Introduction
La formation, en janvier 2020, du gouvernement « progressiste » de coalition entre le parti socialiste espagnol et Podemos signe la fin d’un cycle politique inauguré par les mobilisations sociales massives des années 2012-2015. Au niveau politique, l’émergence de Podemos a semblé un instant cristalliser l’espoir d’une alternative de rupture avec les politiques néolibérales, comme Syriza a pu l’être au même moment en Grèce. Cet espoir a été bafoué et l’aboutissement de ces deux expériences s’avère, pour l’essentiel, identique : la normalisation gestionnaire et l’intégration à un système et un cours néolibéral fondamentalement inchangé, Podemos au titre de force d’appoint de la social-démocratie traditionnelle, Syriza étant parvenue à prendre sa place, après avoir mis en œuvre l’une des purges d’austérité les plus drastiques des dernières décennies à l’échelle du continent.
Pourtant, des secteurs de la gauche, notamment en France, considèrent que le « progressisme » porté par Sanchez et Iglesias représente une source d’inspiration [1]. De semblables espoirs avaient été placés en 2015 dans le gouvernement socialiste portugais qui a bénéficié du soutien extérieur des communistes et de Bloc de gauche. Dans cet article, Brais Fernandez et Miguel Urban Crespo, deux anciens dirigeants du secteur anticapitaliste de Podemos, dressent un bilan sans complaisance et analysent les causes profondes de cette évolution. Anticapitalistas, le courant dont ils font partie, a participé à la fondation du mouvement et, bien que minoritaire, a joué un rôle important dans sa vie interne et sa présence publique. Des figures issues de ses rangs comme Teresa Rodriguez en Andalousie, le maire de Cadiz José Maria Gonzalez, dit « Kichi », Raul Camarguo à Madrid ou Miguel Urban lui-même au parlement européen ont en effet été des visages parmi les plus emblématiques de Podemos au cours de sa phase ascendante.
Dans ce contexte, leur décision de quitter Podemos, prise peu après la formation du gouvernement de coalition avec le PSOE et ratifiée par un vote des militant.e.s en mai 2020 (avec près de 90% des voix) prend une signification toute particulière [2]. Les leçons de cette expérience, ainsi que des autres du même type, (Syriza en Grèce, le Bloc de gauche au Portugal en particulier) sont incontestablement d’une importance cruciale pour la réorientation des forces de la gauche anticapitaliste dans une période marquée par l’aiguisement des contradictions d’un système qui, plus que jamais, constitue une menace mortelle pour la survie de l’humanité.
Stathis Kouvélakis
Faire le bilan de l’expérience de Podemos est une tâche facile et difficile à la fois. D’un côté, si nous nous en tenons au résultat, le bilan est sans aucun doute dévastateur. Podemos n’a pas été capable de remplir les objectifs pour lesquels il est né, et s’est converti, en termes gramsciens, en un projet « transformiste » [3]. Cependant sa naissance a signifié l’ouverture d’un cycle politique inédit en Espagne. Pour la première fois depuis des décennies, une force politique anti-néolibérale se donnait pour objectif la conquête du pouvoir politique.
Notre analyse tentera de naviguer entre ces deux pôles : entre la revendication de l’audace qu’a supposée sa formation et la reconnaissance de ses limites, erreurs et échecs. Ce qui est né comme une force pour tout changer s’est converti en une force de fonctionnement du système qu’elle gère. Une évolution différente était-elle possible ? Est-ce que cette évolution invalide l’hypothèse de la construction d’organisations politiques larges autour d’objectifs concrets ?
Ces questions sont plus importantes qu’il n’y paraît ; surtout si nous nous considérons comme une partie d’un mouvement socialiste et anticapitaliste international qui cherche à tirer des leçons des expériences nationales, à les lier les unes aux autres, et à établir des parallèles raisonnables qui permettent la discussion et l’élaboration de stratégies communes. Est-ce qu’il faut participer de façon active à des phénomènes comme la campagne de Sanders, de Syriza, à la gauche travailliste de Corbyn ou à des mouvements comme le chavisme ? Jusqu’où faut-il y participer ? Pourquoi ces mouvements n’atteignent-ils pas leurs objectifs ? Ou, au contraire, devons-nous nous situer à leur marge ? Quels sont les problèmes auxquels sont confrontées de telles expériences ? Nous essaierons d’avancer quelques réponses possibles à ces questions à partir de l’expérience de Podemos.
Aux origines de Podemos
Podemos a été fondé sur la base d’un accord « par en haut » entre Pablo Iglesias et ce qui était à ce moment-là Izquierda Anticapitalista (aujourd’hui Anticapitalistas [4], et c’est ainsi que nous nous y référerons à partir de maintenant). Les récits postérieurs sur le phénomène, comme cela arrive généralement, ont une vision téléologique de Podemos ; ils le présentent comme l’idée géniale d’un groupe de politologues, complètement dessinée et configurée dès le début. Mais c’est une vision absolument fausse.
À l’origine de Podemos cohabitaient différentes visions de ce que devait être le projet. D’un côté il y avait la perception qu’Izquierda Unida était un projet complètement insuffisant pour recueillir le mécontentement et l’espace laissé par le 15M [5]. L’idée de la nécessité d’une autre gauche était donc présente. Et l’expérience du Bloco de Esquerda portugais [6] servait d’exemple ; une organisation plurielle, avec une forte présence publique, un discours radical et une pratique structurée autour d’un parti militant. Dans le même sens, l’émergence électorale de Syriza semblait un autre processus destiné à correspondre profondément à l’hypothèse fondatrice de Podemos.
Souvenons-nous qu’en 2014 Syriza était une gauche radicale regroupée, avec des secteurs plus modérés, autour d’un projet anti-néolibéral. Fondée en lien avec l’expérience militante de l’organisation du Forum social européen d’Athènes, il s’agissait d’une expérience qui avait compris l’importance de ne pas être subalternes d’un social-libéralisme du Pasok [7] dans sa gestion des mémorandums d’austérité. Le secteur anticapitaliste de Podemos, à ce moment-là, a organisé sa vision du projet autour de ces exemples internationaux, même si rapidement il a été débordé.
Cette vision cohabitait avec une autre perspective, celle-là inspirée par les processus populistes latino-américains qui avaient marqué la vie et l’expérience politique du groupe constitué autour de Pablo Iglesias et Errejon. Il s’agissait de construire un projet fluide autour d’un commando médiatique souple et autonome, capable de se projeter électoralement grâce à une relation distante mais représentative avec une masse hétérogène et déstructurée. Un petit commando médiatique capable d’enfoncer un coin dans le panorama politique traditionnel ou, comme le qualifiait lui-même le binôme Iglesias-Errejon, la construction d’une « machine de guerre électorale ».
Cependant, une des principales caractéristiques de Podemos dans ses premières phases fut sa capacité à dépasser toutes les prévisions. En fait, pour utiliser une expression très récurrente, la « quantité » s’est transformée en « qualité ». Le volume du projet, son impact, l’afflux de gens, etc. ont débordé ses initiateurs. En outre, ce débordement fut canalisé avec plus d’habileté par « l’hypothèse populiste » que par « l’hypothèse anticapitaliste », contraignant toujours la seconde à jouer dans le cadre de la première.
Pour comprendre les raisons de cela, il faut tenir compte des conditions dans lesquelles est né Podemos. Pour commencer, la seule gauche organisée qui a participé à la formation de Podemos était Anticapitalistas. Une organisation de quelques centaines de militants, faiblement implantée au-delà des grandes villes et très « confinée », pour ainsi dire, dans la tradition de la gauche radicale mais ayant suffisamment conscience de la nécessité de se dépasser dans d’autres projets, sans s’y dissoudre. Dans les premiers temps, le reste des secteurs du militantisme social regardait Podemos avec scepticisme voire hostilité. La gauche traditionnelle regardait clairement Podemos comme un ennemi.
D’une certaine façon, la phase initiale de l’irruption de Podemos rappelle le moment où les CUP [8] entrèrent au parlement de Catalogne. David Fernandez [9] affirmait alors qu’elles « stressèrent la gauche et accablèrent la droite ». Et nous ajouterions qu’elles ont également créé un espoir et une émotion indispensables pour construire une sensibilité sociale capable de se connecter avec les gens dans des moments exceptionnels. Malgré cela, les bases organisationnelles de Podemos, son capital initial, étaient trop faibles et trop fragiles pour organiser le torrent humain déchainé (la façon dont les principaux détracteurs de Podemos, quand ils virent que Podemos était un succès, entrèrent dans le projet pour s’emparer de postes, c’est une autre histoire. Cette histoire, celle de la façon dont le succès attire les opportunistes, reste à raconter).
Un autre facteur a été l’état des luttes sociales au moment de la formation de Podemos. Il est certain qu’il y a un lien entre Podemos et le 15M. Podemos n’aurait pas eu de succès sans l’espace qu’a laissé le cycle ouvert par le 15M. Le 15M a été, avant tout, une expression de la crise organique dont souffrait le régime espagnol : une génération entière, frappée par la crise, s’est séparée de ses partis traditionnels. Mais le 15M et les luttes qui en ont dérivé traversaient déjà une crise profonde au moment de l’apparition de Podemos. Sans horizon politique, les luttes s’épuisaient. Podemos a été capable de donner un nouvel horizon à ce processus de fond (gagner les élections et ouvrir un processus constituant) mais il ne se nourrissait déjà plus des luttes et de leur radicalité. Ce déphasage dans le temps a toujours été un handicap pour, au-delà de la rhétorique, lier Podemos aux luttes sociales de masses. De fait, de même que le 15M a inauguré, pour reprendre les mots de Daniel Bensaïd, une certaine « illusion du social » – autosuffisance des mouvements sociaux et refus de la question politique comme conséquence de toute une première phase d’ascension des luttes sociales –, de même le début de Podemos a inauguré une « illusion de l’électoral » où « l’assaut institutionnel » a absorbé les énergies faiblissantes d’un cycle politique en déclin.
Enfin, il y a des facteurs plus de fond qui ont à voir avec la structuration politique dans le capitalisme tardif. La faiblesse et l’isolement du mouvement ouvrier produisent des sociétés déstructurées et inorganiques, dans lesquelles le rôle des médias a évolué jusqu’à occuper la place qu’occupaient auparavant les partis – des intellectuels collectifs qui donnent un cadre aux aspirations, aux volontés d’action et créent des liens.
Le leadership de Pablo Iglesias, en dehors de sa personnalité, a toujours été déterminé par cette situation. Sa capacité à se situer comme figure de référence et à profiter de cette position pour lancer un processus disruptif n’a jamais été accompagnée d’une stratégie pour compenser cette faiblesse, elle a même été consciemment alimentée lors de luttes internes. En tant que Anticapitalistas nous avons toujours eu cet élément présent à l’esprit et ce fut un des principaux points de friction avec le noyau dirigeant d’Iglesias. Nous comprenions que les Cercles [10] devaient être un espace d’auto-organisation populaire qui pourrait (à coups d’essais et d’erreurs) construire, par en bas et collectivement, une majorité sociale pour affronter le défi majeur d’un processus constituant. Les Cercles conçus comme des ancrages nécessaires à l’élargissement de l’espace social permettant à une pensée alternative à celle des élites de devenir majoritaire. Et aussi un vaccin indispensable contre les risques d’hyper-leadership…
Mais l’énorme autorité dont bénéficiaient les figures publiques n’a jamais été utilisée pour renforcer le projet d’un point de vue organique. Au contraire elle a été utilisée uniquement pour marginaliser et annihiler les secteurs qui au sein de Podemos misaient sur l’impulsion des masses et la formation d’une organisation d’un type nouveau. De ce fait ce fut le processus d’auto-organisation reliée aux Cercles qui fut la première victime de la « machine de guerre électorale » qui a renforcé le modèle de l’hyper leadership aux dépens de la créativité et de l’expérimentation démocratique que pouvait représenter le torrent social, qui dans un premier temps s’était regroupé autour de Podemos.
En ce sens nous pouvons dire ouvertement que les décisions d’un petit noyau ont conditionné le développement de tout le projet. Le paradoxe est que, même quand ce noyau s’est rendu compte qu’il était allé trop loin et a désespérément essayé de corriger le cap, il avait déjà détruit les conditions qui permettaient de le faire. Jusqu’au choix fait finalement par Podemos (gouverner avec le PSOE et en échange accepter un rôle subalterne sous l’hégémonie sociale-libérale), il y a eu de multiples tentatives d’organiser le projet par en bas et, dans une certaine mesure, de rectifier ses faiblesses. Mais il était déjà trop tard, chaque option a son temps.
À notre avis, il y a une tension entre la vérité léniniste (les organisations se construisent s’il y a précédemment une accumulation suffisante pour cela) et la vérité luxemburgiste (les organisations se construisent au cours des processus). Tension qui, dans le cas de Podemos, s’est résolue de la pire des façons. Le noyau politique qui a formé Podemos n’avait pas l’accumulation militante suffisante pour structurer le processus qu’il déclenchait, et le processus n’a pas eu l’objectif de compenser cette faiblesse initiale.
La stratégie
Il y a eu un moment, aujourd’hui lointain, pendant lequel la possibilité pour Podemos de gagner les élections paraissait réelle. Cette effervescence, cette « ivresse collective », a beaucoup minimisé les problèmes posés par un changement politique dans une démocratie capitaliste occidentale. Le débat stratégique a fini par se réduire à deux questions. À son apogée, toute la perspective de Podemos se réduisait à gagner les élections et à ouvrir un processus constituant [11] « pour décider de tout ». Au cours de son déclin, tout le débat s’est réduit à gouverner ou pas avec le PSOE [12]. Et dans sa phase de décadence, à combien de ministères pour Podemos dans un gouvernement sous leadership socialiste. Pour résumer l’ensemble par une formule imagée, Podemos est né pour « partir à l’assaut du ciel » et a terminé en « sauvant les meubles ».
Cela bien sûr en gardant toujours une rhétorique triomphaliste enivrée du culte de l’immédiateté lié au rythme marqué par les réseaux sociaux et les médias. Ainsi la supposée querelle sur la « communication » s’est convertie en une obsession où l’urgent passait toujours avant l’important. Une préoccupation tacticienne sans stratégie qui a produit des résultats à court terme et des problèmes à moyen terme. Ou, selon la phrase attribuée à Sun Tzu, « la tactique sans stratégie c’est le bruit avant la défaite ». Parce que nous ne pouvons pas oublier que, au-delà du fait que Podemos a atteint des scores de représentation comme la gauche n’en n’obtenait plus depuis des décennies en Espagne, les hypothèses stratégiques fondatrices – non-subordination au PSOE, rupture de régime et processus constituant – ont été bannies de l’horizon politique de la formation violette.
Parmi les débats de fond ayant des implications pratiques et dans lesquels Podemos a montré une grande faiblesse, nous en soulignerons trois en particulier.
1. En premier lieu, une effarante naïveté sur la question de l’État. La vision politicienne, propre à la pensée politologue dominante, considère l’État comme un appareil fluide, comme « une relation sociale », mais sans en tirer d’implications stratégiques. Le niveau de dureté avec lequel l’État a répondu à l’irruption de Podemos n’a pas été spécialement élevé sur le terrain de la coercition, mais l’a été sur celui de l’idéologie. Dans Podemos, il n’y a jamais eu de véritable discussion – ni de stratégie – sur ce que signifiait le fait que l’État était « une condensation du rapport de forces entre les classes » [13]. Les louanges opportunistes à la patrie et à la police, qui prétendaient compenser superficiellement et de façon opportuniste ce déficit, ont masqué l’essentiel : l’incapacité à désigner, noyauter et gagner les éléments clés de l’État qui auraient permis de constituer un rapport de forces en son sein.
Soyons clairs : l’appareil judiciaire, la police et l’armée, par leur composition politico-idéologique et de classe, sont des organes structurellement réactionnaires qui peuvent seulement être neutralisés en les encerclant par des forces sociales vives, actives et antagoniques. Les travailleurs de la santé et de l’éducation ou de l’administration publique étaient la base potentielle sur laquelle pouvait se vertébrer un processus de changement constituant qui aurait eu également de la force au sein de l’État. Ces secteurs étaient également les plus susceptibles de soutenir ce que représentait Podemos à ses débuts. Rien n’a été fait pour les organiser et leur donner une force politique : lorsque certaines élections ont été remportées, comme dans les municipalités, il n’y avait aucun plan ni aucune force pour relever les défis que « l’assaut institutionnel » s’était fixés.
À aucun moment on n’a tiré les leçons de l’expérience de Syriza au gouvernement, de ses difficultés à affronter non seulement un appareil d’État hostile mais, surtout, à développer une politique anti-austérité dans le cadre du rapport de forces avec l’UE (où le Mécanisme européen de stabilité équivaut à un char d’assaut financier capable de renverser gouvernements et politiques qui ne respectent pas le schéma d’austérité, mécanisme qui se profile aujourd’hui à l’horizon du gouvernement de coalition en Espagne).
Après Syriza en Grèce, l’exemple suivant fut donné par les « municipalités du changement » qui, arrivant avec le slogan de « Oui, on peut », finirent, en assumant le cadre de gestion des misères qu’autorisent les règles budgétaires, par un « on ne peut pas » résigné, prélude à la défaite électorale de beaucoup d’entre elles. Mais le plus dangereux de cette situation n’a pas été la défaite elle-même, mais sa négation : la capacité de faire de nécessité vertu en décrétant des victoires factices qui masquaient la difficulté et les contradictions des processus de changement et qui empêchaient de tirer les leçons politiques des processus. Une logique de fuite en avant qui vous éloigne de votre propre base sociale, renforçant les mécanismes de représentation au détriment des dynamiques d’organisation populaire.
2. Le deuxième thème où Podemos a pris l’eau a été la question de l’économie politique. Le groupe dirigeant de Podemos, prisonnier de ses préjugés post-marxistes, a toujours considéré la société comme un terrain de jeux politiciens, sur lequel le pouvoir économique était un pouvoir extérieur à combattre et non la relation sociale qui détermine l’ensemble de la société. Sans disposer, initialement, d’un programme économique (au-delà de quelques revendications basiques comme la nationalisation des banques, l’audit citoyen et le non-paiement de la dette et/ou la nationalisation de secteurs stratégiques de l’économie), Podemos en est venu rapidement à soutenir des positions keynésiennes masquées par une nouvelle opération de marketing visant à « social-démocratiser » l’image du parti et apparaître comme une force de gouvernement.
Ce remake eurocommuniste a atteint l’orientation générale du mouvement de fond sur lequel s’appuyait Podemos : cibler le cœur du capital financier. La bataille principale s’est déplacée vers une vision superficielle de l’institutionnel, compris comme une course pour gagner des postes dans l’appareil représentatif de l’État. Ce déplacement a pourri le rapport de forces, engendré de fausses sensations de victoire et rendu impossibles des relations vertueuses entre institution et mobilisation populaire. La mairie de Madrid – où Manuela Carmena, la maire portée par Podemos et plus tard affiliée à l’ « errejonisme » [14], a parachevé la plus grande opération immobilière-financière au service de la banque jamais vue en Espagne au nom du « progrès » – est un bon exemple des conséquences de cette vision des choses.
3. Enfin, les particularités nationales de l’État espagnol ont constitué un authentique champ de mines pour Podemos. En Espagne il y a des nations sans État qui comptent des mouvements indépendantistes de masse, comme l’Euskadi et la Catalogne. Dans d’autres nations, comme la Galice, il existe un fort sentiment national. Mais la crise du système politique espagnol a étendu ce sentiment d’iniquité territoriale à pratiquement toutes les régions de l’État. Dans sa phase initiale Podemos a été capable de canaliser ce sentiment vers l’idée d’un processus constituant. Mais, cette perspective abandonnée, le malaise est revenu à son cours territorial (à l’exception de la Catalogne où se sont combinés le désir de changement constitutionnel et l’aspiration souverainiste).
Aujourd’hui Podemos pourrait finir par disparaître de la plupart des territoires en Espagne – les récents résultats électoraux en Galice en sont un bon exemple, puisque son espace a été occupé par des partis qui mettent la question nationale-territoriale au centre de leur articulation politique et apparaissent comme une option plus crédible pour remettre en cause le régime de 1978. Le refus de Podemos d’explorer à fond la nature confédérale et plurinationale des peuples d’Espagne l’a laissé sans espace entre les projets centralistes de la droite, le projet d’État des autonomies du PSOE et les vieux ou nouveaux nationalismes périphériques qui, aujourd’hui, constituent la principale opposition ou alternative au système politique espagnol.
Quelques conclusions
Podemos a été atteint par un processus de transformisme. Ce processus a deux visages.
D’une part, il a cessé d’être un parti antisystème et constituant pour en venir à occuper l’espace qu’occupait traditionnellement le Parti communiste dans le système politique espagnol, mais sans ses liens avec le mouvement ouvrier : un parti de gauche vaguement réformiste, défenseur de l’ordre public existant, adapté à la politique économique de la classe dominante.
D’autre part, Podemos a affaibli ses liens avec la force sociale qui l’a constitué et il n’est rien de plus aujourd’hui que quelques portefeuilles ministériels avec une certaine base électorale.
Sans aucun doute, la nouvelle crise en cours implique qu’il faut de nouveaux outils contre le système, bien que cette fois dans des circonstances très différentes. Le problème actuel est que nous sommes au début d’une longue reconstruction mais en même temps dans une course contre la montre contre une crise de destruction non seulement sociale mais aussi écologique (et la pandémie du coronavirus n’est qu’une ébauche de ce que peut impliquer la catastrophe climatique si nous ne faisons rien). Cette situation nous renvoie à une question fondamentale : est-ce qu’une organisation révolutionnaire devrait de nouveau miser sur un projet anti-néolibéral et anti-régime large, comme le fut Podemos à ses débuts ?
Pour nous la réponse est claire, c’est oui. Podemos a été un pari risqué et audacieux qui a permis de faire de la politique (si nous considérons la politique, comme le disait Lénine, comme le moment où des millions de personnes se mettent en mouvement). Bien évidemment il y a des moments de flux et de reflux, moments où la politique révolutionnaire est l’art de résister et de maintenir vivant un espoir, mais en ayant toujours la vocation de se préparer pour ce que Bensaïd appelait « les sauts » : en gardant, toujours, une lente impatience [15].
Face à une gauche radicale réifiée, qui rejette les processus vivants parce qu’elle se croit capable de les canaliser pour elle-même, l’expérience de Podemos a permis à un secteur du socialisme anticapitaliste de lutter pour donner un cap politique transformateur à un « mouvement réel ». Les résultats n’ont pas été ceux espérés, mais nous avons essayé d’analyser en quoi ce fut le produit d’une lutte politique dans laquelle le résultat n’était pas prédéfini d’avance même s’il a été surdéterminé par ses conditions de départ.
Nous devons fuir la tentation de nous réfugier dans « l’illusion du social », produit d’une défaite politique qui nous conduirait à chercher un espace plus commode et avec moins de contradictions. En résumé, revenir simplement à ce que nous faisions avant Podemos ne peut être une option.
Entre autres, parce que nous sommes entrés dans une époque historique convulsive, rapide et accélérée, dans laquelle les explosions sociales et le mécontentement politique se combinent avec une profonde involution civilisationnelle. Le « gouvernement de progrès » [16] en Espagne montre toutes les limites d’un gouvernement sous l’hégémonie du social-libéralisme. Au-delà de la propagande pour l’autoconsommation, le gouvernement PSOE-Podemos n’a pas été capable de mener à bien une quelconque réforme progressiste significative : le fameux revenu minimum vital est un échec fracassant (seulement 6 % des demandeurs le reçoivent), les caisses de l’État se vident, parce qu’il n’a pas augmenté les impôts sur les riches (ce qui annonce encore plus d’austérité et de coupes budgétaires), le gouvernement est incapable de freiner les fermetures d’entreprises stratégiques, parce qu’il se refuse à remettre en cause la propriété et même sur des terrains comme l’éducation publique ou la santé, au-delà d’une propagande chaque jour moins crédible, on ne note l’existence d’aucun projet anti-néolibéral tangible. Il n’a même pas été capable d’abroger la réforme du code du travail, une exigence historique du mouvement ouvrier qui avait été incluse dans l’accord de gouvernement entre le PSOE et Podemos.
La situation est sans aucun doute préoccupante : l’échec et la lâcheté politique du progressisme pourraient conduire à l’essor d’options réactionnaires, qui chevaucheront la désaffection et la déception politique. La faiblesse de l’État et des forces politiques qui proposent des améliorations « sans lutte de classes » ouvre le champ à toutes sortes d’options monstrueuses. Cette circonstance, combinée à la profonde crise économique, sociale et écologique que connait le capitalisme (la plus importante de notre ère), ouvre un sombre panorama : si l’histoire continue de suivre son cours naturel, la conclusion logique est le désastre. L’urgence d’un frein de secours ouvre la voie à la nécessité d’une ouverture permanente.
La dérive actuelle de Podemos et sa transformation en un parti faible et de plus en plus insignifiant n’invalide pas l’expérience, mais fournit des leçons pour d’autres processus similaires qui viendront sans aucun doute. Préparer une organisation révolutionnaire. Accumuler des cadres. Se lier aux luttes. Se rendre aussi forts qu’on le pourra pour, quand viendra le moment, avoir la force suffisante pour imprimer un cap aux désirs de changement. Il s’agit, en tout cas, d’avancer dans l’incertitude, avec des doutes qui, comme le disait Miguel Romero, ne sont pas notre ennemi. Notre ennemi est la résignation.
Brais Fernández et Miguel Urbán Crespo