Treize mois après que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé que le monde était en pleine pandémie, le gouvernement indien fixe les grands phares comme un animal transi, incapable de bouger. Alors que les autres pays sont bien avancés dans leurs programmes de vaccination, le gouvernement indien reste les bras croisés et regarde une deuxième ou une troisième vague s’abattre sur les populations de l’Inde.
Le 21 avril 2021, le pays a enregistré 315 000 cas en l’espace de 24 heures. C’est un chiffre extraordinairement élevé. Gardez à l’esprit qu’en Chine, où le virus a été détecté pour la première fois fin 2019, le nombre total de cas détectés s’élève à moins de 100 000. Ce pic a suscité des interrogations : s’agit-il d’un nouveau variant, ou est-ce le résultat d’une incapacité à gérer les interactions sociales (notamment les 3 millions de pèlerins qui se sont rassemblés lors de la Kumbh Mela [pèlerinage hindou organise quatre fois tous les douze ans dans les quatre villes saintes] de cette année) et à vacciner suffisamment de personnes.
L’échec total du gouvernement indien, dirigé par le Premier ministre Modi, à prendre cette pandémie au sérieux est au cœur du problème.
Le mépris
Un coup d’œil sur le monde entier montre que les gouvernements qui n’ont pas tenu compte des avertissements de l’OMS ont subi les pires ravages du Covid-19. À partir de janvier 2020, l’OMS avait demandé aux gouvernements d’insister sur les règles d’hygiène de base – lavage des mains, distance physique, port du masque – et avait ensuite suggéré le dépistage du Covid-19, la recherche des contacts et l’isolement social. La première série de recommandations ne nécessite pas d’immenses ressources. Le gouvernement vietnamien, par exemple, a pris ces recommandations très au sérieux et a immédiatement ralenti la propagation de la maladie.
Le gouvernement indien a agi lentement malgré les preuves de la dangerosité de la maladie. Le 10 mars 2020, avant que l’OMS ne déclare une pandémie, le gouvernement indien a signalé une cinquantaine de cas de Covid-19 en Inde, les infections ayant doublé en 14 jours. Le premier acte majeur du Premier ministre indien a été un « couvre-feu Janata » [commençant le 22 mars et s’étendant de 7h à 21h, le terme Janata renvoie au BJP – Bharatiya Janata Party – de Modi] de 14 heures, aux effets dramatiques et non conforme aux recommandations de l’OMS. Ce confinement impitoyable, avec un préavis de quatre heures, a envoyé des centaines de milliers de travailleurs sur la route vers leurs maisons, sans le sou, certains mourant sur le bord du chemin, beaucoup transportant le virus dans leurs villes et villages. Le Premier ministre Modi a procédé à ce confinement sans consulter ses propres services, dont les conseils auraient pu le mettre en garde contre un acte aussi précipité et inutile.
Le Premier ministre Modi a pris toute la pandémie à la légère. Il a exhorté les gens à allumer des bougies et à taper sur les ustensiles, à faire du bruit pour faire fuir le virus. Le confinement n’a cessé d’être prolongé, mais il n’y avait rien de systématique, aucune politique nationale que l’on puisse trouver où que ce soit sur les sites web du gouvernement. En mai et juin 2020, le confinement a été prolongé, mais cela n’avait aucun sens pour les millions d’Indiens de la classe ouvrière qui devaient aller travailler pour survivre avec leur salaire quotidien. Un an après le début de la pandémie, 16 millions de personnes en Inde ont été infectées et 185 000 personnes sont mortes de la pandémie. Il faut écrire des mots comme « détecté » et « confirmé » parce que les données sur la mortalité en Inde pendant cette pandémie ne sont absolument pas fiables.
Conséquences de la privatisation
Les conséquences du transfert des soins de santé au secteur privé et du sous-financement de la santé publique ont été terrifiantes. Depuis des années, les défenseurs des soins de santé publique, comme le Jan Swasthya Abhiyan (People’s Health Movement-India-Mouvement pour la santé du peuple-Inde), ont demandé que le gouvernement consacre davantage d’investissements à la santé publique et qu’il se repose moins sur les soins de santé axés sur le profit. Ces appels sont tombés dans l’oreille d’un sourd.
Les gouvernements indiens ont consacré de très faibles montants à la santé : 3,5 % du PIB en 2018, un chiffre qui est resté le même depuis des décennies. Les dépenses de santé actuelles de l’Inde par habitant, en parité de pouvoir d’achat, proche de ceux de pays comme le Kiribati [archipel dans le Pacifique], Myanmar et Sierra Leone. C’est un chiffre très bas pour un pays ayant le type de capacité industrielle et de richesse de l’Inde.
Fin 2020, le gouvernement indien a admis qu’il avait 0,8 médecin pour 1000 Indiens et 1,7 infirmière pour 1000 Indiens. Aucun pays de la taille et de la richesse de l’Inde ne dispose d’un personnel médical aussi faible. Et ce n’est pas tout. L’Inde ne dispose que de 5,3 lits pour 10 000 habitants, alors que la Chine, par exemple, dispose de 43,1 lits pour le même nombre. L’Inde n’a que 2,3 lits de soins intensifs pour 100 000 personnes (contre 3,6 en Chine) et elle ne dispose que de 48 000 ventilateurs (la Chine en avait 70 000 rien qu’à Wuhan).
La faiblesse des infrastructures médicales est entièrement due à la privatisation, où les hôpitaux du secteur privé font fonctionner leur système selon le principe de l’occupation profitable maximale et n’ont pas la capacité de gérer les pics. La théorie de l’optimisation ne permet pas au système de faire face aux pics, car en temps normal, cela signifierait que les hôpitaux auraient une capacité excédentaire. Aucun secteur privé ne va volontairement développer un surplus de lits ou un surplus de ventilateurs. C’est ce qui provoque inévitablement la crise en cas de pandémie.
De faibles dépenses de santé signifient de faibles dépenses pour les infrastructures médicales et de faibles salaires pour le personnel médical. C’est une mauvaise façon de gérer une société moderne.
Vaccins et oxygène
Les pénuries sont un problème normal dans toute société. Mais les pénuries de produits médicaux de base en Inde pendant la pandémie ont été scandaleuses.
L’Inde est connue depuis longtemps comme la « pharmacie du monde », car le secteur de l’industrie pharmaceutique indienne est habile à faire de la rétro-ingénierie sur toute une gamme de médicaments génériques. Elle est le troisième plus grand fabricant de l’industrie pharmaceutique. L’Inde représente 60% de la production mondiale de vaccins, dont 90% de l’utilisation par l’OMS du vaccin contre la rougeole, et l’Inde est devenue le plus grand producteur de comprimés pour le marché américain. Mais rien de tout cela n’a aidé pendant la crise.
Les vaccins contre le Covid-19 ne sont pas disponibles pour les Indiens au rythme nécessaire. Les vaccinations pour les Indiens ne seront pas complètes avant novembre 2022. La nouvelle politique du gouvernement permettra aux fabricants de vaccins d’augmenter les prix, mais pas de produire assez rapidement pour couvrir les besoins (les usines de vaccins du secteur public indien sont à l’arrêt). Aucun approvisionnement rapide à grande échelle n’est prévu. Il n’y a pas non plus suffisamment d’oxygène médical, et les promesses d’accroissement des capacités n’ont pas été tenues par le parti au pouvoir. Le gouvernement indien a exporté de l’oxygène, même lorsqu’il est devenu évident que les réserves nationales étaient épuisées (il a également exporté les précieuses injections de Remdesivir).
Le 25 mars 2020, Modi a déclaré qu’il gagnerait ce Mahabharat – cette bataille épique – contre le Covid-19 en 18 jours. Aujourd’hui, plus de 56 semaines après cette promesse, l’Inde ressemble davantage aux champs ensanglantés de Kurukshetra [ville sainte non loin de Delhi, dans laquelle aurait eu lieu le combat épique de l’hindouisme – dont Modi est le héraut sectaire], où des milliers de personnes gisent mortes, alors que la guerre n’en est même pas à la mi-temps. (Article publié par Globetrotter ; traduction rédaction A l’Encontre)
La crise du Covid-19 Crisis et les relations entre le centre et les Etats
Par rédaction d’Economic & Political Weekly
Etant donné l’ampleur de la crise, le gouvernement Modi accuse les différents Etats de la République fédérale d’être responsables du désastre. La rédaction de l’hebdomadaire Economic & Political Weekly riposte à cette manœuvre de Modi. (Réd. A l’Encontre)
L’histoire des relations fédérales entre les Etats et le centre est parsemée d’indifférence froide dans le meilleur des cas et de tensions et de conflits dans le pire des cas. Il n’est pas nécessaire de souligner que le contexte d’idéologies politiques et d’orientations pragmatiques opposées a toujours fourni les bases sur lesquelles le régime au pouvoir au centre et les gouvernements au niveau des Etats font monter leurs tensions mutuelles de temps à autre. Comme le montre l’histoire du fédéralisme conflictuel plutôt que coopératif, c’est le centre qui semble avoir été intolérant envers les gouvernements des Etats. Non seulement le centre n’a pas tenu compte de l’existence autonome des Etats ayant des idéologies différentes et radicales, mais il a souvent été discriminatoire dans son attitude envers les Etats ayant des antécédents politiques opposés. Bien sûr, cette attitude a été critiquée à juste titre de temps à autre par les Etats qui étaient en butte à l’ire du centre. L’indifférence étudiée adoptée par le centre visait à réduire la nature authentique des plaintes des Etats à une simple rhétorique et traitait ces plaintes comme une question d’habitude, donc sans substance ni sincérité. Cela, par conséquent, a suggéré que le cadre fédéral crée des obstacles pour le centre dans sa tentative d’intensifier sa capacité à contrôler les Etats.
Les plaintes actuelles déposées par certains gouvernements des Etats concernant l’approche discriminatoire présumée du centre sont réduites par la rhétorique assourdissante du centre, qui, selon la logique du « fédéralisme incommode », n’ont aucune valeur. Les allégations de certains ministres du Maharashtra et du ministre en chef de Delhi concernant le traitement injuste réservé à certains Etats en matière de distribution de vaccins, d’approvisionnement en oxygène, de disponibilité de médicaments vitaux, et le fait de favoriser certains Etats ne sont pas de bon augure pour la santé des citoyens et la santé institutionnelle de la République. Le comportement des dirigeants de l’opposition dans les Etats où le parti au pouvoir au centre [BJP] se trouve dans l’opposition donne du crédit à ces allégations. Leur comportement indique une tendance de fond à tenter de déstabiliser les gouvernements des Etats en utilisant les conditions des crises actuelles.
Le centre avait invoqué la loi sur les épidémies (Epidemic Diseases Act) et la loi sur la gestion des catastrophes (Disaster Management Act), centralisant ainsi les pouvoirs pour faire face à la pandémie. Aujourd’hui, le refrain accusateur constant des déclarations des ministres de l’Union [du centre] consiste à blâmer les gouvernements des Etats (en particulier ceux dirigés par les partis d’opposition) pour leur responsabilité dans l’augmentation rapide des cas de Covid-19 ou à leur rappeler leurs responsabilités.
Quelle curieuse notion de fédéralisme coopératif où les Etats sont effectivement laissés sans pouvoir – en ce qui concerne la vaccination, la fourniture de médicaments, la disponibilité de l’oxygène, etc. – et où l’on attend d’eux qu’ils assument leurs responsabilités de manière efficace. En fait, étant donné qu’il est le seul organisme central à réglementer la production et la distribution du vaccin et de l’oxygène, il incombait exclusivement au centre d’assurer une distribution adéquate et judicieuse du vaccin aux Etats, indépendamment de leur appartenance politique. En outre, la nouvelle politique de vaccination, sous couvert d’un assouplissement des contrôles, cherche à faire porter le fardeau aux Etats, puisqu’elle leur confie la responsabilité de se procurer les vaccins directement auprès des producteurs et autorise la fixation de prix différenciés. Cela ne ferait pas qu’alourdir les charges financières des États, déjà très sollicités, mais pourrait également donner lieu à des conflits entre les différents Etats. En fait, de tels conflits sont déjà visibles dans le cas de l’approvisionnement en oxygène, en l’absence d’une médiation décisive du centre.
La situation actuelle suggère qu’il faut aller au-delà du cadre du fédéralisme coopératif, qui est fondamentalement basé sur le simple acte d’invoquer et de promouvoir la participation du centre et des Etats dans la réalisation du développement de la nation et des régions. Le cadre du fédéralisme coopératif devrait donc être guidé par ce que l’on pourrait appeler la relation symbiotique, qui permettrait au centre et aux Etats de réaliser le développement global de la nation sans ignorer le développement des Etats. Dans le cadre d’une telle approche égalitaire, on s’attend à ce que le centre adopte une intervention plus judicieuse dans le processus de résolution des problèmes rencontrés par les Etats. Dans le scénario actuel, où certains Etats sont confrontés à une grave pénurie de médicaments vitaux et d’oxygène, le centre est accusé de ne pas agir rapidement pour répondre aux demandes des Etats dans le besoin.
En raison de la propagation du coronavirus, qui se développe à un rythme alarmant, il incombe au centre d’éviter de se livrer à un jeu de reproches et d’auto-certifier son efficacité dans la gestion de la crise. La décision de distribuer des vaccins, de l’oxygène ou des médicaments vitaux ne doit pas être soumise à des retards de procédure ou à une discrimination délibérée résultant de calculs politiques partisans. La compréhension intuitive de la menace exige du gouvernement central qu’il agisse en priorité sans attendre que d’autres prennent l’initiative. Il est censé investir suffisamment de temps dans la poursuite, la supervision et le contrôle étroit des ressources qu’il a réparties entre les Etats. Mais cela ne semble pas être le cas dans la présente conjoncture. Ce qui est important, c’est la vie d’un être humain qui ne peut être soumise à l’engagement idéologique politique. Il y a certaines valeurs qui doivent être traitées au-delà du désir de pouvoir.
Mais le désir de conquérir le pouvoir semble porter atteinte au droit à la vie. Toute situation échappant à tout contrôle et conduisant à des pertes colossales de vies humaines ne laisse aucune raison à un gouvernement de blâmer quelqu’un d’autre que lui-même. (Editorial du 24 avril 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Vijay Prashad
Economic & Political Weekly
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