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Peux-tu nous parler de ce qui s’est passé en Albanie depuis la chute du régime d’Enver Hodja ?
Stela : L’Albanie a été le dernier bastion des régimes staliniens de l‘ex-bloc de l’Est. En 1990, elle passe d’un système totalitaire à un système néolibéral extrême, un modèle de restructuration capitaliste à suivre, selon le FMI. Ces trente dernières années ont été marquées par une forte désindustrialisation, la privatisation massive du secteur de la production et des services publics (éducation, santé, transports) et l’accaparement des ressources naturelles et espaces publics par un petit groupe d’oligarques soutenus par la vieille classe politique corrompue. Le chômage de masse a provoqué l’exil massif de la population vers les pays voisins, Grèce et Italie. L’hémorragie de sa force de travail n’a fait que s’amplifier pendant les deux dernières décennies. Environ 600 000 AlbanaisEs ont quitté le pays entre 2011 et 2021 pour chercher du travail dans l’Europe de l’Ouest. Les raisons : explosion des inégalités, chômage, précarité, dégradation des conditions de travail, absence de protection sociale et démantèlement des services publics.
Qu’en est-il de l’industrie minière et pétrolière ? Quels sont les secteurs de production et des services qui se développent actuellement et quelles conditions pour les travailleurs ?
L’extraction du pétrole et du chrome étaient les piliers de l’industrie de production albanaise pendant le régime « socialiste ». Les bénéfices tirés de leur exportation servaient à développer le secteur du raffinement. La production de chrome a atteint son pic en 1983 (plus de 1200 tonnes), et a été réduite à zéro à la fin des années 1990. L’ouverture aux investissements privés au début des années 2000 a permis de relancer l’activité minière mais les accords spéculatifs, entre les entreprises et l’État, ont eu des conséquences néfastes sur le long terme : la production intensive sans avancées technologiques a abimé les sources minières et dégradé les conditions de travail des mineurs. 48 accidents mortels ont été recensés entre 2013 et 2018. Cela dans un contexte où les syndicats n’existent pas ou sont des structures corrompues. Que fait l’État ? Il n’applique aucun contrôle sur les conditions de travail et en 2021, il a même supprimé la redevance minière que les entreprises versaient aux collectivités locales.
D’autres secteurs se sont développés ces dernières années. Le textile, porté par des petites entreprises de sous-traitance pour des marques étrangères qui exploitent une main d’œuvre pas chère, majoritairement féminine. Il y a cinq jours, le premier ministre Edi Rama, qui visitait l’une de ces entreprises, a osé conseiller au patron d’embaucher des travailleurEs bangladais plutôt que des AlbanaisES qui commencent à coûter cher et à revendiquer leurs droits. Ce qui a fait scandale. Enfin, le secteur de services s’est développé aussi. Des dizaines de centres d’appel ont vu le jour, gérés par des multinationales qui embauchent des jeunes précaires, étudiantEs ou diplôméEs. Bien que les conditions de travail y soient moins pénibles qu’ailleurs l’aliénation ressentie y est très forte. Le reste de la jeunesse populaire oscille entre l’extrême précarité, l’immigration et l’économie souterraine. En 2017, la production et le commerce illégal de cannabis représentaient 45% du PIB.
Peux-tu nous décrire la situation politique et sociale ?
Depuis la chute du régime, la scène politique est occupée par trois grands partis, le Parti socialiste et le Parti démocrate — héritiers de l’ancien régime — et le Mouvement socialiste pour l’intégration (MSI), une scission du PS qui joue l’arbitre et fait des alliances selon les circonstances. Ces partis ne représentent que les intérêts de l’oligarchie. Sans différence idéologique, leurs programmes respectifs rivalisent sur la façon de baisser davantage les impôts des plus riches. Mais le creusement des inégalités et des contradictions sociales ont provoqué une crise de légitimité profonde du système politique actuel.
En témoignent les mobilisations successives depuis 2012 dans différents secteurs de la société (enseignement supérieur, industrie minière et pétrolière, mobilisations citoyennes pour la défense des biens communs). En 2012, la proposition d’une réforme visant à privatiser l’éducation publique a provoqué une vague de mobilisations étudiantes qui ont atteint leur apogée en décembre 2018. 15 000 étudiants se sont mobiliséEs pendant plusieurs semaines. Les revendications d’origine ont laissé la place à des demandes plus radicales : gratuité de l’éducation, plus de pouvoir décisionnel aux étudiants, destitution des professeurs corrompus, etc. Les dernières années ont été aussi marquées par des mobilisations et des grèves importantes dans le secteur du pétrole et du chrome, des mouvements citoyens pour la défense des espaces et biens publics et contre la spéculation foncière. Tout récemment, la mort d’un jeune de banlieue tué par la police, en décembre 2020, a provoqué une explosion de colère avec de nombreuses manifestations violentes qui demandaient justice. Malgré les persécutions, des luttes ont été menées et gagnées. Ces mobilisations ont réussi à briser le discours hégémonique du pouvoir en place et à construire des liens de solidarité entre différents corps sociaux. L’enjeu principal est désormais l’organisation structurée de ces secteurs en lutte. De nouveaux syndicats indépendants ont émergé ces dernières années (dans les centres d’appel, dans le secteur pétrolier et plus récemment dans le secteur du textile) dont le Syndicat indépendant des mineurs de Bulqiza a été le précurseur. Ces syndicats autonomes dessinent un nouveau potentiel d’organisation indépendante de la classe ouvrière albanaise.
Peux-tu nous parler de l’Organisation politique ?
L’OP a été créée en 2011, suite à une mobilisation contre une affaire de corruption du gouvernement où quatre manifestants ont été tués par la police. Il y a eu un fort sentiment d’injustice et d’urgence à s’organiser politiquement contre la déferlante autoritaire et néolibérale. L’implantation première de l’OP a été dans les universités mais très vite elle a su nouer des liens avec les travailleurs en lutte de différents secteurs. Sa priorité est le soutien à l’organisation indépendante des travailleurs, des groupes sociaux marginalisés, et la convergence de ces différentes luttes. Malgré son jeune âge, l’OP a fait preuve d’un fort potentiel de mobilisation. Idéologiquement elle se revendique d’une gauche radicale. Ses moyens de communication sont un site internet, une revue politique en ligne, ainsi que des émissions hebdomadaires sur l’actualité politique et des luttes sociales.
Peux-tu nous dire comment la candidature d’Elton Debreshi constitue un événement en Albanie ?
La candidature d’Elton émerge d’un long combat collectif pour la justice et la dignité des travailleurs les plus exploités en Albanie, les mineurs. Après avoir tenu tête à l’homme le plus riche d’Albanie — le milliardaire Samir Mane, gérant de plusieurs mines de chrome, raffineries, centre-commerciaux — en créant un nouveau syndicat indépendant, ces travailleurs ont décidé de défier la vieille classe politique corrompue, en présentant un candidat aux élections législatives. Elton Debreshi se présente pour porter la cause des mineurs et de tous les travailleurs au Parlement, et rendre justice à une région dont les richesses ont été pillées pendant trente ans.
Comment le programme présenté par l’Union syndicale des mineurs de Bulqiza et Elton Debreshi tranche avec celui des partis politiques institutionnels ?
Les droits des mineurs mais aussi des autres travailleurs, la protection des services publics et des richesses naturelles sont au cœur du programme proposé par Elton Debreshi. Il se bat notamment pour : la reconnaissance légale d’un statut des mineurs, l’augmentation dε 235 % des salaires de mineurs, trop bas actuellement, l’augmentation de droits au départ à la retraite à 55 ans.
Elton parle aussi pour tous les travailleurs et paysans avec des revendications telles que : garantie des conventions collectives mais aussi les droits individuels des travailleurs et travailleuses, protection des droits sociaux et des droits syndicaux, un meilleur accès aux soins, gratuité, développement d’un système de sécurité sociale, respect sans augmentation de la durée du travail et plein emploi, création d’un revenu minimum.
En ce qui concerne les besoins locaux, le programme prévoit des investissements pour le développement des infrastructures routières, la protection des paysans, des ressources naturelles, le développement des services publics et transports publics. Il propose d’utiliser la rente minière pour investir dans les services publics.
Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la solidarité internationale et par quels moyens peut-elle s’exprimer pour aider cette candidature et campagne électorale ouvrière ?
La lutte des mineurs de Bulqiza a posé les germes de la naissance d’un nouveau syndicalisme ouvrier indépendant en Albanie. Les nouveaux syndicats crées ont un grand potentiel car ils rompent avec toute forme d’organisation ancienne et corrompue. Mais les difficultés qu’ils doivent surmonter sont énormes. Dans ce contexte, la solidarité internationale est indispensable. La candidature d’Elton va dans le même sens, elle défie l’establishment politique et l’idéologie dominante en utilisant les élections, sans s’y ramener, et sans illusions sur leur portée. Contrairement aux vieux partis, financés et soutenus par l’oligarchie et les groupes criminels locaux, la campagne électorale d’Elton est menée avec beaucoup de sacrifices grâce à l’engagement quotidien de ses camarades. Toute forme de soutien international à sa campagne électorale serait d’une grande aide.