Tout en prenant dans un premier temps des mesures conformes au moins en partie au programme sur lequel il avait gagné les élections, il a nommé au poste essentiel de ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors (qui en fait était opposé à l’essentiel de ce programme) et marginalisé les ministres communistes.
Le PCF (à l’époque hégémonique dans la CGT) s’est montré après mai 1981 totalement opportuniste et suiviste par rapport à Mitterrand et a contribué à désarmer les travailleurEs et tous ceux qui commençaient à renâcler. La force du système présidentiel, la satisfaction des dignitaires du PS de pouvoir enfin accéder au pouvoir et la politique du PCF ont permis à Mitterrand d’impulser à partir de mars 1983 une trahison ouverte des espoirs de 1981 sans que l’extrême gauche puisse faire beaucoup plus que de la dénoncer.
On comprend mal pourquoi certains, notamment Jean-Luc Mélenchon, ne cessent de tresser les louanges de celui qui, durant ses deux mandats, a largement impulsé le tournant de la social-démocratie vers le néolibéralisme.
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Politique économique : de la « transformation sociale » au néolibéralisme
Selon les idées dominantes, « les socialistes » auraient tenté une expérience qui se serait fracassée sur « les réalités », notamment la « contrainte extérieure », et auraient été obligés de l’abandonner en mars 1983.
Dans le numéro d’octobre 1981 de la revue de la LCR, Ernest Mandel résumait les enjeux auxquels se trouvait confronté le gouvernement de la « gauche unie » : soit l’épreuve de force avec le capital soit le sacrifice des intérêts des masses laborieuses ; soit la rupture avec l’économie capitaliste soit l’alignement sur les règles du profit [1–.
« La rupture avec le capitalisme ne peut s’effectuer sans frais »
La gauche avait gagné en mai-juin 1981 l’élection présidentielle puis les législatives sur un programme qui affirmait se situer dans une perspective de « rupture avec le capitalisme. »
Les socialistes auraient alors pris des mesures sociales inconsidérées2 : hausse du SMIC et des prestations sociales, retraite à 60 ans, créations d’emplois puis réduction de la durée légale du travail, notamment. Ils auraient ainsi creusé les déficits intérieurs (des collectivités publiques) et extérieurs (de la balance commerciale et de la balance des paiements). Mais les mesures sociales ne seraient pas seules en cause. C’est l’ensemble des réformes amorcées en 1981 qui auraient été « inadaptées » : nationalisations des entreprises et du crédit, créations d’emplois publics, fiscalité, nouveaux droits des travailleurEs… Elles auraient « inquiété les investisseurs » qui se seraient détournés.
En fait, comme le soulignait Mandel dans l’article cité « la rupture avec le capitalisme ne peut s’effectuer sans frais. La bourgeoisie réagira durement. ll faudra répondre du tac au tac. ». C’est ce à quoi se refusait Mitterrand. De plus le fort ralentissement de l’économie internationale l’enfermait dans une tenaille : « Toute une série de réformes sociales progressistes ne peuvent être réalisées que s’il y a une expansion économique prononcée, du moins si l’on veut respecter les intérêts et la fortune de la bourgeoisie, comme le fait la social-démocratie. ».
Des mesures de gauche…
La première phase du pouvoir Mitterrand est certes marquée par des mesures sociales et de relance de l’économie : le SMIC augmente de 10 %, les allocations familiales de 25 %, le minimum vieillesse de 20 % ; des réformes fiscales favorables aux bas revenus sont mises en place, les aides au logement et à l’industrie sont augmentées, l’investissement des administrations reprend, des emplois publics sont créés et la création d’emplois et le recrutement des jeunes sont subventionnés, de nouvelles aides sont accordées aux agriculteurs. Mais elles ne « changent pas la vie ». Ainsi, la baisse de la durée du travail est seulement d’une heure (de 40 à 39 heures).
En février 1982, des nationalisations sont mises en œuvre : elles concernent tout le capital des firmes sidérurgiques, de cinq grands groupes industriels, de 36 banques de dépôt, de deux holdings financiers, ainsi que 51 % du capital d’entreprises fortement spécialisés dans l’armement (Dassault, Matra). Certaines de ces entreprises étaient en grande difficulté et l’indemnisation des actionnaires est particulièrement généreuse (et au-delà des intentions initiales du gouvernement : les actionnaires ont su se faire entendre du Conseil constitutionnel qui a interprété en leur faveur les textes constitutionnels). On peut remarquer qu’y ont échappé Peugeot, le secteur des assurances et la distribution de l’eau. Dans le programme du PS, ces entreprises publiques étaient supposées jouer un rôle essentiel dans la transformation du pays.
En fait, banques et entreprises nationalisées n’ont pas joué ce rôle. Pour les salariéEs, pas grand-chose n’a changé, ni dans leurs conditions de travail ni dans leur pouvoir face aux directions. Les banques ont surtout vu des inspecteurs des finances « de gauche » remplacer des inspecteurs des finances ou autres dirigeants de droite. Dès 1982, la politique industrielle s’est effacée devant « l’autonomie de gestion » des entreprises nationalisées : le profit devenait le critère de gestion quasi unique de ces entreprises... Au-delà des discours, aucune planification réelle de l’économie n’a été mise en place.
… aux premiers « plans de rigueur »
L’acceptation tel quel du Système monétaire européen limitait la marge de manœuvre du gouvernement qui s’est refusé en juin 1981 à une forte dévaluation du franc (qui aurait dû être accompagnée d’un contrôle des prix). La « construction européenne », en fait celle d’une Europe capitaliste, n’a été qu’un alibi de la soumission à la mondialisation libérale.
Dès avril 1982, le renoncement est évident. Pierre Mauroy (le Premier ministre) donne des gages au patronat : l’arrêt de l’abaissement de la durée du travail pendant deux ans, l’allègement de la taxe professionnelle, et le gel des cotisations patronales. En juin, est lancé un premier « plan de rigueur » : les prix sont bloqués mais les salaires aussi et, recul fondamental pour les salariéEs, c’est la fin de l’échelle mobile de salaires. Jacques Delors, le ministre de l’Économie et des Finances, est de plus en plus l’homme fort du gouvernement
En mars 1983, nouveau « plan de rigueur » qui consacre la renonciation définitive aux projets affichés en 1981 et la conversation des socialistes au libéralisme. C’est le début de la baisse brutale de la part des salaires dans la valeur ajoutée et de l’encadrement du budget des hôpitaux. Certains camouflent cette évolution d’un discours hypocrite : ainsi Lionel Jospin parle d’une « parenthèse de la rigueur ». Un peu plus tard, Michel Rocard sera plus franc en parlant du capitalisme comme « l’horizon indépassable de notre temps ».
Robert Pelletier, Henri Wilno
Notes
1. Ernest Mandel, « La politique économique de Mauroy-Delors », Critique communiste n°1 (2e série), octobre 1981. Lire extrait ci-dessous.
2. Sur les mesures sociales, lire article ci-dessous.
Ernest Mandel, « La politique économique de Mauroy-Delors », Critique communiste n°1 (2e série), octobre 1981.
Une nécessaire épreuve de force
« La question est de savoir si on a la volonté de risquer cette épreuve de force avec le capital français et international, ou si, par peur de cette épreuve de force et des « risques de l’inconnu », on sacrifie délibérément les intérêts des masses laborieuses, leurs espoirs de changement, leur désir de voir éliminés les fléaux du chômage et de l’inflation sur l’autel de la collaboration avec la bourgeoisie et de la garantie de ses profits. Pour nous, il n’y a pas de doute que le régime Mitterrand-Mauroy ne pourrait satisfaire la volonté de changement des masses laborieuses, ne pourrait éliminer le chômage et l’inflation que s’il rompait radicalement avec toute forme de collaboration de classe avec la bourgeoisie, que s’il s’orientait résolument vers une rupture avec l’économie capitaliste internationale. Aussi longtemps qu’on n’effectue pas cette rupture, on est amené à respecter des « règles du jeu » qui, répétons-le, ne sont ni fatales ni techniques, mais correspondent aux impératifs d’un type particulier d’économie : l’économie capitaliste, l’économie de marché généralisée, l’impératif du profit. »
En ligne sur http://association-radar.org/?Critique-communiste-2807
10 mai 1981 : quelles mesures sociales ?
Quatre décennies après le 10 mai 1981, ce sont peut-être quelques-unes des mesures sociales prises alors qui peuvent encore valider l’idée que des mesures progressistes, de gauche, ont pu être mises en œuvre au delà de l’emblématique suppression de la peine de mort.
Certes, la cinquième semaine de congés payés est quasiment la seule mesure ayant résisté à 38 années de développement des politiques néolibérales appliquées avec une belle constance par tous les gouvernements de « gauche » et de droite qui se sont succédé.
Mais bien d’autres mesures, plus ou moins effacées depuis, restent des marqueurs de « gauche ».
Ainsi en va-t-il du droit à la retraite à 60 ans pour une majorité de travailleurEs ou du droit à la retraite anticipée pour les fonctionnaires ayant trois enfants, progressivement réduits à néant depuis, malgré de nombreuses et puissantes mobilisations.
L’engagement de la réduction du temps de travail, promis pour être porté à 35 heures par semaine, se limitera à une réduction à 39 heures et ne reviendra d’actualité que dans le cadre des contradictoires lois Aubry des années 2000.
Des réformes et mesures significatives
D’autres réformes significatives sont mises en œuvre. L’accroissement des pouvoirs et moyens de comités d’entreprise (mais sans droit de blocage des licenciements), la création des comités centraux d’entreprise, de groupe, l’accès de représentants des ingénieurs, cadres et techniciens aux conseils d’administration dans le secteur privé et surtout accès un statut indépendant des Comités d’hygiène, sécurité et conditions de travail. La gestion du secteur public est décentralisée, démocratisée avec des instances de direction tripartites (collectivités publiques, travailleurEs, usagerEs), ou dotées d’un conseil de gestion élu par les travailleurEs et d’un conseil de surveillance. La mise en place de temps consacré à l’information et à l’expression collective apparaît souvent comme une tentative de mise à l’écart des déléguéEs du personnel.
Des postes et des prérogatives qui vont amplifier les contradictions de l’activité syndicale de plus en plus accaparée par la vie des institutions représentatives du personnel au détriment de l’activité revendicative.
La loi du 13 novembre 1982, inscrite dans les lois Auroux, introduit une obligation de négocier au niveau tant de la branche que de l’entreprise, la possibilité de conclure des conventions et accords collectifs de travail dérogeant à des dispositions législatives et réglementaires. Bien qu’encadré par le droit d’opposition éventuel des organisations syndicales non signataires, cela constitue la porte entrouverte aux nombreux élargissements des possibilités de dérogation couronnés par les modifications profondes introduites par les lois « El Khomri » et les réécritures destructrices du Code du travail.
Certaines mesures restent significatives : la création de l’ISF, le statut de travailleuses à part entière sera reconnu aux conjointes d’agriculteurs, de commerçants et d’artisans, la gratuité de la contraception et la facilitation de l’accès à l’IVG, le congé parental ouvert pour moitié au père et à la mère, rémunéré et assorti de garanties de réintégration dans l’emploi, etc.
D’autres (renforcement du CDI, augmentation du SMIC, des allocations familiales, vieillesse, aides au logement, préconisation en matière d’égalité hommes/femmes) ne résisteront pas aux politiques néolibérales engagées dès 1983.
Attentisme revendicatif
Sur la question de l’immigration, c’est l’époque où Georges Marchais, secrétaire général du PCF, écrivait : « La cote d’alerte est atteinte […]. Il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage » tout en ajoutant : « Je précise bien : il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. Mais non chasser par la force les travailleurs immigrés déjà présents en France… » C’est ce principe qui justifie la régularisation « massive » engagée en août 1981 : près de 90 % des dossiers recevront une réponse positive (131 000 sur 149 000 demandes). Ce qui n’empêchera pas Pierre Mauroy de déclarer le 16 avril 1982, à propos des grèves des OS immigrés chez Renault Flins et Billancourt : « Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés dont je ne méconnais pas les problèmes mais qui, il me faut bien le constater, sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ».
Beaucoup de ces mesures seront principalement portées par la CFDT et les représentants de la « Deuxième gauche » (Rocard, Delors) largement présents dans le gouvernement et les ministères. Annonces et réalisations qui vont largement contribuer à justifier l’attentisme voire le soutien initial peu conditionnel du mouvement ouvrier et notamment des directions des organisations syndicales. Et plus grave, à semer la confusion dans ces dernières et notamment dans la CGT. Sur un fond d’attentisme revendicatif engendré par la situation économique, le chômage, c’est la dépolitisation, le désengagement militant qui vont se développer. Avec son corollaire de progression de l’extrême droite. Autant de paramètres de la situation politique d’aujourd’hui.
Robert Pelletier, Henri Wilno
OTAN, Europe, Afrique : Mitterrand l’impérialiste
Impossible de résumer en un court article l’ensemble des dimensions de la politique étrangère de François Mitterrand, même si le moins que l’on puisse dire est qu’il ne s’est guère posé, là non plus, en rupture avec les traditions impérialistes et militaristes de la France.
La défense de la « place singulière » (et de l’héritage colonial) s’est ainsi combinée avec un renforcement de l’intégration aux institutions capitalistes internationales, qu’elles soient anciennes (OTAN) ou en formation (Communauté européenne). C’est ainsi sous l’impulsion de François Mitterrand que les premières négociations sur le « retour » de la France dans l’OTAN furent lancées, à l’automne 1990 et l’hiver 1991, dans la foulée de la chute de l’URSS et à l’orée de la première guerre du Golfe, dans laquelle la France se lança sans hésiter.
L’Europe capitaliste
François Mitterrand fut en outre l’un des principaux architectes de la construction de l’Europe capitaliste, dans laquelle il fit jouer un rôle essentiel à la France, main dans la main avec l’Allemagne. De l’Acte unique de 1986 au Traité de Maastricht en 1992 en passant par l’Union économique et monétaire (UEM), il fut un artisan de tous les traités renforçant la mise en place d’une Europe capitaliste, tout en jouant la partition de l’opposition à l’ultralibéralisme de Margaret Thatcher. Lors de la campagne référendaire de 1992, il déclarait : « L’Europe cristallise à tort beaucoup de peurs : peur du changement, peur de la modernisation, de l’ouverture au monde et aux autres. C’est un paradoxe. On projette sur l’Europe des menaces imaginaires, alors qu’elle nous protège de risques bien réels. » 30 ans plus tard, la balance « protection-risques » est sans appel…
Françafrique
En ce qui concerne la politique de Mitterrand en Afrique, laissons la parole à l’association Survie : « L’homme du discours de La Baule sur une hypothétique démocratisation [de l’Afrique] (1990) est aussi un des artisans majeurs de la perpétuation de la politique néocoloniale française en Afrique. Dès 1948, il voyage en Afrique dans les traces de Foccart, y nouant des contacts qui lui permettront de conforter sa position politique, grâce à des députés locaux. Il devient ainsi ministre de la France d’Outre-Mer (entre 1950 et 1951), puis ministre de la Justice en 1956, et, à ce titre, l’un des hauts responsables de la répression en Algérie. Dès son arrivée à la Présidence, en 1981, il charge son conseiller spécial François de Grossouvre de rassembler les éléments d’un réseau mitterrandien sur le continent. Il évince très vite, à la demande des dictateurs africains, le ministre de la coopération Jean-Pierre Cot. Sa cellule élyséenne est chargée d’exhiber une capacité de nuisance envers la Françafrique chiraquienne, qui octroie du coup à la Mitterrandie une part du gâteau. L’affaire du Carrefour du développement, qui compromet le ministre Christian Nucci 1, montre l’étendue de la corruption. Monté rapidement en puissance, le fils Jean-Christophe s’inscrit dans le sillage des choix et des réseaux pasquaiens. Ainsi, les Mitterrand père et fils apporteront un soutien indéfectible aux dictateurs Mobutu, Sassou (que son proche, Jacques Attali, défendra à la moindre occasion), Eyadéma, Biya, Déby, Gouled Aptidon… Les membres de la garde élyséenne se recyclent rapidement en créateurs de firmes de sécurité (viviers à mercenaires). »
Jusqu’au génocide des Tutsis
Loin des tonalités pacifistes, voire anti-impérialistes, d’une partie de la gauche, y compris social-démocrate, dans les années 1970, qui s’étaient entre autres manifestées dans le programme commun de 1972 qui préconisait « la renonciation à la force de frappe nucléaire stratégique sous quelque forme que ce soit » ou dans le programme du Parti socialiste qui revendiquait un « refus de l’alignement de la France sur les positions de l’impérialisme dans le monde », Mitterrand fut en réalité un continuateur des politiques impérialistes de la France. Concernant l’arme nucléaire, le ministre de la Défense Charles Hernu déclarait dès 1982, en défense des essais nucléaires : « Tous nos moyens militaires contribuent à notre stratégie de dissuasion globale. Dans ce cadre, la priorité est donnée au nucléaire et c’est largement sur elle que la France fait reposer sa sécurité ». Et son deuxième septennat restera à jamais marqué du sceau du génocide des Tutsis au Rwanda, qui ne fut pas un accident de parcours mais bien un élément de continuité de la politique étrangère de Mitterrand, comme le rappelle Survie : « Le génocide de 1994 au Rwanda, « pas trop important » selon François Mitterrand, est le point d’orgue de sa politique africaine tant le soutien aux génocidaires est effarant. »
Julien Salingue
Note
1. En décembre 1984 se tient à Bujumbura, au Burundi, un sommet franco-africain. François Mitterrand a choisi ce pays pour des raisons diplomatiques. Mais cet État très pauvre et totalement sous-équipé est incapable d’accueillir une rencontre internationale. Comme les fonds officiels sont insuffisants, Christian Nucci, ministre de la Coopération, va créer une association miracle pour recueillir des fonds de l’État. L’Association du Carrefour du développement reçoit ainsi plus de 80 millions de francs, parmi lesquels plus de 20 millions vont « disparaître » dans des réseaux de corruption et d’enrichissement personnel.