D’après le schéma de l’évolution historique élaboré par le “ marxisme ” vulgaire, chaque société arrive, tôt ou tard, à se donner un régime démocratique ; alors le prolétariat s’organise et fait son éducation socialiste dans cette ambiance favorable. Cependant, en ce qui concerne le passage au socialisme, les réformistes avoués l’envisageaient sous l’aspect de réformes qui donneraient à la démocratie un contenu socialiste (Jaurès) ; les révolutionnaires formels reconnaissaient l’inéluctabilité de la violence révolutionnaire au moment du passage au socialisme (Guesde). Mais les uns et les autres considéraient la démocratie et le socialisme, chez tous les peuples et dans tous les pays, comme deux étapes non seulement distinctes, mais même très écartées l’une de l’autre dans l’évolution sociale. Cette idée était également prédominante chez les marxistes russes qui, en 1905, appartenaient plutôt à l’aile gauche de la II° Internationale. Plekhanov, ce fondateur brillant du marxisme russe, considérait comme folle l’idée de la possibilité d’une dictature prolétarienne dans la Russie contemporaine. Ce point de vue était partagé non seulement par les mencheviks, mais aussi par l’écrasante majorité des dirigeants bolcheviques, en particulier par les dirigeants actuels du parti. Ils étaient alors des démocrates révolutionnaires résolus, mais les problèmes de la révolution socialiste leur semblaient, aussi bien en 1905 qu’à la veille de 1917, le prélude confus d’un avenir encore lointain.
La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d’idées et à ces dispositions d’esprit. Elle démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour. Toute l’idée fondamentale de la théorie était là. Tandis que l’opinion traditionnelle estimait que le chemin vers la dictature du prolétariat passe par une longue période de démocratie, la théorie de la révolution permanente proclamait que, pour les pays arriérés, le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat. Par conséquent, la démocratie était considérée non comme une fin en soi qui devait durer des dizaines d’années, mais comme le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu’à la transformation socialiste de la société.
Sous son deuxième aspect, la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes “ pacifiques ”. Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même.
Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe, La révolution socialiste commence sur le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne petit être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’État prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions, Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent.
Léon Trotsky