An Antane Kapesh, écrivaine et militante innue, naît en 1926 dans le Nord du Nitassinan. La situation des Innus est alors sibylline : le territoire est toujours à eux et la colonisation intérieure n’est pas commencée, mais les Innus dépendent des produits manufacturés des Blancs. Kapesh vivra donc la première partie de sa vie « dans le bois », de manière traditionnelle, mais en constatant que son peuple entretient des liens de dépendance envers les Blancs. La situation coloniale s’intensifiera quelques années plus tard, après la Seconde Guerre mondiale.
« Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a demandé de permission à personne, il n’a pas demandé aux Indiens s’ils étaient d’accord. Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a fait signer aux Indiens aucun document disant qu’ils acceptaient qu’il exploite et qu’il détruise tout notre territoire afin que lui seul y gagne sa vie indéfiniment. »
Je suis une maudite sauvagesse, 1976
Effectivement, depuis le début de la colonisation physique du Nitassinan et ce jusqu’à aujourd’hui, les Innus n’ont jamais cédé d’aucune manière que ce soit leurs territoires ni renoncé à leurs droits ancestraux. Les minières commencent à s’installer dans le Nitassinan durant les années 1940, avec l’approbation des gouvernements. Pour que les Innus ne gênent pas l’exploitation du territoire, les premières réserves innues sont créées à l’intérieur des terres, telle que Mani-Utenam en 1949. De 1950 à 1954, le conglomérat Hollinger-Hanna et l’Iron Ore of Canada (IOC) mettent en place toutes les infrastructures nécessaires à l’exploitation du minerai de fer et à son transport vers les raffineries des Grands-Lacs. Le mode de vie des Innus est radicalement transformé. De la vie en forêt, on leur impose la vie en réserve. Le choc est si dur que les Innus arrivent mal à s’organiser politiquement à ce moment. An Antane Kapesh décrit ainsi, dans son récit autobiographique et politique, sa vie alors qu’elle et sa famille sont installés de force dans une réserve : « Pendant les vingt années ou j’ai habité au même endroit ici au Lac-John, notre maison était lamentable, j’ai eu toutes les misères inutilement et mes enfants ont été gâchés inutilement. »
À partir de ce moment, l’invasion coloniale par les minières ne fait que s’amplifier et la situation des Innus se dégrader. En effet, les Innus se voient de plus en plus interdire l’accès à leurs territoires de chasse, sont forcé.es de vivre en réserve et voient peu à peu leurs enfants leur être volés pour être mis au pensionnat, là où « il faut tuer l’Indien dans l’enfant pour sauver l’enfant ». Les Innus, coupés du territoire, deviennent dépendants des aides gouvernementales, tout en subissant le racisme systémique de l’État et de l’ostracisme sur leur propre territoire. Jusqu’en 1989, les trains à destination de Schefferville forcent les Autochtones à s’entasser dans un seul wagon, alors que tous les autres sont réservés aux Blancs. Enfin, l’introduction de l’alcool dans les communautés à la fin des années 1960 vient causer un tord supplémentaire aux Innus.
Les résistances quotidiennes, les vies-en-résistance, se mettent parallèlement en place. Le « braconnage », pratiqué par les Innus sur leurs propres terres, devient une pratique fréquente. La transmission de la culture se vit aussi comme un acte politique. À partir des années 1980, la résistance politique aux projets de d’exploitation du Nitassinan devient plus clair. Il n’y a pas que les minières contre lesquelles lutter, il y a maintenant aussi les développements d’Hydro-Québec. Effectivement, même si les Innus n’ont pas signé la Convention de la Baie James et du Nord québécois, il ont « perdu » leurs droits sur les terres concernées par la CBJNQ leur appartenant, en vertu de la close d’extinction des droits des tiers exclus. Une lutte remarquable sera menée contre le projet de la centrale hydroélectrique de Sainte-Marguerite-3 au début des années 1990 par la communauté de Uashat mak Mani-Utenam.
Depuis, les Innus s’organisent autant politiquement que culturellement, réclamant toujours l’accès aux territoires qu’ils n’ont jamais cédés et le respect de leurs droits inhérents. C’est notamment grâce à la force politique des femmes innues que la lutte se poursuit. En novembre 2018, un nouveau blocage se produit devant le chantier de la centrale La Romaine, alors qu’Hydro-Québec ne respecte pas l’écosystème de la région concernée.
Dans sa biographie de 1976, Je suis une maudite sauvagesse (Eukuan nin matshimanitu innu-euskueu), An Antane Kapesh fait le récit du siècle passé, tel que l’ont vécu les Innus. Par son exemple, elle montre comment l’invasion coloniale des terres et les attaques contre la culture de son peuple ont nui aux Innus. Par sa parole et sa force, elle incarne aussi la résistance innue qui se poursuit toujours. Nous présentons ici le Chapitre 1 – L’arrivée du Blanc sur notre territoire de cet ouvrage remarquable. Des exemplaires papiers de l’édition originale sont souvent disponibles à la librairie L’Insoumise (Montréal). Le livre a par ailleurs été réédité en 2019 par les éditions Mémoire d’Encrier. Kapesh dans son deuxième livre titré Qu’as-tu fait de mon pays ? (1979), met en accusation le colonialisme blanc pour la violence infligée aux Innus. Grande défenseure de la langue innue, l’auteure a écrit de nombreux livres pour enfants en innu. On lira avec intérêt l’article consacré à la militante sur « Femmes savantes ». An Antane Kapesh est décédée en 2004.
Sur les luttes actuelles des femmes innues, on consultera avec profit Les voix politiques des femmes innues face à l’exploitation minière (Catherine Delisle L’Heureux, 2018). Enfin, une autre œuvre de littérature biographique décrivant la violence coloniale, cette fois dans les ghettos métis du Manitoba, est l’excellent Half-Breed de Maria Campbell (1973), traduit en français depuis peu aux éditions Prise de parole.
An Antane Kapesh
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