Disons-le d’emblée, ce travail très fouillé, très méticuleux, d’Aurore Candier sur la réforme politique dans la Birmanie du xixe siècle est un modèle de rigueur méthodologique, de finesse d’analyse, de maîtrise des concepts hindo-bouddhiques de la royauté birmane. Les réformes mises en place sous la dynastie Konbaung imprègnent le premier moment colonial, ce « long xixe siècle ». Celui-ci débute avec l’intronisation du roi Bagyidaw en novembre 1819 et prend fin avec la défaite du roi Thibaw (r. 1878-1885), déchu après la conquête de Mandalay par les Britanniques en 1885 et à partir de laquelle s’ouvre un second moment colonial.
La qualité de l’ouvrage tient pour beaucoup au choix – l’emploi bienvenu du « je » conforte ce choix assumé – de s’appuyer de manière systématique sur des sources vernaculaires de première main. Celles-ci s’organisent autour de quatre corpus : 1) la littérature historique, yazawin, 2) la littérature administrative constituée par les ordres royaux ‘e’meing do, les lois ‘ou’pe ‘dé et les actes du conseil des ministres lhu ‘to mha ‘tang, 3) la littérature normative ou didactique, 4) la littérature prophétique çai’ sa censée permettre de déchiffrer l’avenir. On doit à l’auteure d’avoir montré le soin par lequel les lettrés tout au long de ce long siècle en sont venus à hiérarchiser sources et concepts dans un souci de rigueur scientifique (p. 275 sq.). Évitant l’écueil qui consisterait à opposer à la vision britannique la vision birmane, l’auteure articule les sources vernaculaires avec les archives coloniales britanniques et autres sources occidentales disponibles. Ce croisement des sources se donne aussi pour finalité de « reconstituer la trame événementielle », « de vérifier la vision rétrospective », de saisir le sens de certains actes autrement incompréhensibles et de décrypter la manière dont ils furent perçus par chacun. Ce faisant l’auteure dépasse l’objectif événementiel en mettant notamment en évidence l’influence croissante et tout d’abord informelle des Britanniques tant dans le processus de réformes cycliques au milieu des années 1870 (p. 166) que dans le domaine de la politique étrangère (p. 169).
D’un point de vue méthodologique, l’approche suivie par Aurore Candier s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité d’un courant post-occidental, procédant par décentrements et consistant, selon ses propres termes, en un « renversement du regard sur l’histoire coloniale et se caractérise par une perspective décentrée et non européocentrique » (p. 25). C’est toute la consistance de l’ouvrage d’articuler les différentes sources primaires et les différentes visions d’un même objet d’étude qu’est la notion de « réforme » rapportée au contexte birman, conférant à cette problématique une portée historique et sociale plus globale. Outre le fait que certains des ressorts sont perceptibles dans la transition démocratique en cours, le champ couvert par l’enjeu de ces réformes déborde la seule Birmanie.
La qualité de l’ouvrage et des thèses qui y sont développées tient aussi pour beaucoup à l’expérience de terrain de longue durée d’Aurore Candier. La maîtrise des sources historiques de première main sort encore confortée par une approche « ethnographique » clairement et à juste titre revendiquée – d’aucuns lui auraient préféré le terme de « sociographie » mais c’est un autre débat –, la connaissance approfondie du milieu s’accompagnant d’une parfaite maîtrise de la langue birmane. Cette expérience lui permet en particulier d’évaluer l’évolution du champ sémantique des termes dont elle discute la portée historique et sociologique. C’est le cas tout particulièrement de pyou’-pying dont la connotation est différente selon que l’on se situe dans l’univers de pensée précoloniale, prenant alors le sens de « restauration » d’un ordre socio-cosmique, ordre idéal nécessitant une lecture prophétique des désordres ou dysfonctionnements socio-cosmiques alliée à une mise en scène ritualisée ; ou selon que l’on associe pyou’-pying dans la perception anglo-saxonne donnée à « réforme » dans le sens de modernisation, impliquant une projection vers l’avenir des réformes conjoncturelles, c’est-à-dire un « acte non ritualisé et répondant généralement à des circonstances exceptionnelles » (p. 329).
L’approche dite ethnographique contribue par ailleurs à éviter l’écueil d’un développement linéaire, sur lequel ne repose d’ailleurs pas à proprement parler le découpage en quatre parties thématiques, tant il y a des chevauchements de l’une à l’autre. Les quatre parties ne se réduisent pas à une succession dans le temps, pas plus que les concepts de « réforme » et de « restauration » ne se conçoivent dans la seule opposition, dans un cas, d’un regard sur le passé, dans l’autre, d’une projection vers l’avenir. Le mode opératoire des réformes politiques successives participe de la compréhension non figée de Lois présidant à l’organisation du monde, faisant état d’avancées et de reculs, comme, par exemple, la mise en place, suivie de l’abandon puis d’un renouveau de la notion même de réforme conjoncturelle selon le contexte historique. Cette approche de terrain permet à l’historienne de saisir la sensibilité des concepts dans leur processus de résilience et de transformation, de métamorphose en quelque sorte, quand bien même l’auteure n’a pas recours à cette notion ; une épistémologie du vécu qui contribue aussi à donner vie aux sources écrites.
La première partie, « Conception et pratique de la réforme birmane précoloniale », nous entraîne dans les arcanes des conceptions birmanes de l’autorité du dirigeant, de son pouvoir personnel, de ses qualités karmiques, de la connaissance aussi bien du monde sensible ou mondain (‘loki) que de l’enseignement du Bouddha (çaçe’na) ou encore de la loi (dhamma). Cette première partie oriente les trois suivantes en ce qu’elle constitue la référence autour de laquelle s’organisent les trois grands moments de la réforme politique en ce premier moment colonial. Le processus de « réforme cyclique » du roi Bodawpaya (r. 1782-1819) est plus spécifiquement détaillé (p. 83 sq). Par réforme cyclique, il faut entendre, d’une part, la restauration qu’engendre toute prise de pouvoir d’un ordre socio-cosmique régenté par le Dhamma au sens de Loi universelle, d’autre part, la conduite quotidienne dans le respect des préceptes moraux (sīla) et des pratiques rituelles. Le processus de réforme cyclique s’inscrit quant à lui dans un plus court terme conjoncturel associé aux étapes du parcours politique passé au crible d’une « lecture prophétique » concernant le bon ordonnancement d’un ordre social dans son rapport à un ordre cosmique ; une inadéquation, un mauvais ordonnancement ou une forme de répartition à l’origine d’un désordre, interprétés tout du moins comme tels, sont autant de signes pouvant déterminer l’intervention de ya’de’ya, à savoir des procédés rituels visant à contrecarrer le sort réservé à un individu ou, en termes bouddhiques, à atténuer les influences néfastes qui pèsent sur son karma (p. 27). Plusieurs ya’de’ya restés fameux marquèrent le parcours rituel du roi Bagyidaw (r. 1818-1837) confronté à plusieurs défaites en Basse Birmanie auxquelles fera suite la signature du traité de Yandabo en 1826 en vue de conjurer la crise (p. 105) ; le parcours rituel du roi Mindon (r. 1852-1878) dont le ya’de’ya de Mandalay entérine le changement de capitale, ouvrant « la dernière phase du processus de réforme cyclique » (p. 132-134) ; jusqu’à ces dernières années avec les ya’de’ya plus politiques entrepris sous l’ex-général président Thein Sein qui a vu se multiplier « la conjonction de signes défavorables au gouvernement » (p. 66). S’agissant de l’époque contemporaine, la référence aux travaux de Mélissa Crouch (2004) et de Rémi Nguyen (2018) sur les réformes en matière juridique aurait sans doute mérité d’être intégrée en bibliographie.
C’est à l’aune de cette première partie relative aux conceptions et aux pratiques vernaculaires de la réforme à l’époque des royautés pré-coloniales que sont envisagées les trois parties suivantes. Les parties deux, trois et quatre de l’ouvrage correspondent ainsi à trois moments « d’intense réflexion politique ».
Le premier moment de réflexion politique (seconde partie) est consacré à l’analyse des réformes cycliques dans un contexte de participation grandissante des Britanniques lors des crises sociopolitiques auxquelles furent confrontés les règnes de Bagyidaw, de Tharrawaddy, de Pagan et de Mindon, jusqu’au processus de réforme inédit de la « seconde prise de pouvoir de Mindon » faisant suite à l’assassinat de son frère et héritier Kanaung par des princes rebelles. Aurore Candier dresse un très utile tableau récapitulatif des réformes cycliques de chacun de ces rois, facilitant la lecture comparée de leurs processus réformateurs (p. 93-96). C’est à partir de là, dans les années 1820-1830, que les lettrés birmans en vinrent à établir une dichotomie entre, d’un côté, les pratiques dont l’objectif est temporel (le don paricāgga) et, de l’autre, celles dont la finalité est d’ordre samsarique (le don dāna) (p. 282).
Le second moment (troisième partie) détaille les réformes conjoncturelles ajustées à l’expérience coloniale de plus en plus pressante. Son personnage central est le major Henry Burney, nommé résident à la cour d’Ava en 1829, à l’origine de réformes conjoncturelles aussi importantes que controversées – seules les réformes fiscales trouveront une certaine pérennité dans la seconde moitié du xixe siècle – en matière de protocole diplomatique, de taxes et de droit des étrangers. C’est à cette époque aussi, au milieu des années 1850, que la question sociale voit l’émergence du peuple comme acteur politique, « ce n’est plus le souverain qui se fait roi, c’est le peuple qui l’investit » (p. 330).
Le troisième moment (quatrième et dernière partie) s’intéresse aux conceptions sociopolitiques en transformation dans les années 1820-1870, et avec elles la redéfinition de la conception de la royauté et l’émergence d’une nouvelle typologie distinguant le roi universel qui gouverne « au sommet de la hiérarchie du monde sensible » des quatre continents, du « souverain consacré », garant de l’ordre social (p. 285). C’est dans ce contexte de redéfinition du don et de la royauté que se mettent en place le principe de monarchie parlementaire et l’avènement d’une nouvelle économie politique, parallèlement à la notion de responsabilité commerciale du roi, pour l’anecdote, l’introduction d’un système de microcrédit (p. 322 et 336).
Si la méthode consistant à croiser les regards fait de cet ouvrage une référence incontournable, un tournant dans la compréhension de la dynastie Konbaung, c’est pourtant sur des points de méthode sans doute annexes que je souhaite porter l’attention. Je ne reviendrai pas sur l’approche ethnographique par laquelle le paysage birman découvre toute sa profondeur en même temps que sa complexité. Un premier point sur lequel on peut s’interroger, tout du moins à propos duquel on aurait attendu plus de développement, concerne la notion de « moment historique », de ce « long xixe siècle » que l’on retrouve de façon récurrente. Bien qu’il ne figure pas dans l’index, ce concept fondamental parcourt l’ensemble de l’ouvrage, et c’est d’ailleurs par lui que s’ouvre la première phrase introductive. On n’en saura pourtant pas plus ni du contexte birman auquel il fait référence ni des origines du concept et du sens que lui conféraient ses auteurs, tout juste si le lecteur est renvoyé en note trois aux travaux fondateurs d’Eric Hobsbawm et de Fernand Braudel, la référence à ce dernier (Braudel 1985) n’étant d’ailleurs pas mentionnée en bibliographie. S’agissant d’une étude de cette importance, dont l’un des propos est de croiser les regards, dont la portée dépasse de beaucoup le cercle des historiens et des seuls spécialistes de la Birmanie, un bref rappel des notions de temps long et de temps courts telles que théorisées par les historiens et de leur pertinence dans le contexte birman aurait été bienvenu. Car qu’entend l’auteure exactement par « ce long xixe siècle » au cours duquel la royauté birmane est confrontée aux avancées de l’empire britannique ? Considéré sous cet angle, le xixe siècle paraît effectivement très long, mais beaucoup plus court si on se situe au niveau de la conjoncture. Or c’est bien tout le débat autour duquel tourne l’expression pyou’ pying, tantôt « restauration » d’un ordre socio-cosmique à rétablir, tantôt « réforme » d’un royaume engagé dans un processus de modernisation.
La seconde remarque, qui n’a au demeurant rien de secondaire considérant la portée comparative de cet ouvrage – ou appelant tout du moins à la comparaison car il n’y a pas véritablement, et cela se justifie pleinement, de volonté comparative hormis Ceylan (p. 148 sq.) – est le choix du mode de transcription des termes vernaculaires. On a certes bien compris la volonté de franciser les termes birmans en se référant au système mis en place par Denise Bernot. Si l’intention est de se limiter au seul public francophone, pourquoi pas, bien que la recherche des termes dans le glossaire n’en reste pas moins assez compliquée parfois. Comment s’y retrouver dans des termes aussi récurrents tel que nat, « esprit », qui sous cette forme est la graphie habituelle sinon universelle, mais que l’on retrouve pourtant écrit ici na’ (après l’avoir trouvé ailleurs sous la forme naq) ; on comprend bien l’objectif phonologique qui est de marquer l’arrêt glottal final et signifier ainsi que l’on n’entend pas le « t » (prononcé toutefois parmi les sous-groupes kachin, comme ces mêmes sous-groupes prononcent d’autre consommes finales, par exemple lam’ pour « route », prononcé lan’ en birman moderne, la translittération recoupant en l’occurrence la prononciation et sa transcription phonologique correspondante, ce qui n’est pas le cas du birman moderne). De même, tenant pour acquis que la portée de l’ouvrage est à juste titre plus large que le seul lectorat franco-français, d’autres termes posent problème. On pourrait multiplier les exemples de la difficulté à se reconnaître dans les termes vernaculaires, comme çaçe’na pour sāsanā ; ou encore karma : c’est sous cette graphie qu’il faut chercher le terme dans l’index alors même qu’il apparaît sous la forme kang tout au long du texte, une forme pour le moins inattendue, avec en sus la présence tout aussi curieuse d’un « g » final que l’on retrouve dans pyou’ pying. Il aurait pourtant été si facile de garder la graphie conventionnelle, quitte à la faire suivre éventuellement d’une transcription phonologique francophone à sa première occurrence ; au lieu de quoi le mode de transcription des termes vernaculaires complexifie inutilement la lecture d’un texte dont le style est au demeurant agréable par sa limpidité.
Et donc oui, Aurore Candier signe là une référence qui fera date, dont s’empareront les historiens, les anthropologues ainsi que les géo-politistes pointilleux, pour les éclairages apportés de l’intérieur au concept de réforme et à ses modes opératoires prévalant sous la dynastie birmane des Konbaung ; pour la conception de la royauté birmane, de l’évolution des concepts et du champ de l’autorité y afférant, d’un mode de répartition adapté entre un ordre social et un ordre cosmique, de leurs ajustements respectifs en regard du processus de modernisation à l’époque coloniale. Un ouvrage incontournable également à la compréhension du processus de transition politique en cours.
François Robinne
Bibliographie
BRAUDEL, Fernand, 1985, Écrits sur l’histoire, Paris : Éditions Flammarion.
CROUCH, Melissa, 2004, « Rediscovering “Law” in Myanmar : A Review of Scholarship on Myanamar Law », Pacific Rim Law and Policy Review, 23, 3 : 543-575.
NGUYEN, Rémi, 2018, Réflexion sur la codification du droit civil en Birmanie, thèse de doctorat, université de Bourgogne.