ce dernier ne semble pas s’être démentie, est remarquable. Cela montre que pour le public, dans sa majorité telle que manifestée dans le scrutin, les religieux et leur mouvement ultranationaliste n’avaient pas de place dans le processus électoral. Après la victoire du NLD aux élections générales, une des premières déclarations des responsables du Mabatha a été une mise en garde contre le démantèlement des quatre lois. Non seulement le projet législatif du Mabatha s’était invité dans l’agenda parlementaire de la législature passée, mais a posteriori, il semble aussi avoir été au cœur d’une négociation avec le parti alors au pouvoir, l’USDP, qui expliquerait la facilité avec laquelle les lois avaient été adoptées. Cependant, ce qu’on voyait était, d’un côté, une association nationaliste bouddhique dont l’objectif affirmé était la « défense de la religion » qui niait la dimension « politique » de son action et de l’autre, un électorat bouddhiste qui excluait par son vote les moines du politique.
Ces enjeux n’ont pas été immédiatement apparents tant la dimension politique du mouvement nationaliste bouddhique est une question sensible qui s’est traduite après le changement de gouvernement, non par une opposition frontale du NLD, mais par différents mouvements qui montrent le souci de garder le nationalisme bouddhique dans certaines limites. C’est ainsi qu’en juillet 2016, trois mois après la mise en place du gouvernement, l’administration centrale du sangha, le Mahana, a émis une déclaration niant tout lien et tout soutien au Mabatha. Wirathu a ensuite été réduit au silence par une interdiction de prédication d’un an, après un post haineux sur les réseaux sociaux, en mars 2017. Et le Mabatha a été interdit en juillet 2017 conduisant ses affiliés à se réorganiser sous le nom de Buddha Dhamma Parahita Foundation. Ce que Matthew Walton qualifie de quiet campaign against nationalist monks [23], c’est en fait un défi pour le gouvernement NLD : comment empêcher les activistes religieux d’occuper la sphère publique avec leurs discours pour la défense de la religion nationale alors que cette cause rencontre une telle adhésion dans la population bouddhiste ?
De fait, si l’association ultranationaliste a réussi à être présente sur tous les fronts de la scène publique grâce à son activisme à tout crin, elle est loin de représenter l’ensemble des moines. Au troisième anniversaire de sa fondation, en juillet 2016, il n’y avait guère que 2 à 3 000 moines présents. Cependant, sa représentativité réelle est très difficile à établir étant donné le manque d’études sociologiques sur le sangha. Entre le Mabatha et l’autre extrémité du spectre politique, où figurent les moines d’opposition aux juntes, ayant soutenu le NLD ou manifesté en 2007 et fait de la prison, pour certains, il y a toute une masse de moines ne se positionnant pas explicitement sur le plan politique. Pour ce qui est des moines de l’ancienne opposition, parmi lesquels ceux qui ont écrit le manifeste contestataire déjà cité et dans lequel ils réclamaient le droit de vote pour les moines, l’heure n’est en tout cas plus à cette revendication, mais au soutien du gouvernement NLD. L’engagement politique est toujours pour les moines une forme d’opposition morale au pouvoir en place, au nom de la défense du bouddhisme. Ceux qui, du temps de la junte, condamnaient l’instrumentalisation du sangha dans l’économie gouvernementale du mérite, ont été remplacés par d’autres condamnant les valeurs globales de la démocratie, au premier rang desquelles les droits de l’homme, en brandissant l’identité birmane bouddhique.
Conclusion
Pour les moines du Theravada, la question de la légitimité à s’engager en politique est de longue date l’objet de débats, en Birmanie comme en Thaïlande et au Sri Lanka, et prolonge les discussions qui ont eu lieu sur le bouddhisme et l’engagement social. Dans la transition birmane actuelle, il s’agit bien évidemment d’une question « politique » puisque la constitution interdit tout investissement des religieux en la matière comme elle proscrit l’utilisation de la religion à des fins politiques et affirme la liberté de conscience. Mais il s’agit aussi d’une question « religieuse », puisque l’activisme politique peut invalider le statut de renonçant du moine. Le principal argument des moines activistes ou engagés, ultranationalistes ou démocrates, pour justifier leur action dans le monde, est le besoin urgent de défendre l’enseignement du Bouddha.
Parce que les moines ont été libérés de leur assujettissement au pouvoir des militaires par la transition politique, ils ont cherché à résister au cantonnement au privé des politiques libérales du religieux et à restaurer leur capacité d’agir dans la sphère publique. Le manifeste contestataire comme la charte Mabatha, tous deux rédigés en 2013, sont des réactions au bouleversement des rapports du pouvoir au sangha provoqué par la transition démocratique. La menace que ce bouleversement paraît faire peser sur la religion, en déstabilisant les réseaux politico‑religieux, impose du point de vue des moines une réinvention de leur rôle dans la société, touchant bien entendu au domaine du politique. Cela implique de réinventer les rapports entre sangha et pouvoir, la reproduction du sangha et du bouddhisme s’inscrivant historiquement dans cette relation d’interdépendance, tout en évitant le stigmate du moine « politique » hérité du sécularisme de la période coloniale.
La difficile négociation d’un nouveau rôle pour les moines doit donc être située dans cette histoire des rapports entre sangha et pouvoir. Un régime formellement démocratique les conduit à désencastrer leur relation avec les laïcs en développant une économie du mérite qui leur donne une plus grande indépendance par rapport au pouvoir, mais aussi, paradoxalement peut-être, une plus grande influence sur la société civile. Leur activisme religieux est ce qui constitue, paradoxalement, leur poids politique. Formant une troisième force aux côtés des forces militaires et politiques, ils ne peuvent être ignorés dans l’équilibre actuel des pouvoirs.
Bénédicte Brac de la Perrière
Directrice de recherche, CASE, CNRS