Quand le philosophe allemand Jürgen Habermas a décidé de renoncer au prix littéraire Cheikh Zayed [le 3 mai] en raison des “liens de ce prix avec le régime des Émirats arabes unis”, les médias financés par le Qatar ont applaudi à tout rompre. Ils nous ont abreuvés d’éditoriaux pour hisser le philosophe au rang de nouvelle icône. Comme s’il n’avait pas seulement pris ses distances avec les Émirats, mais qu’il avait aussi pris fait et cause pour le Qatar. On aurait pu croire qu’il était sur le point de s’installer à Doha pour y vivre.
Ces mêmes médias qataris, au même moment, se montraient beaucoup moins loquaces pour parler d’un autre sujet, pourtant lui aussi dans l’actualité. Il s’agit du rapprochement entre la Turquie de Tayyip Erdogan et l’Égypte du maréchal Sissi [le 5 mai, le vice-ministre des Affaires étrangères turc a rencontré son homologue égyptien au Caire]. Pour ces médias, il est impossible de critiquer Erdogan, mais tout aussi impossible d’approuver sa nouvelle donne, car elle risque de compromettre l’avenir des Frères musulmans égyptiens qui ont trouvé refuge à Istanbul.
Mais ce sujet n’a pas seulement embarrassé les médias financés par le Qatar. Ceux financés par les Émirats arabes unis étaient tout aussi désorientés. Eux qui n’avaient eu de cesse de diaboliser Erdogan se sentaient subitement obligés d’enterrer la hache de guerre et de le louer pour sa politique de réconciliation avec Le Caire.
La chaîne d’information qatarie Al-Jazeera est passée du jour au lendemain d’attaques incessantes contre l’Arabie Saoudite à une couverture de l’actualité favorable à Riyad, tandis que la chaîne d’information saoudienne Al-Arabiya, après avoir dépeint la Turquie comme l’empire du Mal, la décrit désormais comme un partenaire appréciable.
Cette comédie va probablement continuer, et risque même de tourner à la farce. Car on voit venir un rapprochement entre l’Arabie Saoudite et le régime syrien de Bachar El-Assad. Normalement, la chaîne qatarie Al-Jazeera aurait fait ses choux gras d’une telle information. Or elle a gardé un silence gêné.
Les mollahs iraniens dans une mauvaise passe
Nous avons donc essayé, après le discret rapprochement irano-saoudien, de nous rabattre sur les tweets d’Abdelbari Atouan [rédacteur en chef du quotidien panarabe Rai Al-Youm] et de l’homme politique libanais Wiam Wahhab [friand de déclarations]. Mais ces deux hérauts de la presse “résistante” [pro-iranienne] ne nous ont été d’aucun secours. Car eux aussi ont été pris de vertige depuis qu’ils ne peuvent plus accuser les wahhabites [les Saoudiens] d’être à l’origine de Daech.
Cela paraîtrait plausible étant donné qu’aussi bien la monarchie saoudienne que les mollahs iraniens se trouvent dans une mauvaise passe. Affaiblis sur la scène intérieure, manquant de légitimité et contraints de s’allier au diable pour se maintenir au pouvoir, ils pourraient essayer de trouver dans leurs relations extérieures de quoi se réconforter.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que des médias [sous la coupe de divers régimes despotiques] aient du mal à expliquer les revirements successifs de ces mêmes régimes. Déroutés par toutes ces perspectives de réconciliation, les médias antisaoudiens ont gardé le silence et les milieux de l’opposition syrienne sont devenus mutiques. Mais tout cela n’est que la conséquence du fait que, d’un côté comme de l’autre, on parie sur des régimes d’oppression, peu recommandables, sans vergogne et qui n’ont aucun mal à s’affronter un jour, puis à s’arranger entre eux le lendemain.
Daraj
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